𝐿𝑒 𝐷𝑒́𝑠𝑒𝑠𝑝𝑒́𝑟𝑒́ de Léon Bloy : une mystique du 𝑝𝑟𝑒𝑛𝑑𝑟𝑒 𝑠𝑜𝑖𝑛
Interroger le premier roman de l’« exclusivement, éperdument catholique1 » Léon Bloy sous l’angle du care (éthique laïque tant dans sa forme que dans son contenu2) ne relève-t-il pas de la gageure ? Plus spécifiquement, cette œuvre brûlant à la fois et sans contradiction d’idées catholiques et anticléricales, qui invective tant « l’ondoyante muflerie » des athées que l’Église catholique romaine devenue aux yeux de Bloy « la Salope du monde3 » en cette fin du XIXe siècle, peut-elle vraiment être relue à la lumière des éthiques du « prendre soin » ? Bref, celui que l’on a maintes fois accusé en son temps de manquer cruellement de sollicitude à l’égard de ses contemporains (catholiques ou athées) a-t-il vraiment sa place dans une réflexion dirigée par les notions connexes du soin mutuel et de l’attention aux autres ? Nous croyons que oui, quitte à poser d’emblée quelques préalables théoriques et méthodologiques d’importance : ceux qui veulent que nous parlions non de care, mais de « care catholique » à propos de l’imaginaire religieux et de l’écriture romanesque de Léon Bloy4 ; que nous replacions sans attendre la catégorie susmentionnée à la place (à la fois haute au plan spatial et humble au plan heuristique) qui est la sienne, celle d’une hyper-notion englobant des sous-ensembles notionnels catholiques directement situés et datés relatifs au souci de l’autre (la charité, l’abnégation, la pitié, le don de soi par l’anéantissement, la sollicitude…) et participant à leur mise en réseau au sein du récit fictionnel d’inspiration catholique ; que nous rattachions enfin le care catholique aux données hétérodoxes qui constituent tout à la fois la condition et le produit de l’imaginaire religieux du mendiant ingrat. Cela dit, on œuvrera, dans cette étude, à décrire les relations de soin, d’attention et d’abnégation (volontiers ambivalentes dans leurs origines comme dans leurs résultats) qui structurent le système des personnages du Désespéré, préalable essentiel pour qui veut comprendre la conception mystique que se fait l’écrivain catholique des liens humains, et ce que cette conception doit à la position dominée du romancier au sein du sous-champ des romanciers catholiques des années 1880.
Un roman ordonné par le soin douloureux
Marchenoir est certes « un héros tragique par sa solitude initiale et sa solitude finale, qui lui sont infligées, sous la forme cruelle de l’abandon5 » – celui du père humain puis du Père divin. Pourtant, dans le courant d’une trajectoire romanesque marquée au sceau de l’obscure fatalité, le personnage malheureux fait plusieurs fois l’expérience authentique (quoique provisoire) du service réciproque, d’abord au sein d’un « cadre » anarchique (expérience vécue dans le face-à-face des rencontres ponctuelles) puis à l’intérieur d’une communauté bienveillante (structurée). C’est ainsi que celui qui se convertit au catholicisme (religion du Christ souffrant) rapidement après l’ouverture du récit est (du fait précisément de cette conversion) tout aussi rapidement amené à relever physiquement les créatures féminines les plus abjectes aux yeux de la morale bourgeoise contemporaine en position hégémonique – les prostituées de rue :
Il l’avait trouvée une nuit, dans la rue, désolée et sans asile. Son histoire, infiniment vulgaire, était la navrante histoire de cent mille autres. Séduite par un drôle sans visage que d’inscrutables espaces avaient presque aussitôt englouti, chassée de sa pudibonde famille et ballottée, comme une épave, elle était tombée sous la domination absolue d’un de ces sinistres voyous naufrageurs moitié souteneurs et moitié mouchards, qui monopolisent à leur profit la camelote de l’innocence. Forcée, depuis des mois, de transmuer sa chair en victuaille de luxure, sous la menace quotidienne d’épouvantables volées, la malheureuse, décidément inapte, mourante d’horreur et n’osant plus réintégrer l’horrible caverne, accepta sans hésitation les offres de service de Marchenoir, exceptionnellement galionné de quelques pièces de cent sous (LD, 117-1186).
Chez le catholique réactionnaire Bloy, néanmoins, le service est par essence réciproque (le lavement des pieds des apôtres par le Christ ne répond-il pas en effet au lavement des pieds du Christ par Marie-Madeleine ?) : aussi le narrateur ne manque-t-il pas de rappeler que vingt ans avant qu’il ait fait la connaissance de Véronique Cheminot, le déjà désespéré Marchenoir était recueilli par une belle-de-nuit, ici comparée à la Samaritaine de l’Évangile :
Il assignait le soleil à comparaître, ne fût-ce que par pitié, et faisait semblant de ne pas dormir, pour échapper à la sollicitude des argousins, lorsqu’un être plus triste encore était venu s’asseoir à côté de lui. C’était une fille errante, épuisée d’une recherche vaine et sur le point de rentrer. La physionomie du noctambule avait remué, par quelque endroit, le déplorable cœur sans tige de cette flétrie, qui voulut savoir ce qu’il était et ce qu’il faisait là. – Pauvre monsieur, lui dit-elle, venez chez moi, je ne suis qu’une malheureuse, mais je peux bien vous donner mon lit pour quelques heures ; je couche avec tout le monde pour de l’argent, c’est vrai, mais je ne suis pas une dégoûtante et je ne veux pas vous laisser sur ce banc. Ces amours de fange et de misère avaient duré une demi-journée et il n’avait jamais pu revoir sa samaritaine (LD, 213).
Inséré dans le récit immédiatement après celui narrant l’aide morale, spirituelle et financière apportée à Marchenoir par le père Athanase, cet épisode de sauvetage nocturne découvre une conviction bloyenne profonde que le lecteur aura pu entrevoir dès l’ouverture du roman7 : seuls les Pauvres et les Réprouvés ont la volonté et le pouvoir d’aider les Exclus – à l’image de l’Homme-Dieu soignant des malades avant de racheter, par son sacrifice, l’humanité pécheresse. La référence à la péricope de la Samaritaine (dont les données thématico-narratives sont ici habilement mélangées à celles de la péricope du bon Samaritain8) est ainsi loin d’être gratuite aux plans narratif et axiologique : elle constitue la préfiguration de la trajectoire christique de Marchenoir (il donnera de « l’eau vive » à Véronique et lui fera connaître le « don de Dieu9 ») et témoigne du refus par l’écrivain pauvre-dominé des conventions morales bourgeoises-dominantes de son époque (en se laissant aider par une créature mise au ban de et par la – « bonne » – société, Marchenoir reproduit le geste d’ouverture absolue à l’Autre opéré par le Christ en Samarie10). À ces (tragiques) relations de soin humain construites au gré des rencontres aléatoires succèdent celles, mystiquement structurées (mais tout aussi tragiques), portées par la trinité spirituelle composée de Leverdier, de Marchenoir et de Véronique11. Et si l’entraide désintéressée et continue qui lie entre eux les deux personnages masculins ne laisse qu’à peine entrevoir sa configuration mystique (Bloy se servant avant tout du peu croyant Leverdier comme d’un soutien intellectuel et financier), celle qui lie Véronique à Marchenoir en revanche brille d’étranges et douloureuses lueurs, évocatrices des mystères du « là-haut ». C’est donc sur celle-ci que nous allons nous pencher dans ce qui suit : cette relation de sollicitude qui unit deux êtres socialement marginalisés (un écrivain-pamphlétaire pauvre ; une prostituée de rue qui joue le rôle d’une seconde Samaritaine) n’est-elle pas en effet au centre de l’imaginaire bloyen relatif à ce que nous nommions plus tôt un care catholique ?
Marie-Madeleine avant et Marie-Madeleine après
Reine de la prostitution, la jeune femme de vingt-cinq années ne parvient à attirer l’attention du malheureux Marchenoir (lequel vient de perdre son fils) que parce qu’elle quitte son statut de séductrice mue par des intérêts égoïstes (charmer un « sombre individu, si différent de tout le monde » [LD, 124]) pour celui, double et complémentaire, de pourvoyeuse de soin domestique et de demandeuse de soin religieux :
– Pardonnez-moi de vous aimer, dit-elle, d’une voix singulièrement humble. Je sais que je ne vaux rien et que je ne mérite pas que vous fassiez attention à moi. Mais il ne peut y avoir de partage. Vous m’avez prise et je ne peux plus être qu’à vous, à vous seul. Les infamies de mon passé, je me les reproche comme des infidélités que je vous aurais faites. Vous êtes un homme religieux, vous ne me refuserez pas de sauver une malheureuse qui veut se repentir. Laissez-moi près de vous. Je ne vous demande même pas une caresse. Je vous servirai comme une pauvre domestique, je travaillerai et deviendrai peut-être une bonne chrétienne pour vous ressembler un peu. Je vous en supplie, ayez pitié de moi ! Jamais Marchenoir n’avait été si bien ajusté (LD, 125-126).
Guidée par celui qu’elle regarde comme son Sauveur (les paroles susmentionnées de Véronique ne font-elles pas écho à celles prononcées par le pécheur en prière ? 12), la jeune prostituée se convertit au catholicisme et devient tout ensemble la servante de Marchenoir et la servante de Dieu. La transfiguration de sa sollicitude intervient lorsque le désir charnel de celui qui la fit hier renaître à la vie de l’âme la redirige aujourd’hui du côté du corps partagé. Le soin que la fille impure re-devenue (jeune) fille mariale prodigue à Marchenoir consiste désormais à se refuser à lui : c’est que pour sauver à son tour l’âme du douloureux, Véronique doit demeurer une pure servante de Dieu, prête à entraîner son corps devenu évanescent dans la direction du martyre chrétien. C’est ainsi qu’elle se défigurera et, parce que cet acte d’enlaidissement (qui, paradoxalement, dévoile la présence du Christ en elle13) ne fait que renforcer l’amour de Marchenoir pour celle qu’il juge « sainte » (LD, 151), finira par perdre la raison – ultime moyen, nous fait entendre le narrateur, pour détourner d’elle son soupirant.
Si nous affirmions que le personnage éblouissant et ambivalent de Véronique occupe une place fondamentale dans l’imaginaire bloyen de la sollicitude, du don de soi et de la pitié (bref du care catholique), c’est parce qu’elle exhibe mieux qu’aucun autre les principaux griefs portés par Bloy à l’encontre de la modernité (laïque mais surtout catholique) : empreints d’un « héroïsme » et d’une foi ardente qui mettent au jour la dévirilisation et la tiédeur des catholiques orthodoxes14, les sacrifices physiques et psychologiques désintéressés de la prostituée repentie constituent par ailleurs les signes visibles que les liens humains ne sauraient se réduire dans l’idée de Bloy à des échanges marchands – contrairement à ce que laissent entendre les membres de « l’animale Circé matérialiste15 ». Bref, au plan des luttes symboliques, les actes d’abnégation de Véronique permettent à l’écrivain catholique marginal de hurler « la centralité du care [en l’occurrence catholique] non seulement comme dimension de la moralité, mais comme dimension de la vie humaine16 » ; centralité qui tend à être oubliée (ou, mieux, occultée) par les producteurs romanesques catholiques contemporains, lesquels privilégient les romans de socialisation amoureuse (M. Maryan, M. du Campfranc…) et, à partir de 1889 (année de publication du Disciple de Bourget), les romans à thèse catholique(s). Quant aux producteurs de romans larmoyants flirtant avec l’idée catholique (Ohnet, Feuillet), ils ne mettent pas en scène, selon Bloy, des relations de soin viriles – c’est-à-dire authentiquement catholiques.
On l’aura deviné : plus que comme un simple désir (bien réel chez l’auteur de l’Exégèse des lieux communs) de « choquer le bourgeois », le passage soudain de la prostituée (égoïste) à la sainte (sacrifiée), de l’« épave » à la « lumière » (on pense à Clotilde Maréchal17), du spasme des sens à l’immobilité de la prière de même que la violente défiguration de Véronique et sa folie recherchée doivent être appréhendés comme la stratégie subversive d’entrée de Bloy dans le sous-champ littéraire catholique via la doctrine de l’Absolu ; c’est-à-dire via l’exagération systématique des données narrativo-axiologiques du « care catholique », lequel substitue la logique mystico-spirituelle des liens humains partagée au pôle dominé-hétérodoxe du sous-champ à la logique morale partagée au pôle dominant-orthodoxe18. Autrement dit, le care catholique bloyen doit être entendu comme une idéalisation virile du don de soi, produit des luttes intra-catholiques pour imposer la définition légitime de la littérature catholique légitime19.
Références bibliographiques
Corpus primaire
Bloy, Léon, Le Désespéré, Paris, GF Flammarion, 2010 [1887].
Bloy, Léon, Journal I (1892-1907), 28 décembre 1899, Paris, Robert Laffont, 1999.
Corpus critique
Bréjon de Lavergnée, Matthieu, « Un care charitable ? Enquête sur le travail des religieuses en milieu urbain au XIXe siècle », Clio. Femmes, Genre, Histoire, no 49, 2019, http://journals.openedition.org/clio/16196 (page consultée le 30 novembre 2021).
Évangiles de Jean et de Matthieu.
Laugier, Sandra, « Le sujet du care : vulnérabilité et expression ordinaire », dans Pascale Molinier, Sandra Laugier et Patricia Paperman (dir.), Qu’est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité, Paris, Payot & Rivages, 2009, p. 159-200.
Laugier, Sandra, « CARE, philosophie », Encyclopædia Universalis, https://www.universalis.fr/encyclopedie/care-philosophie/ (page consultée le 30 novembre 2021).
Parisse, Lydie, « Le Désespéré de Léon Bloy. Le pur amour comme modèle herméneutique », dans Léon Bloy 7 : « Sur “Le Désespéré”. Dossier 1 », Caen, Lettres Modernes Minard, 2008, p. 145-161.
Plet, Charles, « La Femme pauvre de Léon Bloy ou l’absolu don de soi », À votre service : figures ambivalentes du care dans le roman français de 1870 à 1945, 2021, https://avotreservice.net/notes/la-femme-pauvre (page consultée le 29 novembre 2020).
Plet, Charles, « La “jeune fille” et sa représentation dans le roman catholique en France (1880-1914) », thèse de doctorat, Université de Montréal et Université Paris III Sorbonne-Nouvelle, 2021.
Plet, Charles, « Littérature catholique, littérature (du) care ? Le second XIXe siècle en question » (à paraître en 2022 dans Colloques Fabula).
Léon Bloy, Journal I (1892-1907), 28 décembre 1899, Paris, Robert Laffont, 1999, p. 302.↩︎
Pour une vue d’ensemble du care (terme généralement traduit en français par « sollicitude », « soin » ou « attention aux autres »), voir Sandra Laugier, « CARE, philosophie », Encyclopædia Universalis, https://www.universalis.fr/encyclopedie/care-philosophie/ (page consultée le 30 novembre 2021).↩︎
Léon Bloy, Le Désespéré, Paris, GF Flammarion, 2010 [1887], p. 56 et 65. Dorénavant, les références à cet ouvrage seront indiquées entre parenthèses dans le corps du texte par le signe LD, suivi du numéro de la page.↩︎
Sur l’intérêt de cette étiquette dans les domaines de l’histoire et des études littéraires, voir Matthieu Bréjon de Lavergnée, « Un care charitable ? Enquête sur le travail des religieuses en milieu urbain au XIXe siècle », Clio. Femmes, Genre, Histoire, no 49, 2019, http://journals.openedition.org/clio/16196 (page consultée le 30 novembre 2021) ; Charles Plet, « La Femme pauvre de Léon Bloy ou l’absolu don de soi », À votre service : figures ambivalentes du care dans le roman français de 1870 à 1945, 2021, https://avotreservice.net/notes/la-femme-pauvre (page consultée le 29 novembre 2021) et « Littérature catholique, littérature du care ? Le second XIXe siècle en question » (à paraître en 2022 dans Colloques Fabula).↩︎
Lydie Parisse, « Le Désespéré de Léon Bloy. Le pur amour comme modèle herméneutique », dans Léon Bloy 7 : « Sur “Le Désespéré”. Dossier 1 », Caen, Lettres Modernes Minard, 2008, p. 147. Écrasé par la fatalité, condamné à « marcher dans le noir », la trajectoire narrative du désespéré rappelle celle des héros forgés par la génération romantique (par ailleurs conspuée par Bloy) : Chateaubriand, Byron, Musset…↩︎
« De ces deux femmes qu’il avait adorées jusqu’à la démence et dont il avait accompli le miracle de se faire aimer exclusivement, la première, arrachée à une étable de prostitution, était morte phtisique, – après deux ans de misère partagée, – dans un lit d’hôpital où le malheureux, n’ayant plus un sou, avait dû la faire transporter. […] L’aventure de la seconde morte n’avait pas été moins tragique. […] Il l’avait trouvée une nuit, dans la rue, désolée et sans asile […] » (LD, 116-118).↩︎
L’une des premières scènes du roman présente en effet le refus opposé par les mondains-arrivés Dulaurier (Paul Bourget) et Des Bois (Albert Robin) aux demandes d’aide financière de Marchenoir.↩︎
On fera observer qu’alors que la plupart des romans à l’usage des jeunes filles et des dames et des romans idéalistes (d’inspiration catholique) publiés au même moment que Le Désespéré privilégient la mise en récit de la parabole du Fils prodigue (propice à la mise en valeur du pardon et de la réconciliation intra-familiale), la péricope de la Samaritaine et la parabole du bon Samaritain sont préférées par l’écrivain catholique marginal en ce qu’elles posent la nécessité d’un care transcendant le cadre étroit des seules instances familiales en vue d’aider toute personne en proie à la Souffrance.↩︎
Jean, 4:10. Aux femmes relevées auparavant, Marchenoir ne proposait que de l’aide matérielle – l’eau du puits de Jacob.↩︎
« La Samaritaine lui dit [à Jésus] : “Comment ! Toi, un Juif, tu me demandes à boire, à moi, une Samaritaine ?” – En effet, les Juifs ne fréquentent pas les Samaritains » : Jean, 4:9.↩︎
« […] vous êtes bien inouïs tous les deux [Leverdier et Véronique] et nous faisons, à nous trois, un assemblage bien surprenant ! » (LD, 134) Si Véronique incarne sans nul doute le Saint-Esprit (symbole de l’Amour, qui s’est manifesté aux apôtres sous la forme de langues de feu, comme Véronique à Marchenoir sous la forme de l’« incendie » – voir p. 122, 154 et 257), on peut hésiter sur les Personnes de la Trinité qu’incarnent Marchenoir et Leverdier – le premier n’est-il pas en effet pour le second un « père intellectuel » ? Mais le second n’avait-il pas valu au premier « presque autant qu’un père » (LD, 401) ?↩︎
On pense par exemple à la parole du centurion (Matthieu, 8:5-11), formulée presque mot à mot par les fidèles avant l’Eucharistie : « Seigneur, je ne suis pas digne de te recevoir. Mais dis seulement une parole et je serai guéri ».↩︎
En se défigurant (Véronique vend ses cheveux et ses dents), la prostituée repentie donne son voile (son visage) au Christ-Marchenoir, découvrant du même coup son « vrai visage » – entendre : son attention absolue envers l’Autre souffrant.↩︎
« Jamais, sans doute, dans aucune société, l’héroïsme ne fut plus généralement cocufié par la nature humaine, depuis six mille ans que ce rare pèlerin d’amour est forcé de concubiner avec elle » (LD, 233).↩︎
LD, 234.↩︎
Sandra Laugier, « Le sujet du care : vulnérabilité et expression ordinaire », dans Pascale Molinier, Sandra Laugier et Patricia Paperman (dir.), Qu’est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité, Paris, Payot & Rivages, 2009, p. 161.↩︎
Voir Charles Plet, « La Femme pauvre de Léon Bloy ou l’absolu don de soi », loc. cit.↩︎
Pour en savoir plus, voir Charles Plet, « La “jeune fille” et sa représentation dans le roman catholique en France (1880-1914) », thèse de doctorat, Université de Montréal et Université Paris III Sorbonne-Nouvelle, 2021.↩︎
Il va de soi que si l’on prenait en compte dans l’analyse l’entièreté du champ littéraire (ce qu’il conviendrait de faire, le sous-champ littéraire catholique étant par essence engoncé dans le champ littéraire global), il faudrait alors dire que c’est aussi le courant réaliste-naturaliste qui est visé par Le Désespéré, celui-là mettant régulièrement en scène des personnages de femmes souffrantes. Mais si l’hystérique et la folle religieuse sont régulièrement mises en fiction dans le corpus naturaliste, c’est avant tout afin de présenter au lecteur des femmes détraquées par leur sexe et par leurs nerfs. Chez Léon Bloy, en revanche, la « folie mystique » de Véronique, loin de représenter la dégradation physique de la femme sexualisée, symbolise au contraire l’ascension spirituelle de la fille mariale à une époque saine et rationnelle réfutant tout mysticisme. Ainsi la divergence axiologique observable entre romans idéaliste et édifiant catholiques et roman bloyen (grosso modo : le péché féminin mène à Dieu chez Bloy) est doublée par celle, narrative, qui oppose roman bloyen et roman naturaliste (Véronique est une prostituée qui devient une – double – servante, et non l’inverse).↩︎