Zola et la prostitution ou le « contre-đđđđ nanesque »
NeuviĂšme roman des Rougon-Macquart prĂ©publiĂ© en feuilleton dans Le Voltaire du 16 octobre 1879 au 5 fĂ©vrier 1880 (avant de paraĂźtre en volume chez Charpentier le 14 fĂ©vrier), Nana explore lâunivers des plaisirs parisiens sous le Second Empire. « Roman de la prostitution1 » qui voit le jour lors de lâapogĂ©e du naturalisme, Nana offre en effet au lecteur la description systĂ©matique dâune fin de rĂ©gime minĂ©e par le phĂ©nomĂšne prostitutionnel. Aussi, loin de lâ« ambiance feutrĂ©e2 » dâUne page dâamour, le nouveau roman de Zola nâhĂ©site pas Ă verser dans lâimpudeur et le « manque de propretĂ©3 », Ă lâinstar de Marthe, histoire dâune fille (Huysmans, 1876) et de La Fille Ălisa (Edmond de Goncourt, 18774) quelques annĂ©es plus tĂŽt. Mais contrairement Ă ses amis littĂ©raires, Zola ne porte pas son attention exclusivement Ă la condition misĂ©rable de la prostituĂ©e de rue : câest tout lâĂ©ventail des formes du « service/travail prostitutionnel5 » (qui va de la courtisane Ă la fille encartĂ©e en passant par la proxĂ©nĂšte) qui est introduit dans Nana et qui participe Ă brosser un tableau exhaustif des activitĂ©s et des agents du vice impĂ©rial. Ces diffĂ©rentes formes de service sont concentrĂ©es en un personnage de jeune femme Ă la fois dominant et dominĂ©, victime (de la sociĂ©tĂ© masculine) et bourreau (des hommes), ange et dĂ©mon : lâĂ©clatante et effrayante Nana, fille de Gervaise et de Coupeau autour de laquelle se constitue le personnel du roman et qui ne tardera pas Ă incarner aux yeux des lecteurs le « mythe naturaliste6 ». Car loin de nâĂȘtre quâun produit fĂ©minin directement issu de la rĂ©alitĂ© extratextuelle, Nana « tourne au mythe » (selon la cĂ©lĂšbre formule de Flaubert7), rĂ©vĂ©lant tout Ă la fois les obsessions de son auteur relatives Ă la fĂ©minitĂ© et la tendance du roman naturaliste Ă excĂ©der les limites quâil sâest fixĂ©s â la description exacte du rĂ©el et la connaissance des vĂ©ritĂ©s humaines.
Avant mĂȘme sa parution (fort attendue) en feuilleton, Nana eut Ă subir les foudres dâune bonne part de la critique bienpensante : depuis la publication de LâAssommoir en 1877, en effet, le chef de file du mouvement naturaliste est rĂ©guliĂšrement critiquĂ© par les camps idĂ©aliste et catholique pour lâimmoralitĂ© dont ses ouvrages seraient porteurs. Zola pourtant nâa eu de cesse de dĂ©fendre son Ćuvre au nom dâune « contre-morale8 » ayant le souci aigu de son lectorat (en particulier celui composĂ© des filles pauvres, dont il sâagit de prendre soin) : aussi, avant dâĂ©tudier en dĂ©tail ce que nous appellerons le « contre-care nanesque9 », convient-il dâopĂ©rer un rapide dĂ©tour dâhistoire littĂ©raire consacrĂ© aux intentions conscientes-bienveillantes de Zola crĂ©ateur.
Nana ou la sollicitude lectoriale
La rĂ©daction de Nana rĂ©pond dans lâesprit de Zola Ă un objectif de vĂ©ritĂ© morale : Ă ses dĂ©tracteurs de tous bords idĂ©ologiques, qui lâaccusent de manquer de sens moral en Ă©talant complaisamment les chairs fĂ©minines et les vices du grand monde dans son dernier roman, lâauteur du contemporain Roman expĂ©rimental rĂ©torque (comme il le fait depuis la prĂ©face Ă la deuxiĂšme Ă©dition de ThĂ©rĂšse Raquin) en moraliste social. Câest quâen un temps oĂč est sur le point dâĂȘtre votĂ©e la loi de 1881 relative Ă la libertĂ© de la presse (et oĂč, de maniĂšre plus gĂ©nĂ©rale, la libertĂ© de tout dire et de tout Ă©crire est de plus en plus ouvertement revendiquĂ©e10), la morale est comprise de maniĂšre strictement opposĂ©e par les uns et par les autres. Aux yeux des agents du vaste camp de la conservation, en effet, la morale est entendue restrictivement : appuyĂ©s sur lâĂ©thique de la responsabilitĂ© socio-morale de lâĂ©crivain dĂ©fendue jadis par saint Paul11, le critique catholique Armand de Pontmartin et ses confrĂšres Ăšs rĂ©actions prĂŽnent la discrĂ©tion et la re-tenue thĂ©matique et stylistique. Tout lâinverse de ce que propose Zola, en somme, son travail romanesque contenant « une forte profusion de vĂ©ritĂ©s dĂ©sagrĂ©ables12 » quâil conviendrait de gazer afin de ne pas corrompre moralement le lecteur (et surtout la â jeune â lectrice) Ă travers ce qui relĂšve de la plus dĂ©gradante pornographie. Pour le camp de la subversion, en revanche, la morale est entendue extensivement : aussi ne sert-il de rien dâenjoliver voire de cacher les choses du monde social, cette « fausse vertu » et cette « fausse pudeur13 » ne contribuant en rĂ©alitĂ© quâĂ Ă©veiller la curiositĂ© et les sens des lecteurs, autrement dit Ă produire lâeffet inverse de celui initialement recherchĂ©. Ainsi Zola ne cesse-t-il de rĂ©pĂ©ter depuis la fin des annĂ©es 1860 dans les journaux que « [l]a morale est chose plus haute [que le gazage] ; elle ne sâoffense pas des vĂ©ritĂ©s humaines, elle a besoin de connaĂźtre le rĂ©el et de se faire une sagesse du vice lui-mĂȘme14 ». Sâil est vrai que cette rhĂ©torique dâune contre-morale bienveillante fondĂ©e sur la monstration du vice est largement usitĂ©e au XIXe siĂšcle par des auteurs aux idĂ©aux et idĂ©ologies antagoniques en vue de se dĂ©fendre contre la bienpensance censoriale15, cela ne signifie pas que Zola se sert de formules (toutes faites) sans y croire â non seulement celles-ci forment le socle esthĂ©tico-moral du naturalisme, mais on connaĂźt par ailleurs le combat durable de Zola en matiĂšre de moralitĂ© de la littĂ©rature et dâĂ©ducation des filles16. Et, de fait, en faisant naĂźtre Nana Ă la vie de papier, lâauteur de LâAssommoir nâa-t-il pas voulu montrer Ă ses lecteurs et lectrices une image vraie de la vie des « vraies filles », dit autrement dĂ©mythifier lâimage (nĂ©faste car trompeuse) que les lecteurs et lectrices dâHugo et de Dumas se font de la courtisane moderne ?
Eh bien ! mon intention a Ă©tĂ© simple. Jâai cherchĂ© Ă mettre de lâhumanitĂ© sous mes phrases ; jâai eu lâambition, sans doute trop grande, de vouloir planter debout une fille, la premiĂšre venue, comme il y en a peut-ĂȘtre plusieurs milliers Ă Paris, et cela pour protester contre les Marion Delorme, les Dames aux camĂ©lias, les Marco, les Musette, toute cette sentimentalitĂ©, tout cet enguirlandage du vice, que je trouve dangereux pour les mĆurs et dâune influence dĂ©sastreuse sur les imaginations de nos filles pauvres. Je mets lĂ la morale ; dâautres la mettent ailleurs [...]17.
Si donc le thĂšme de Nana nâest pas nouveau (puisque les personnages de courtisanes et de lorettes foisonnent dans le roman français du XIXe siĂšcle, ce qui fait dâeux de vĂ©ritables stĂ©rĂ©otypes littĂ©raires), il est nĂ©anmoins renouvelĂ© par un Zola ennemi de lâidĂ©alisme et du lyrisme romantique : Nana ne sera pas la pĂ©cheresse rĂ©habilitĂ©e par lâamour mais la reprĂ©sentante authentique de « la fille moderne », produit gĂątĂ© dâune sociĂ©tĂ© gĂątĂ©e qui, Ă son tour et par « rĂ©flexe », « gĂąte le milieu18 ». Câest dire quâavec son roman aux prĂ©tentions scientifiques (lâauteur conclut son article du 12 janvier 1881 consacrĂ© à « La fille au thĂ©Ăątre » en citant Claude Bernard) Zola cherche Ă faire « Ćuvre bonne », câest-Ă -dire Ćuvre « vraie », qui ne corrompt pas ses (jeunes) lecteurs et lectrices en les dĂ©tournant du rĂ©el mais les fortifie au contraire en les rendant sensibles Ă une rĂ©alitĂ© sociale perfectible : « Rien nâest plus malsain pour les cĆurs et pour les intelligences que lâhypocrisie de certaines attĂ©nuations et que le jĂ©suitisme des passions contenues par les convenances19 ».
Nana, idole monstrueuse « à contre-care » ?
Quoi de plus appropriĂ©, pour dĂ©truire le mythe romantique de la courtisane dĂ©chue-repentie, que de « planter debout une fille, la premiĂšre venue », une bonne fille du peuple qui hĂ©rite de gĂ©nĂ©rations dâivrognes et corrompt comme une « force inconsciente20 » tout ce quâelle manipule ? Nana est en effet le personnage central du roman qui tout Ă la fois organise le systĂšme des personnages (elle « attire ou fait disparaĂźtre dans son rayonnement des ĂȘtres fascinĂ©s par les apparitions ou les Ă©clipses de ce nouvel astre [...]21 ») et « dĂ©sorganise22 » les familles et, plus gĂ©nĂ©ralement, la sociĂ©tĂ© de son temps (elle prĂ©cipite par son action dĂ©voratrice la chute du Second Empire). Zola fait donc porter sur son personnage de courtisane la charge politique-idĂ©ologique du roman, annoncĂ©e dĂšs La CurĂ©e : celle qui consiste Ă faire tomber les masques sociaux, Ă dĂ©noncer la dĂ©gĂ©nĂ©rescence dâun rĂ©gime politique minĂ© par le mĂ©lange des rangs et des genres â lâaristocratie et la plĂšbe ; le plaisir de la chair et la grave Politique... DĂšs le chapitre dâouverture du rĂ©cit, en effet, les diffĂ©rents « mondes » Ă©voquĂ©s par Zola dans ses premiĂšres notes prĂ©paratoires aux Rougon-Macquart23 sâassemblent au thĂ©Ăątre des VariĂ©tĂ©s pour se repaĂźtre de la nuditĂ© de Nana, signe du brouillage gĂ©nĂ©ralisĂ© des valeurs et des vertus Ă la veille de la dĂ©faite de Sedan : parmi « cette cohue dâhommes aux lĂšvres sĂšches, aux yeux ardents, tout brĂ»lants encore de la possession de Nana24 » se trouvent le journaliste mondain Fauchery, le jeune Daguenet, le banquier lubrique Steiner, le provincial (et Ă©cervelĂ©) La Faloise, les comtes de Vandeuvres et Muffat ou encore le marquis de Chouard25. Autant de reprĂ©sentants des divers Ăąges de la vie et des diffĂ©rentes strates de la sociĂ©tĂ© impĂ©riale qui succomberont nĂ©anmoins tous au charme animal de Nana et sâempresseront dĂšs le deuxiĂšme chapitre dans lâantichambre de celle-ci, quitte Ă la transformer en scĂšne de thĂ©Ăątre â mieux : de vaudeville. Car si elle est une actrice (ratĂ©e), Nana est avant tout une « mangeuse dâhommes26 » (N, 359) qui sâapparente « Ă la mante religieuse quâĂ©voque Mario Praz27 » dans La Carne, la morte e il diavolo nella letteratura romantica (1930). Aussi asservit-elle lâensemble de ses amants avant de les ruiner voire de les mettre Ă mort (le jeune et romantique Georges Hugon ne se suicide-t-il pas par dĂ©sespoir amoureux et le comte de Vandeuvres, par dĂ©sespoir financier ?) :
Nana, en quelques mois, les mangea goulĂ»ment, les uns aprĂšs les autres. Les besoins croissants de son luxe enrageaient ses appĂ©tits, elle nettoyait un homme dâun coup de dent. Dâabord, elle eut Foucarmont qui ne dura pas quinze jours. Il rĂȘvait de quitter la marine, il avait amassĂ© en dix annĂ©es de voyages une trentaine de mille francs quâil voulait risquer aux Ătats-Unis ; et ses instincts de prudence, dâavarice mĂȘme, furent emportĂ©s, il donna tout, jusquâĂ des signatures sur des billets de complaisance, engageant son avenir. Lorsque Nana le poussa dehors, il Ă©tait nu. [...] Un homme ruinĂ© tombait de ses mains comme un fruit mĂ»r, pour se pourrir Ă terre, de lui-mĂȘme. Ensuite, Nana se mit sur Steiner, sans dĂ©goĂ»t, mais sans tendresse. Elle le traitait de sale juif, elle semblait assouvir une haine ancienne, dont elle ne se rendait pas bien compte. [...] Son affaire du Bosphore commençait Ă pĂ©ricliter. Nana prĂ©cipita lâĂ©croulement par des exigences folles. [...] Dâautre part, il sâĂ©tait associĂ© avec un maĂźtre de forges, en Alsace ; il y avait lĂ -bas, dans un coin de province, des ouvriers noirs de charbon, trempĂ©s de sueur, qui, nuit et jour, raidissaient leurs muscles et entendaient craquer leurs os, pour suffire aux plaisirs de Nana. Elle dĂ©vorait tout comme un grand feu, les vols de lâagio, les gains du travail. [...] Alors, Nana, tout de suite, entama la Faloise. Il postulait depuis longtemps lâhonneur dâĂȘtre ruinĂ© par elle, afin dâĂȘtre parfaitement chic. [...] Le triomphe de Nana fut de lâavoir [Fauchery] et de lui manger un journal [...] (N, 426-428).
Mais aucun des amants susmentionnĂ©s nâest « mangĂ© » comme le comte Muffat, chambellan de lâimpĂ©ratrice et fervent catholique dont la vie rangĂ©e est bouleversĂ©e du fait de sa rencontre avec Nana. Figure double de la tentation diabolique et de la femme fatale, Nana corrompt progressivement cet « homme comme il faut », qui incarne « la fascination invincible mĂȘlĂ©e de rĂ©pugnance et dâeffroi que Nana exerce sur lâhomme en gĂ©nĂ©ral28 ». Le pouvoir que la jeune femme dĂ©tient sur son amant est tellement absolue que les rapports sociaux de service sâen trouvent renversĂ©s. Ainsi, lorsque Nana contraint Muffat Ă apporter chez elle son costume de chambellan et Ă le piĂ©tiner, elle fait plus que dĂ©noncer « cette âbonneâ sociĂ©tĂ© qui joue lâhonnĂȘtetĂ©29 » : elle transforme le serviteur impĂ©rial (en robe « de service ») en lâesclave (nu) dâune femme galante ; dit autrement, elle passe de la servante (asservie socialement) Ă celle qui est servie, câest-Ă -dire qui asservit.
On comprend donc pourquoi Flaubert affirme que Nana « tourne au mythe » : tantĂŽt MĂ©duse (les spectateurs de La Blonde VĂ©nus ne sortent-ils pas « mĂ©dusĂ©s » du thĂ©Ăątre des VariĂ©tĂ©s ?), tantĂŽt SalomĂ© (comment oublier lâimage, au pied de lâactrice, de « la tĂȘte du souffleur, une tĂȘte de vieil homme [...] posĂ©e comme coupĂ©e, avec un air pauvre et honnĂȘte » [N, 169] ?), Nana semble tout droit sortie du rĂ©pertoire fĂ©minin du romantisme noir, « idole redoutĂ©e » (N, 434) dĂ©cimant tout sur son passage, quitte Ă laisser des indices sanglants ayant valeur dâavertissement â on pense Ă la tache de sang laissĂ©e par Georges Ă lâentrĂ©e de la chambre de la courtisane. Bref, Ă travers la monstrueuse Nana (traduction romanesque de la « vision catastrophique de la sexualitĂ©30 » zolienne), câest Ă la force terrifiante du sexe fĂ©minin que les lecteurs et lectrices sont introduits.
Mais si la jeune femme revĂȘt dâinquiĂ©tantes allures mythiques, elle ne « cess[e] [pourtant] dâĂȘtre rĂ©elle » : nâest-elle pas le double fictionnel de courtisanes ayant brillĂ© sous le Second Empire ? Par ailleurs, il ne convient pas de surestimer le mal dont Nana serait intrinsĂšquement porteuse : nâest-elle vraiment que malveillante ? Et, lorsquâelle lâest, lâest-elle toujours intentionnellement, telle la SalomĂ© fin-de-siĂšcle (dĂ©)peinte tour Ă tour par Flaubert, Moreau, Huysmans et Wilde ? Car sâil est vrai quâen plus de la servitude quâelle impose Ă ses amants, Nana peut ĂȘtre jugĂ©e (au plan symbolique) incestueuse et infanticide31, certains passages du roman soulignent sa sollicitude Ă lâĂ©gard des autres (y compris son fils, lors de ses crises maternelles) et son innocence retrouvĂ©e : on pense aux soins que la jeune femme apporte Ă Georges Hugon, Ă Fontan puis Ă Satin et au sĂ©jour purificateur passĂ©e Ă la Mignotte. Quant aux intentions malveillantes de Nana, tout indique quâelles sont rares : câest que dans lâesprit de Zola, Nana incarne la revanche inconsciente des dominĂ©.e.s sur les dominants. Par son existence et son action contaminante (mais, rĂ©pĂ©tons-le, inconsciente : câest « Ă contrecĆur » que sâopĂšre le « contre-care nanesque »), la « mouche dâor32 » issue du peuple venge ses semblables en participant Ă la destruction de la sociĂ©tĂ© viciĂ©e qui lâa crĂ©Ă©e :
Comme ces monstres antiques dont le domaine redoutĂ© Ă©tait couvert dâossements, elle posait les pieds sur des crĂąnes, et des catastrophes lâentouraient, la flambĂ©e furieuse de Vaudeuvres, la mĂ©lancolie de Foucarmont perdu dans les mers de la Chine, le dĂ©sastre de Steiner rĂ©duit Ă vivre en honnĂȘte homme, lâimbĂ©cillitĂ© satisfaite de la Faloise, et le tragique effondrement des Muffat, et le blanc cadavre de Georges, veillĂ© par Philippe, sorti la veille de prison. Son Ćuvre de ruine et de mort Ă©tait faite, la mouche envolĂ©e de lâordure des faubourgs, apportant le ferment des pourritures sociales, avait empoisonnĂ© ces hommes, rien quâĂ se poser sur eux. CâĂ©tait bien, câĂ©tait juste, elle avait vengĂ© son monde, les gueux et les abandonnĂ©s. Et tandis que, dans une gloire, son sexe montait et rayonnait sur ses victimes Ă©tendues, pareil Ă un soleil levant qui Ă©claire un champ de carnage, elle gardait son inconscience de bĂȘte superbe, ignorante de sa besogne, bonne fille toujours. Elle restait grosse, elle restait grasse, dâune belle santĂ©, dâune belle gaietĂ© (N, 442-443).
Bref, la fille Nana est fonciĂšrement double, profondĂ©ment ambivalente : tout ensemble mĂšre et amante, sadique et masochiste, malveillante et bienveillante. Ăquivoque, en somme, alors quâon pouvait la croire univoque, insondable alors quâon pouvait la penser diaphane, secrĂšte alors quâelle paraissait... publique.
Sâil y a une poĂ©t(h)ique du contre-care dans Nana, celle-ci sâentrevoit dâabord dans la maniĂšre dont Zola entend prendre soin de ses lecteurs et lectrices : en prĂ©sentant la vie rĂ©elle des courtisanes du Second Empire (les principaux types de « filles » et de vices sont reprĂ©sentĂ©s dans le roman), lâauteur des Rougon-Macquart, on lâa vu, souhaite prĂ©server les mĆurs et « les imaginations de nos filles pauvres » : entourer les Marion, Marco et autres Musette dâune aura de sentimentalitĂ©, « enguirland[er] [leur] vice » ne peut en effet avoir pour consĂ©quence que la destruction du sens moral de la sociĂ©tĂ©. En somme, il sâagit pour Zola de dĂ©fendre une contre-morale de la transparence bienveillante (via en particulier la mise en scĂšne dâune prostituĂ©e nue, « figuration allĂ©gorique de la littĂ©rature vraie33 ») opposĂ©e Ă la morale idĂ©aliste de la feuille de vigne. Mais cette poĂ©t(h)ique susmentionnĂ©e va plus loin : en faisant dâune « belle pĂ©cheresse » tout Ă la fois la rĂ©vĂ©latrice (effrayante) et la vengeresse (inconsciente) des vices du rĂ©gime impĂ©rial et du peuple asservi, Zola façonne un « contre-care nanesque » qui ne prĂ©cipite la chute de lâEmpire que pour (tenter de) faire naĂźtre un monde plus juste et ouvert au progrĂšs. Câest que sous lâobservateur impassible se laisse toujours deviner le rĂ©formateur social.
Références bibliographiques
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Pour avoir quelques aperçus des relations entre care et prostitution dans la littĂ©rature française du tournant des XIXe et XXe siĂšcles, voir (entre autres) les Ă©tudes suivantes : Caroline Hogue, « Madame Edwarda : la prostituĂ©e qui dĂ©borde », Ă votre service, 2021, https://avotreservice.net/notes/madame-edwarda (page consultĂ©e le 6 mai 2022) ; JĂ©rĂ©my Champagne, « Le Journal dâune femme de chambre, ou le care ambivalent de la domesticitĂ© », 2022, Ă votre service, 2022, https://avotreservice.net/notes/mirbeau-chambre (page consultĂ©e le 6 mai 2022) et Charles Plet, « Le DĂ©sespĂ©rĂ© de LĂ©on Bloy : une mystique du prendre soin », Ă votre service, 2022, https://avotreservice.net/notes/bloy-desespere (page consultĂ©e le 6 mai 2022).â©ïž
Chantal Pierre-Gnassounou, « Introduction Ă Nana », Ămile Zola. Ćuvres complĂštes, tome 9, Paris, Nouveau Monde Ăditions, 2004, p. 13.â©ïž
Armand de Pontmartin, « M. Ămile Zola. Le roman expĂ©rimental », dans Souvenirs dâun vieux critique, premiĂšre sĂ©rie, Paris, Calmann-LĂ©vy, 1881, p. 149.â©ïž
Sur le care Ă lâĆuvre dans ces deux romans, voir Hans-Ărik Filfe-Leitner, « Marthe, lâhistoire dâune fille : la âvie plus effroyable que toutes les gĂ©hennesâ », Ă votre service, 2021, https://avotreservice.net/notes/histoire-dune-fille (page consultĂ©e le 6 mai 2022) et Louise Nayagom, « Transmission du care de mĂšre en fille : La Fille Ălisa dâEdmond de Goncourt », Ă votre service, 2022, https://avotreservice.net/notes/fille-elisa (page consultĂ©e le 30 juillet 2022).â©ïž
Sur le « travail sexuel » comme « travail de care », voir Sandra Laugier, Pascale Molinier, FrĂ©dĂ©ric Bisson et Anne Querrien, « Prenons soin des putes », Multitudes, no 48, 2012, p. 32-37.â©ïž
Ămile Zola, Nana, postface et notes dâAlain PagĂšs, Paris, Seuil, 1994 [1880], « Postface », p. 529.â©ïž
« Nana tourne au mythe, sans cesser dâĂȘtre rĂ©elle. Cette crĂ©ation est babylonienne » (lettre de Gustave Flaubert Ă Ămile Zola du 15 fĂ©vrier 1880, citĂ©e dans Ćuvres complĂštes, Correspondance 1877-1880, tome 16, Paris, Club de lâHonnĂȘte Homme, 1975, p. 322).â©ïž
Entendre : une morale Ă la fois « contraire à » et « posĂ©e contre » la morale en position de dominance sociale. Zola, en effet, ne cesse dâaffirmer aux alentours de 1880 quâil « compren[d] la morale dâune autre façon » ; quâil « me[t] lĂ la morale » ; quâ« [o]n a tort de croire que lâidĂ©e de morale est la mĂȘme partout » (« La Fille au thĂ©Ăątre », Le Figaro, no 12, 12 janvier 1881 ; « Revue dramatique et littĂ©raire », Le Voltaire, no 480, 28 octobre 1879 et « Comment elles poussent », Le Figaro, no 52, 21 fĂ©vrier 1881).â©ïž
Pour emprunter aux vignettes des caricaturistes de lâĂ©poque, qui sâamusaient du roman « nanaturaliste » et des Ă©preuves « nanatomiques » Ă©talĂ©es par celui-ci.â©ïž
On pense notamment Ă la retentissante querelle mĂ©diatique opposant Ferdinand BrunetiĂšre au sceptique Anatole France autour de 1900. Voir GisĂšle Sapiro, « AutoritĂ© et responsabilitĂ© de lâĂ©crivain : les conditions dâĂ©mergence de la figure de lâintellectuel prophĂ©tique sous la TroisiĂšme RĂ©publique », dans Emmanuel Bouju (dir.), LâautoritĂ© en littĂ©rature, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 265-276.â©ïž
Saint Paul conseille de traiter par le silence certains sujets (potentiellement) corrupteurs comme lâamour sensuel ou lâadultĂšre (« Quâon nâentende pas seulement parler parmi vous ni de fornication, ni de quelque impuretĂ© que ce soit, ni dâavarice, comme on ne doit point en entendre parler parmi des saints » : Ă©pĂźtre aux ĂphĂ©siens 5:3).â©ïž
Armand de Pontmartin, loc. cit., p. 150.â©ïž
Ămile Zola, « De la moralitĂ© dans la littĂ©rature », Le Messager de lâEurope, octobre 1880.â©ïž
Ămile Zola, « Causerie », La Tribune, 9 aoĂ»t 1868.â©ïž
On pense aux catholiques hĂ©tĂ©rodoxes Barbey, Huysmans et Bloy, qui ne cessĂšrent de condamner lâidĂ©ologie de la « feuille de vigne » dĂ©fendue alors par le camp catholique autorisĂ©.â©ïž
« Le problĂšme de lâĂ©ducation des filles hante Les Rougon-Macquart : Zola ne consacre que fort peu de pages Ă lâĂ©ducation des garçons. [...] Câest que seule lâĂ©ducation des filles pose un rĂ©el problĂšme en un siĂšcle qui nâa guĂšre su instruire que ses garçons » : Patricia Carles et BĂ©atrice Desgranges, « Le cauchemar de lâĂ©ducation des filles. Notes sur âLe RĂȘveâ de Zola », Romantisme, no 63, 1989, p. 24.â©ïž
Ămile Zola, « Revue dramatique et littĂ©raire », loc. cit.â©ïž
Ămile Zola, « La Fille au thĂ©Ăątre », loc. cit.â©ïž
Ămile Zola, citĂ© dans Jean-Marie Seillan, « StĂ©rĂ©otypie et roman mondain : lâĆuvre dâOctave Feuillet », Loxias, no 17, http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=1684 (page consultĂ©e le 3 mai 2022).â©ïž
Ămile Zola, « La Fille au thĂ©Ăątre », loc. cit.â©ïž
Ămile Zola, Nana, commentaires et notes dâAuguste Dezalay, Paris, Librairie GĂ©nĂ©rale Française, 1997 [1880], « Commentaires », p. 489.â©ïž
Ămile Zola, « La Fille au thĂ©Ăątre », loc. cit.â©ïž
Zola distingue quatre « mondes » principaux (le peuple, les commerçants, la bourgeoisie et le grand monde) et un « monde Ă part » (dans lequel sâinscrivent le meurtrier, le prĂȘtre, lâartiste et la putain).â©ïž
Ămile Zola, Nana, prĂ©sentation par Marie-Ange FougĂšre, Paris, Flammarion, 2000 [1880], p. 56. DorĂ©navant, les rĂ©fĂ©rences Ă cette Ă©dition de Nana seront indiquĂ©es entre parenthĂšses dans le corps du texte par le signe N, suivi du numĂ©ro de page.â©ïž
Dâautres passages du roman Ă©voquent le mĂ©lange des mondes sociaux : nâoublions pas en effet que ce sont les mĂȘmes hommes qui sont prĂ©sents Ă la soirĂ©e chez les Muffat et au dĂźner chez Nana, et que le jour de la signature du contrat de mariage entre Estelle Muffat et Daguenet, lâorchestre joue la valse de La Blonde VĂ©nus. Et câest pour ne rien dire de la scĂšne durant laquelle le prince dâĂcosse boit du champagne avec le « roi Dagobert » (le vieux Bosc) dans la loge de Nana.â©ïž
Voir Roland Barthes, « La mangeuse dâhommes », Guilde du Livre, no 6, juin 1955, p. 226-228. Notons que Nana est Ă©galement â mais dâune autre maniĂšre â une « mangeuse de femmes » : ne corrompt-elle pas en effet la comtesse Sabine qui, « gĂątĂ©e par la promiscuitĂ© de cette fille poussĂ©e Ă tout [Nana], devenait lâeffondrement final, la moisissure mĂȘme du foyer » (N, 437), bref lâĂ©quivalent aristocratique de Nana ?â©ïž
Chantal Jennings, « Les trois visages de Nana », The French Review, no 2, 1971, p. 123.â©ïž
Ibid., p. 122.â©ïž
Ămile Zola, Les Rougon-Macquart, Ă©dition Ă©tablie par Colette Becker avec la collaboration de Gina Gourdin-ServeniĂšre et VĂ©ronique Lavielle, Paris, Robert Laffont, 1992, « PrĂ©face » par Colette Becker, p. 17.â©ïž
Ibid., p. 19.â©ïž
On ne compte plus en effet le nombre de fois oĂč Nana appelle Georges Hugon (futur suicidĂ©) son « bĂ©bĂ© » ou son « enfant ». Sur ce point, voir Pascale Krumm, « Nana maternelle : oxymore ? », The French Review, no 2, 1995, p. 217-228.â©ïž
« Muffat lisait lentement. La chronique de Fauchery, intitulĂ©e âLa mouche dâorâ, Ă©tait lâhistoire dâune fille, nĂ©e de quatre ou cinq gĂ©nĂ©rations dâivrognes, le sang gĂątĂ© par une longue hĂ©rĂ©ditĂ© de misĂšre et de boisson, qui se transformait chez elle en un dĂ©traquement nerveux de son sexe de femme. Elle avait poussĂ© dans un faubourg, sur le pavĂ© parisien ; et, grande, belle, de chair superbe ainsi quâune plante de plein fumier, elle vengeait les gueux et les abandonnĂ©s dont elle Ă©tait le produit. Avec elle, la pourriture quâon laissait fermenter dans le peuple remontait et pourrissait lâaristocratie. Elle devenait une force de la nature, un ferment de destruction, sans le vouloir elle-mĂȘme, corrompant et dĂ©sorganisant Paris entre ses cuisses de neige, le faisant tourner comme des femmes, chaque mois, font tourner le lait. Et câĂ©tait Ă la fin de lâarticle que se trouvait la comparaison de la mouche, une mouche couleur de soleil, envolĂ©e de lâordure, une mouche qui prenait la mort sur les charognes tolĂ©rĂ©es le long des chemins, et qui, bourdonnante, dansante, jetant un Ă©clat de pierreries, empoisonnait les hommes rien quâĂ se poser sur eux, dans les palais oĂč elle entrait par les fenĂȘtres » (N, 222-223). On se souvient quâĂ la demande de Zola, le directeur du Voltaire publie cet extrait du chapitre VII dans le numĂ©ro du 16 septembre. Selon lâauteur, ce passage contient « toute lâidĂ©e morale et philosophique » du roman (lettre dâĂmile Zola Ă Jules Laffitte du 15 septembre 1879, citĂ©e dans ĂlĂ©onore Reverzy, ĂlĂ©onore Reverzy commente Nana dâĂmile Zola, Paris, Gallimard, 2008, p. 182).â©ïž
ĂlĂ©onore Reverzy, Portrait de lâartiste en fille de joie. La littĂ©rature publique, Paris, CNRS Ă©ditions, 2016, p. 217.â©ïž