Transmission du 𝑐𝑎𝑟𝑒 de mĂšre en fille : 𝐿𝑎 đč𝑖𝑙𝑙𝑒 𝐾𝑙𝑖𝑠𝑎 d’Édmond de Goncourt

Louise Nayagom

 

Bien que les frĂšres Goncourt aient pensĂ© ce roman ensemble, c’est seul, aprĂšs la mort de Jules, qu’Édmond publie La Fille Élisa1 en 1877. S’intĂ©ressant au « phĂ©nomĂšne de la sexualitĂ© tarifĂ©e2 Â», l’auteur livre le portrait d’une prostituĂ©e parisienne dont le destin tragique devient rapidement un succĂšs littĂ©raire. Élisa, fille d’une sage-femme qui est Ă©galement faiseuse d’anges, Ă©prouve trĂšs tĂŽt une aversion pour le travail de sa mĂšre. « Ne [voulant] pas devenir une tire-enfants Â» (FE, 19), elle se fait prostituĂ©e malgrĂ© son jeune Ăąge, sans vraiment y rĂ©flĂ©chir, mue par le besoin de s’éloigner de la maison familiale au plus vite. « DĂ©livrĂ©e de sa mĂšre Â» (FE, 24), elle jouit pleinement de sa libertĂ© en ce qui concerne son rapport au corps et Ă  la sexualitĂ©. BientĂŽt poussĂ©e par des ennuis financiers, la protagoniste frĂ©quente de nombreux Ă©tablissements oĂč les personnalitĂ©s rencontrĂ©es sont l’occasion de faire le portrait de la prostitution parisienne, largement Ă©tudiĂ©e, Ă©crite et peinte Ă  l’époque oĂč Édmond de Goncourt publie son roman. Se tenant souvent volontairement Ă  l’écart des autres prostituĂ©es, de leurs conversations et de leurs occupations, Élisa finit pourtant, comme elles, par tomber amoureuse d’un soldat. Mais des annĂ©es de soumission aux hommes et de sexe sans amour la poussent Ă  commettre l’irrĂ©parable. Celle qui fut La Fille Élisa Ă©cope de la prison Ă  vie, rĂ©duite au silence et portant pour nom un matricule. Ce traitement draconien provoquera sa dĂ©chĂ©ance. Elle perd peu Ă  peu espoir et sombre dans un profond mutisme, proche de la folie.

Bien que le roman dĂ©peigne le destin d’une jeune prostituĂ©e parisienne du XIXe siĂšcle, il semble que, dans le cadre d’une recherche sur les figures du care en littĂ©rature, la mĂšre et la fille ont autant d’importance l’une que l’autre. On peut en effet Ă©tablir un lien entre le travail de la mĂšre et la condition de prostituĂ©e de sa fille. TournĂ©e vers le soin d’autrui, la mĂšre prodigue un care Ă  double face, puisqu’elle est maĂŻeuticienne en mĂȘme temps que faiseuse d’anges. Quant Ă  sa fille, c’est davantage son inclination naturelle Ă  prendre soin d’autrui que la nature de son mĂ©tier de prostituĂ©e, peu dĂ©crit dans le roman, qui la place dans une posture de care giver. Bien que l’histoire marque une rupture entre ces deux personnages, leurs pratiques sont semblables, et une transmission intergĂ©nĂ©rationnelle du care s’opĂšre malgrĂ© la rĂ©sistance de la jeune fille, qui, nous le verrons, Ă©prouve naturellement le besoin d’aller vers l’autre.

Accouchement et avortement, deux facettes du care

L’enfance qu’a connue Élisa n’était pas heureuse. Une fratrie nombreuse, un petit appartement qui s’apparente davantage Ă  un taudis et une mĂšre esclave de ses soucis financiers et de son travail rendent l’atmosphĂšre irrespirable pour la petite fille. Sage-femme, Mme Alexandre « trim[e] dans un mĂ©tier d’enfer Â» (FE, 11). Son travail est dĂ©fini comme Ă©reintant physiquement et pĂ©nible psychologiquement tant les conditions dans lesquelles il est rĂ©alisĂ© sont dĂ©courageantes. TĂ©moin de la misĂšre dans laquelle accouchent certaines femmes, la maĂŻeuticienne voit son humeur affectĂ©e. En outre, ce travail ne lui permettant pas de faire vivre sa famille, elle exerce en catimini le mĂ©tier d’avorteuse. SituĂ©e Ă  l’opposĂ© de toute la reconnaissance qu’un accouchement rĂ©ussi peut lui procurer, la pratique de l’avortement sur une femme, alors hautement rĂ©prĂ©hensible, lui fait vivre

[des] jours inquiets, [des] jours anxieux, [des] jours tremblants du Crime, [des] jours oĂč dans le regard qui s’arrĂȘtait sur elle, elle percevait un soupçon ; oĂč dans la parole, qui, sur son passage, s’occupait d’elle, elle flairait une dĂ©nonciation ; oĂč la lettre qu’on lui remettait lui faisait trembler les mains, comme Ă  la rĂ©ception de la lettre de mort de l’avortĂ©e (FE, 12).

Ce double care prodiguĂ© par Madame Alexandre tĂ©moigne d’un soin complet autour du corps fĂ©minin. Accompagnant les mĂšres en couches et les aidant Ă  mettre au monde leur enfant, elle vient en aide Ă  certaines jeunes femmes d’une tout autre façon en mettant fin Ă  leur grossesse.

Le mĂ©tier de sage-femme, combinĂ© Ă  celui de faiseuse d’anges, n’est pas de tout repos. Au-delĂ  de l’épuisement physique, c’est au soin qu’elle porte que madame Alexandre doit son Ă©puisement. Seule face Ă  la souffrance des femmes, elle recueille leur douleur, et sa sensibilitĂ© au malheur des autres la rend plus vulnĂ©rable. RĂ©guliĂšrement, elle est la proie de terreurs nocturnes :

Des cauchemars, des sursauts d’effroi, des cris de terreur, le dramatique et haletant somnambulisme du Remords dans une nature apoplectique, [
] le frissonnant rĂ©cit, par cette bouche qui dormait, de dĂ©tails d’agonie inoubliables et de suprĂȘmes paroles de jeunes mourantes (FE, 13).

Les obligations financiĂšres qui la poussent Ă  exercer cette activitĂ© illĂ©gale que reprĂ©sente l’avortement impliquent une grande part de souffrance : d’un cĂŽtĂ©, la peur des reprĂ©sailles et de la dĂ©nonciation qui la mĂšnerait tout droit en prison ; de l’autre, la crainte que les femmes qu’elle avorte n’y survivent pas. À ce stress constant s’ajoute celui des accouchements pour lesquels elle doit parfois veiller toute la nuit, monter des dizaines de marches, composer avec le peu de moyens Ă  sa disposition. Toutefois, Ă  la pĂ©nibilitĂ© de son quotidien la fiertĂ© est une bonne compensation :

MalgrĂ© les duretĂ©s, les alarmes continuelles du mĂ©tier, la sage-femme avait l’orgueil de sa profession. Elle se sentait fiĂšre du rĂŽle qu’elle jouait Ă  la mairie dans les dĂ©clarations de naissance. Elle se gonflait de cette place d’honneur, donnĂ©e Ă  ses pareilles par les gens du peuple, dans les repas de baptĂȘme. Elle goĂ»tait encore la popularitĂ© de la rue, oĂč les marchandes qu’elle avait dĂ©livrĂ©es, oĂč les filles de ces marchandes qu’elle avait mises au monde et accouchĂ©es, oĂč les enfants, les mĂšres, les grand-mĂšres : trois gĂ©nĂ©rations sur le pas des portes, lui criaient bonjour, avec un « maman Alexandre Â» familiĂšrement respectueux. Son rĂȘve Ă©tait de voir sa fille lui succĂ©der, la remplacer, la perpĂ©tuer (FE, 16).

Mais la rebelle Élisa est repoussĂ©e par ce mĂ©tier qui lui a enlevĂ© son innocence : « son enfance avait grandi dans l’exhibition intime et les entrailles secrĂštes du mĂ©tier Â» (FE, 10). Alors que sa mĂšre a choisi de dĂ©dier sa vie Ă  des femmes, Élisa se tourne vers les maisons closes, consacrĂ©es Ă  la satisfaction du dĂ©sir des hommes.

Belle-de-nuit, care de jour

Le mĂ©tier de prostituĂ©e a ceci de particulier, en comparaison avec d’autres professions du care, que le corps de la femme qui le pratique en est l’élĂ©ment central. Certes, dans le cas de la nourrice, le fait de vendre son lait implique une part de marchandisation du corps, mais l’aspect luxurieux de la prostitution place cette pratique en marge des autres mĂ©tiers du care. Femme cachĂ©e, belle-de-nuit, la prostituĂ©e est « montr[Ă©e] comme une source intarissable de dĂ©sordres, de dĂ©lits et de crimes, [
] poursuivie et punie de peines plus ou moins sĂ©vĂšres, et flĂ©trie du sceau de l’infamie3 Â».

Élisa, au dĂ©part peu sociable, prĂ©fĂšre occuper une partie de son temps libre en restant au chevet du fils de sa maĂźtresse. MalgrĂ© elle, elle partage avec sa mĂšre la facultĂ© naturelle de son caractĂšre Ă  venir en aide Ă  autrui : « Ă‰lisa, par l’habitude que son enfance avait eue de soigner les femmes en couche, devenait naturellement la garde-malade de ce garçonnet. Les jours oĂč il ne voulait supporter la prĂ©sence ni de son pĂšre ni de sa mĂšre, elle le soignait, elle le veillait Â» (FE, 39). Garde-malade le jour, prostituĂ©e la nuit, la jeune femme fait preuve d’altruisme. Les soins apportĂ©s sont diffĂ©rents, certes, mais ils sont effectuĂ©s par les mĂȘmes mains attentionnĂ©es, Ă  travers la mĂȘme voix douce et rassurante, par la mĂȘme jeune femme rĂ©confortante. Sans demander aucune compensation, c’est tout naturellement qu’elle se met au service des autres. Figure du care dĂ©sireuse d’apaiser les Ăąmes malades, elle donne sans rien attendre en retour. Cependant, le jeune malade, agonisant Ă  l’étage de la maison, s’il accepte les soins procurĂ©s par la douce Élisa, n’en est pas moins en colĂšre contre les occupations de sa mĂšre, qu’il tient pour responsable de son malheur :

Le fils de la maison n’avait plus que quelques semaines Ă  vivre, et chaque crise, qui l’approchait du terme, amenait une Ă©pouvantable scĂšne oĂč, dans la terreur de la mort, de sa bouche impitoyable, il injuriait sa mĂšre, l’appelant de noms infĂąmes qu’on entendait de la rue, l’accusant de sa fin prĂ©maturĂ©e, criant que Dieu le punissait, lui, du sale mĂ©tier qu’elle faisait (FE, 39) !

Ainsi, bien que les actions d’Élisa soient jugĂ©es charitables lorsqu’il s’agit de venir en aide Ă  un mourant, la perception de son mĂ©tier reste contradictoire. S’il ne s’attaque pas directement Ă  elle, le fils de la maison juge dĂ©gradante et mĂȘme condamnable la position de prostituĂ©e, au mĂȘme titre qu’un crime. Cette vision de la prostitution, dĂ©crite par Alexandre Parent-DuchĂȘtelet notamment, contribue Ă  la stigmatisation des prostituĂ©es dans la sociĂ©tĂ©. Parce qu’elle fait de son corps une marchandise, la prostituĂ©e n’est pas considĂ©rĂ©e comme actrice du care au mĂȘme titre que celle qui soigne ou celle qui nourrit. De ce fait, Édmond de Goncourt choisit de ne pas s’attarder sur le quotidien d’Élisa au service des hommes, mais livre plutĂŽt un portrait philanthropique de son personnage principal.

Dans une autre maison, Élisa se lie d’amitiĂ© avec une prostituĂ©e d’une trentaine d’annĂ©es sujette Ă  de violentes migraines qui la poussent Ă  rester enfermĂ©e pendant des jours. Un soir, alors que toutes les filles de la maison se retrouvent dans une cave sombre pour fuir un orage effrayant, Élisa est happĂ©e par la chevelure de sa compagne. Elle « s’étonn[e] de voir une luminositĂ© sur les cheveux d’Alexandrine, instinctivement les touch[e], Ă©prouv[e] comme un picotement au bout des doigts Â» (FE, 73). Rapidement, Élisa se dĂ©voue pour tenter de dompter, chaque jour, sa « chevelure de feu Â» (FE, 74). Par ce geste gratuit, Élisa apaise, calme la jeune femme qui, si elle est rĂ©ticente au dĂ©part « des mains repoussant faiblement le peigne, un retardement de l’opĂ©ration, comme d’une chose que la femme aux cheveux Ă©lectriques redoutait, apprĂ©hendait, et cependant appelait Â» (FE, 74), finit par se soumettre et somnoler. Une nouvelle fois dans la posture de care giver de son plein grĂ©, la gĂ©nĂ©rositĂ© d’Élisa, mĂȘlĂ©e Ă  de la fascination, permet de tisser un lien entre les deux jeunes femmes, par le biais de la longue chevelure si particuliĂšre d’Alexandrine.

L’énergie qui se dĂ©gage d’Alexandrine ne laisse pas Élisa indiffĂ©rente : « de cette heure passĂ©e ensemble, tous les jours, de ces sĂ©ances bizarres, de ce commerce extraordinaire, de ce dĂ©gagement de fluide, il Ă©tait nĂ© entre ces deux femmes un lien mystĂ©rieux Â» (FE, 75). Le champ lexical de l’incendie utilisĂ© pour dĂ©crire la chevelure d’Alexandrine Ă©voque la relation « Ă©lectrique Â» naissant entre les deux femmes.

Nombreuses sont les tribades parmi les prostituĂ©es en maison. VĂ©ritables enterrĂ©es vivantes dans un logis toujours clos, elles ont trouvĂ© ce seul dĂ©rivatif Ă  leur ennui. Sympathies et amitiĂ©s Ă©voluent vers de la tendresse et parfois au-delĂ . Les relations entre Élisa et Alexandrine sont plus qu’équivoques : « Ă‰lisa, surtout depuis sa frĂ©quentation avec Alexandrine, [avait] [
] “l’horreur physique de l’homme”4 Â».

Outre l’apaisement prodiguĂ© par le soin capillaire, ces heures passĂ©es ensemble chaque jour Ă©voluent vers une relation exclusive, permettant aux deux jeunes femmes de se retrouver seules dans un lieu clos, et le lien qui les unit devient charnel.

MalgrĂ© une histoire ouvertement portĂ©e sur les maisons closes parisiennes, le roman d’Édmond de Goncourt fait trĂšs peu Ă©tat du quotidien de son hĂ©roĂŻne dans son exercice de la prostitution. Ainsi les lecteurs et les lectrices peuvent-ils se concentrer sur la dĂ©couverte d’une jeune femme altruiste dont la relation au care dĂ©passe la fonction de prostituĂ©e. Sa sociabilitĂ© et sa curiositĂ©, qui la poussent Ă  prendre soin du fils de sa maĂźtresse, Ă  se lier avec Alexandrine, rappellent le dĂ©vouement avec lequel sa mĂšre accouche ou fait avorter des femmes dans l’exercice de sa fonction. Bien que le lien entre les deux femmes soit rompu trĂšs tĂŽt dans le dĂ©veloppement d’Élisa, que, plus tard, emprisonnĂ©e, esseulĂ©e et dĂ©sespĂ©rĂ©e, espĂ©rant un soutien de sa mĂšre, Élisa en reçoit une visite dont le seul but est de lui soutirer son pĂ©cule, malgrĂ© la mĂ©sentente des deux femmes, force est de constater que la disposition au care de de la mĂšre s’est transmise Ă  la fille. Si Élisa tente de rĂ©sister au destin de sa mĂšre en devenant prostituĂ©e, elle n’y parvient qu’en apparence : ses inclinations Ă  venir en aide aux autres laissent penser que le lien qui unit la mĂšre et la fille n’est pas totalement brisĂ©, qu’elles partagent la volontĂ© de venir en aide aux autres, de les soigner.


Références bibliographiques

Corpus primaire

Goncourt, Édmond de, La Fille Élisa, Paris, Éditions du Boucher, 2002 [1877].

Corpus critiques

Benhamou, NoĂ«lle, « La Fille Élisa : une prostituĂ©e atypique Â», Cahiers Édmond et Jules de Goncourt, no 16, 2009, https://www.persee.fr/doc/cejdg_1243-8170_2009_num_1_16_1015 (page consultĂ©e le 6 avril 2022), p. 33-49.

Maillard, Claude, Les prostituées, Paris, Robert Laffont, 1975.

Parent-DuchĂątelet, Alexandre, La prostitution Ă  Paris au XIXe siĂšcle, Paris, Seuil, 1981.


  1. Édmond de Goncourt, La Fille Élisa, Paris, Éditions du Boucher, 2002 [1877]. DorĂ©navant, les rĂ©fĂ©rences Ă  cet ouvrage seront indiquĂ©es entre parenthĂšses dans le corps du texte par le sigle FE, suivi du numĂ©ro de la page.↩

  2. NoĂ«lle Benhamou, « La Fille Élisa : une prostituĂ©e atypique Â», Cahiers Édmond et Jules de Goncourt, no 16, 2009, p. 35.↩

  3. Alexandre Parent-DuchĂątelet, La prostitution Ă  Paris au XIXe siĂšcle, Paris, Seuil, 1981, p. 202.↩

  4. NoĂ«lle Benhamou, loc. cit., p. 41.↩

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