đžđ đđđđ : lâirresponsabilitĂ© du personnage huysmansien
Entre Ă rebours (1884) et LĂ -bas (1891), Huysmans publie En rade (1887)1, roman un peu moins cĂ©lĂšbre dans lequel lâĂ©crivain Jacques Marles, pour fuir momentanĂ©ment les crĂ©anciers, quitte Paris et sâinstalle avec son Ă©pouse Louise au chĂąteau de Lourps en Seine-et-Marne. Louise est malade et Jacques se voit forcĂ© de sâoccuper dâelle. Ces soins prodiguĂ©s par le personnage masculin au personnage fĂ©minin ont quelque chose de nouveau dans un roman de Huysmans, lĂ oĂč lâon sâattendrait, comme dans En mĂ©nage (1881), Ă ce que ce soit la femme qui prenne soin de lâamant. La maladie de Louise la met dans une position de vulnĂ©rabilitĂ© qui est gĂ©nĂ©ralement celle de lâhomme, accablĂ© physiquement et moralement dĂšs quâil doit assumer ses propres besoins. Cette vulnĂ©rabilitĂ© de lâĂ©pouse Ă laquelle Jacques nâest pas vraiment capable de rĂ©pondre est lâune des principales causes de lâeffritement de son mĂ©nage et soulĂšve des questions sur la sollicitude et le soin, la responsabilitĂ© et la pitiĂ©.
La campagne comme lieu de fuite
Huysmans connaĂźt personnellement le chĂąteau de Lourps, puisquâil y est restĂ© plus dâune fois, et fait aussi un clin dâĆil Ă son roman prĂ©cĂ©dent, Ă rebours (1884), car il sâagit des lieux oĂč le duc Des Esseintes a passĂ© les tristes et oppressants Ă©tĂ©s de son enfance en compagnie dâune mĂšre malade, « immobile et couchĂ©e, dans une chambre obscure du chĂąteau de Lourps2 ». Lâon devine que la vente du chĂąteau, qui Ă©tait dĂ©jĂ vide et inoccupĂ© du temps de Des Esseintes, accĂ©lĂšre sa dĂ©crĂ©pitude. Câest dans ce bĂątiment laissĂ© aux mauvais soins des parents de Louise, lâoncle Antoine et la tante Norine, que les deux citadins sâinstallent. Louise est malade, et Jacques est dans un Ă©tat de spleen analogue Ă celui de Folantin, dans Ă vau-lâeau (1882), ou dâAndrĂ© dans En mĂ©nage. Le manque de moyens de divertissement au chĂąteau et dans les villages de la rĂ©gion force Jacques Ă errer nostalgiquement dans les jardins en friche ou les bĂątiments dĂ©labrĂ©s, et il ne tarde pas Ă associer ses Ă©tats dâĂąme et sa situation maritale Ă ce dĂ©labrement. Il se plonge Ă©galement dans des rĂȘveries trĂšs dĂ©veloppĂ©es, qui occupent des chapitres complets du roman. Les Ă©poux adoptent une chatte qui agonisera longtemps dâune maladie paralytique, sans quâils aient le courage de mettre fin Ă ses souffrances. Les parents de Louise, simples et un peu brutaux, ne comprennent pas que ces Parisiens habituĂ©s Ă un certain confort sont pourtant pauvres. Ils essaieront dâen soutirer autant dâargent que possible, jusquâĂ ce que la situation devienne insoutenable et que les Parisiens doivent retourner dâoĂč ils viennent. AprĂšs leur dĂ©part, Antoine et Norine courent au chĂąteau pour tuer le chat. Louise lâavait enveloppĂ© par pitiĂ© dans un de ses jupons afin que son agonie soit un peu plus confortable. Les paysans veulent rĂ©cupĂ©rer ce vĂȘtement avant quâil ne soit endommagĂ© par les griffes de la bĂȘte.
Louise, principale préoccupation de Jacques
La description que lâon fait de la maladie de Louise dans le roman est vague et mystĂ©rieuse. On utilise, premiĂšrement, tellement de termes et de symptĂŽmes pour la dĂ©signer quâelle devient difficilement imaginable : « une saute perpĂ©tuelle dâĂ©tisie et dâembonpoint », « des douleurs Ă©tranges, jaillissant comme des Ă©tincelles Ă©lectriques dans les jambes, aiguillant le talon, forant le genou, arrachant un soubresaut et des cris », « tout un cortĂšge de phĂ©nomĂšnes aboutissant Ă des hallucinations, Ă des syncopes, Ă des affaiblissements tels que lâagonie commençait au moment mĂȘme oĂč, par un inexplicable revirement, la malade reprenait connaissance et se sentait vivre » (R, 6-7). DeuxiĂšmement, cette maladie est associĂ©e Ă un mal ĂȘtre psychologique quelconque : « la maladie semblait donc surtout spirituelle, les Ă©vĂ©nements lâavançant ou la retenant, selon quâils Ă©taient dĂ©plorables ou propices » (R, 7) ; « Mon Dieu ! quâelle Ă©tait pĂąle ! Il eut un frisson, car ces traits cernĂ©s dĂ©celaient la marche continue de la nĂ©vrose » (R, 93). TroisiĂšmement, lâincomprĂ©hension gĂ©nĂ©ralisĂ©e des mĂ©decins et des proches face Ă la maladie achĂšvent de la rendre Ă©trange : « les mĂ©decins, inquiets de ne rien trouver, changeaient de tactique, les uns aprĂšs les autres, attribuaient au malaise de lâorganisme entier cette maladie dont les racines sâĂ©tendaient partout et nâĂ©taient nulle part » (R, 114).
Si ni les mĂ©decins ni les « empiriques » (R, 115) ne savent quelle est la maladie de Louise, le lecteur ne pourra pas le savoir non plus. Si elle peut ressembler Ă lâhystĂ©rie, il semble pourtant quâil sâagisse dâune maladie neurologique, probablement dĂ©gĂ©nĂ©rative. Charles Maingon, comme Laure de La Tour, avancent lâhypothĂšse quâil sâagit du tabes dorsalis, qui explique les douleurs aux jambes ou lâataxie locomotrice, et qui est causĂ©e par la neurosyphilis3. Câest une idĂ©e intĂ©ressante, car le problĂšme devient vĂ©nĂ©rien : comment Louise a-t-elle attrapĂ© la syphilis ? On pourrait rĂ©pondre, dâemblĂ©e, que dans lâĆuvre de Huysmans, il nâest pas rare que la femme doive ĂȘtre « sauvĂ©e », gĂ©nĂ©ralement par lâhomme. Câest ce qui caractĂ©rise, par exemple, la relation de lâhĂ©roĂŻne de Marthe : histoire dâune fille (1876) et de lâĂ©crivain LĂ©o qui tente de la sortir du monde de la prostitution4, ou encore la relation entre le peintre Cyprien Tibaille et sa compagne MĂ©lie dans En mĂ©nage. Plus tard, dans la trilogie de la conversion, ce sera lâentrĂ©e en religion qui sauvera la femme. Or, si Louise est atteinte de syphilis, on peut supposer quâelle a attrapĂ© cette maladie avant son mariage et que celui-ci lâa sauvĂ© dâune vie dâerrance peu enviable.
La mort par paralysie dâun chat trĂšs laid, que le couple avait adoptĂ©, prĂ©figure celle de Louise. Jacques sâefforce de ne pas voir les similitudes entre la maladie de sa femme et celle de lâanimal, assurant Ă Louise quâil nây a aucun lien Ă faire entre elle et lui :
Mais sa voix Ă©tait mal assurĂ©e. En un Ă©clair, il revoyait les mĂ©decins silencieux, se rappelait leurs mines fermĂ©es, leurs regards contrits et prudents⊠Eh non ! ils nây connaissaient rien, pas plus que lui ! câĂ©tait de la mĂ©trite, suivant les uns, de la nĂ©vrose, suivant les autres ! CâĂ©tait ils ne savaient quoi ! une de ces chloroses nerveuses devant lesquelles, Ă lâheure prĂ©sente, si savant quâil soit, chacun bafouille !
Il eut lâintuition que ses explications Ă©taient maladroites, que cette hĂąte Ă vouloir dissuader Ă©tait presque un aveu, que ce besoin pressant de discuter et de convaincre rĂ©vĂ©lait clairement lâauthenticitĂ© de ses craintes. Il sâirrita contre lui-mĂȘme, puis contre ce chat qui Ă©tait lâinvolontaire cause de ces angoisses. Eh ! quâil crĂšve ! se dit-il. Puis il se fit la rĂ©flexion quâil Ă©tait bien inutile que Louise sâattristĂąt Ă contempler lâagonie de cette bĂȘte. (R, 254-255)
Lâon peut aisĂ©ment attribuer le mystĂšre entourant la maladie de Louise Ă une volontĂ© de Jacques de ne pas voir que lâĂ©tat de sa femme sera probablement fatal. LâĂ©criture de sa pensĂ©e avec son « intuition », ses aveux presque faits et son irritation « contre lui-mĂȘme » est celle du dĂ©ni.
La maladie de Louise peut ĂȘtre vue comme la « principale prĂ©occupation de Jacques5 ». Lâirruption hors de lâĂ©goĂŻsme fondamental du personnage huysmansien est la particularitĂ© dâEn rade du point de vue du care. LâĂ©goĂŻsme se manifeste briĂšvement au chapitre VI, dans un tableau en diptyque oĂč les Ă©poux, tour Ă tour, ont des regrets de sâĂȘtre mariĂ©s :
Ah ! sâil Ă©tait seul, comme sa vie sâarrangerait mieux ! Si câĂ©tait Ă refaire, comme il ne se marierait plus ! â Ă supposer, en effet, que Louise mourĂ»t, une fois le chagrin tari, il pourrait attendre sans trop pĂątir les Ă©vĂ©nements Ă naĂźtre ; il pourrait vivoter jusquâĂ ce quâil eĂ»t trouvĂ© une place ; il pourrait peut-ĂȘtre dĂ©couvrir une femme, rĂąblĂ©e, solide, experte Ă diriger un mĂ©nage, une femme qui fĂ»t une servante de curĂ© et avec cela une maĂźtresse qui nâimposĂąt pas Ă son amant de trop longs jeĂ»nes ! eh oui ! il en souffrait Ă la fin des fins de cette abstinence de la chair que la maladie de sa femme lui faisait subir ! (R, 125)
Cette pensĂ©e inavouable fait Ă©cho au pressentiment que Jacques a eu face Ă la maladie du chat : dans la crainte que les maux de son Ă©pouse soient mortels, il y a aussi celle de sâen trouver mieux. Jacques est dans la position trĂšs inhabituelle, chez Huysmans, dâavoir Ă prendre soin dâune femme, et cette situation a quelque chose dâintrinsĂšquement intenable, quelque chose dâune dĂ©naturation qui serait rĂ©solue par la mort et le remplacement de Louise. Une « servante de curĂ© » serait la candidate idĂ©ale, car le prĂȘtre est le cĂ©libataire par excellence, et le servir est une tĂąche « maternelle » qui doit lui permettre, en prenant en charge ses besoins, la vie de garçon qui est le propre du cĂ©libat masculin. Le prĂȘtre, par ailleurs, est un homme qui ne sâinquiĂšte pas trop des choses matĂ©rielles. Les besoins de Jacques, qui se voit comme un intellectuel et un rĂȘveur, sont du mĂȘme ordre, avec un supplĂ©ment de maternitĂ© protectrice :
Ce quâil avait voulu, câĂ©tait lâĂ©loignement des odieux dĂ©tails, lâapaisement de lâoffice, le silence de la cuisine, lâatmosphĂšre douillette, le milieu duvetĂ©, Ă©teint, lâexistence arrondie, sans angles pour accrocher lâattention sur des ennuis ; câĂ©tait, dans une bienheureuse rade, lâarche capitonnĂ©e, Ă lâabri des vents, et puis câĂ©tait aussi la sociĂ©tĂ© de la femme, la jupe Ă©mouchant les inquiĂ©tudes des tracas futiles, le prĂ©servant, ainsi quâune moustiquaire, de la piqĂ»re des petits riens, tenant la chambre dans une tempĂ©rature ordonnĂ©e, Ă©gale ; câĂ©tait le tout sous la main, sans attentes et sans courses, amour et bouillon, linges et livres. (R, 118-119)
Le mouvement dâĂ©goĂŻsme des deux personnages au chapitre VI se termine par des sentiments de culpabilitĂ©, surtout chez Jacques, qui semble malgrĂ© tout aimer « sincĂšrement » sa femme :
Ah çà , mais je deviens simplement ignoble ! se dit-il, comme rĂ©veillĂ© tout Ă coup dâun songe, regardant Louise qui souffrait, en fermant les yeux. Il demeura Ă©bahi de ce fulminate dâordures qui Ă©clatait soudain en lui, car il aimait sincĂšrement sa femme et il eĂ»t donnĂ© tout ce quâil possĂ©dait pour la guĂ©rir.
Ă lâidĂ©e quâil pouvait la perdre, des sanglots lui montĂšrent aux lĂšvres ; il se pencha vers elle et lâembrassa, comme pour la dĂ©dommager de cette involontaire explosion dâĂ©goĂŻsme, comme pour se dĂ©mentir Ă lui-mĂȘme la bassesse de ses rĂ©flexions. (R, 125-126)
Les dĂ©monstrations dâaffection de Jacques sont souvent liĂ©es Ă la culpabilitĂ© : celle des mauvaises pensĂ©es ou celle dâĂȘtre bien portant tandis que Louise souffre. Elles prennent la forme de soins apportĂ©s par Jacques Ă Louise. Ces soins ne peuvent quâĂȘtre sommaires, parce que la maladie est incomprĂ©hensible6, mais aussi parce que ce que Jacques sait faire, en termes de tĂąches domestiques, est limitĂ© ; on ne sâattend pas Ă ce quâil soit capable de grand-chose7. Jean Borie appelle cette incompĂ©tence du personnage huysmansien un « privilĂšge » de la virilitĂ© Ă lâĂ©poque de lâĂ©crivain8. Cette notion nâest pas sans Ă©voquer la thĂšse de « lâirresponsabilitĂ© des privilĂ©giĂ©s » formulĂ©e par Theodor Adorno, selon laquelle lâun des moyens dâĂȘtre exemptĂ© de la responsabilitĂ© (outre le fait de sâidentifier Ă un « privilĂšge injustifiable ») est de se rĂ©clamer dâautres responsabilitĂ©s, tout en « dĂ©lĂ©guant systĂ©matiquement les activitĂ©s de care aux femmes9 ». Cette dĂ©lĂ©gation permet au « privilĂ©giĂ© » dâentretenir la fiction de son autonomie et un dĂ©sinvestissement des Ă©motions morales10. Câest en quelque sorte la situation rĂȘvĂ©e de Jacques, qui met Ă lâavant les responsabilitĂ©s de celui-ci envers son mĂ©tier dâĂ©crivain et son autorĂ©alisation, tandis que celles du mĂ©nage seraient sous-traitĂ©es Ă la servante de curĂ© dont il Ă©tait question. Dans le mariage de Jacques, la dĂ©lĂ©gation devient impossible Ă cause de la maladie, et câest ce qui cause le dĂ©rĂšglement de la vie commune des Ă©poux.
Rade du mĂ©nage, rade de lâĂ©crivain
En rade continue lâexploration de la « conjugalitĂ© malade » que Huysmans a entreprise dans ses premiers romans, notamment dans En mĂ©nage, tout en y adjoignant celle de la vie intĂ©rieure et onirique quâĂ rebours a inaugurĂ©e11. Câest en Ă©tant isolĂ© Ă la campagne, dans la nature et donc dans un monde de prĂ©occupations matĂ©rielles, que Jacques vit un grand moment dâonirisme et dâintrospection qui lui fait rĂ©aliser la profondeur de son malaise et de sa dĂ©rive dâĂąme. Sa relation avec une Ă©pouse quâil aime prend un coup : il dĂ©couvre que le rĂŽle de Louise est dâĂȘtre en quelque sorte gardienne du rĂ©el12, puisque son intervention met fin Ă deux des longs Ă©pisodes de rĂȘverie du roman. Quand elle interrompt la contemplation du voyage cĂ©leste auquel se livrait Jacques dans le chapitre V, il ne peut sâempĂȘcher de la trouver bĂȘte :
En effet, le soleil, Ă ce moment, rasa les cimes dont les crĂȘtes dĂ©chirĂ©es sâirradiĂšrent comme un mĂ©tal en fusion de flammes blanches. Des lueurs rampaient tout le long des pics au centre desquels le cĂŽne du Tycho fourmilla, terrible, ouvrant une gueule de feux roses, faisant grincer ses dents de braises, aboyant sans bruit dans lâimpermutable silence dâun firmament sourd.
â Câest plus beau, comme vue, que la terrasse de Saint-Germain, reprit Louise, dâun ton convaincu.
â Sans doute, fit-il, surpris lui-mĂȘme, de la sottise de sa femme qui lui Ă©tait jusquâalors apparue moins abondante et moins ferme. (R, 110-111)
Câest un problĂšme : Jacques a besoin dâune femme qui sâoccupe des choses concrĂštes de la vie, mais se trouve embĂȘtĂ© quand ce cĂŽtĂ© terre-Ă -terre de Louise ramĂšne lâinfiniment grand Ă des lieux communs et vient empiĂ©ter sur son imagination et son monde intĂ©rieur. LâĂ©crivain se rĂ©jouissait de la capacitĂ© de Louise Ă organiser leur vie, aprĂšs leur emmĂ©nagement. Il voyait aussi que les tĂąches du dĂ©mĂ©nagement avaient revitalisĂ© la malade : « cette importance de fourrier responsable chargĂ© dâassurer le coucher et le vivre, ce cĂŽtĂ© maternel, arrangeant la litiĂšre de lâhomme qui nâa plus quâĂ sâĂ©tendre, quand tout est prĂȘt, avaient agi puissamment sur elle et rebandĂ© ses nerfs » (R, 16-17). Toutefois, Jacques se convainc, au fil du roman, que ce pragmatisme devient un mauvais travers, que Louise commence Ă ressembler de plus en plus au pĂšre Antoine et Ă la tante Norine et que cela est dĂ» Ă un atavisme dâorigine paysanne exacerbĂ© par la retraite Ă Lourps :
[âŠ] il lui semblait enfin que le changement moral qui sâĂ©tait opĂ©rĂ© en Louise se rĂ©percutait sur sa face. Il en arriva, sous la pression de cette idĂ©e, Ă sâadultĂ©rer la vue, Ă se convaincre que les traits de sa femme se paysannaient [âŠ]. Maintenant, les lĂšvres lui parurent sâeffiler, le nez se durcir, le teint se hĂąler, les yeux sâimprĂ©gner dâeau froide. Ă force de dĂ©visager la tante Norine et sa femme, de chercher des similitudes de physionomies, des paritĂ©s de mines, il se persuada quâelles se ressembleraient un jour ; il vit en Norine sa femme vieille et il en eut horreur.
Habile Ă se tourmenter, il remonta dans ses souvenirs, se rappela la famille de Louise dont il avait entrevu le pĂšre, mort quelque temps aprĂšs son mariage [âŠ], il restait, au fond de ce vieillard rĂ©gulier et doucement tĂȘtu, des vestiges de sang paysan, un relent dâancienne caque ! et mille petits dĂ©tails lui revinrent tels que les reproches de sa femme alors quâil rapportait, autrefois, un bibelot ou des livres payĂ©s cher. (R, 190-191)
La conjugalitĂ© de Norine et Antoine est « un chef-dâĆuvre dâacclimatation aux conditions de vie naturelle13 ». Ils nâont pas de vie intĂ©rieure et sont des « corps sans esprit », des « matiĂšres sans Ăąmes, Ă peine distincts des animaux quâils insultent14 ». Ils nâont Ă cĆur que leurs propres besoins et sont sans pitiĂ©, comme beaucoup de leurs semblables15. Face Ă une crise neurologique de Louise, ils la mĂ©prisent, ne lâaident aucunement et considĂšrent la vulnĂ©rabilitĂ© de leur niĂšce comme un luxe et une faiblesse quâils nâont pas : « â Quoi quâon a, je te demande, Ă avoir comme ça des sauts ? questionna Norine, une fois sortie. â Câest les riches quâont ça ! » (R, 141) Quand ils doivent aider les Parisiens, ils nây voient rien de plus quâune occasion de voler des citadins naĂŻfs. En ne transcendant jamais le plan du strict intĂ©rĂȘt, et en renonçant Ă la vulnĂ©rabilitĂ©, ils sâinscrivent hors des rapports humains (et mĂȘme de lâhumanitĂ©) tels que les conçoit Fabienne BrugĂšre dans Le sexe de la sollicitude16. La transformation physique de Louise semble aller dans la direction de cette dĂ©shumanisation : le nez se durcit et les yeux sâimprĂšgnent « dâeau froide ». La crainte que Louise ne devienne comme son oncle et sa tante rĂ©side en ce quâelle cesserait dĂ©finitivement de se soucier de Jacques. Le mariage est un Ă©change de pitiĂ©, câest ce que le refoulement du mouvement dâĂ©goĂŻsme au chapitre VI dĂ©montrait.
Cette derniĂšre tentative romanesque que fait Huysmans dâutiliser le couple comme palliatif de ses personnages masculins est nĂ©anmoins vouĂ©e Ă lâĂ©chec. La vie conjugale, pas plus que le chĂąteau de Lourps, qui nâest quâune ruine, ou que la nature lugubre et pĂ©nible rĂ©ussissent Ă opĂ©rer la mĂ©tamorphose du quotidien quâon avait attendu17. Le roman est la confirmation des idĂ©es dâEn mĂ©nage, dans lequel la femme, lorsquâelle cesse de se prĂ©occuper du mĂ©nage, en cause la dĂ©gradation18. Elle invite Ă un vĂ©ritable pillage toutes sortes de marchands et de servantes qui profitent de lâabsence du jupon protecteur dâune maĂźtresse du logis : « Et petit Ă petit, une fissure sâĂ©tait produite dans la cale du mĂ©nage, une fissure par laquelle lâargent fuyait. Louise, si attentive dans sa vigie, dĂšs le mariage, sâĂ©tait endormie, laissant la bonne mener la barque. Une voie dâeau sale Ă©tait aussitĂŽt entrĂ©e. » (R, 116) Dans cet extrait, la dĂ©gradation de la vie conjugale est clairement associĂ©e Ă la rade. Il faut ĂȘtre indulgent toutefois. Câest Ă cause dâune maladie que Louise nâarrive plus Ă tout gĂ©rer ; et câest par pitiĂ© pour elle que Jacques consent Ă cet Ă©tat de rade :
Jacques nâavait pas Ă©tĂ© sans se plaindre de cette dĂ©bĂącle, mais la figure navrĂ©e de sa femme, la supplication muette de son regard le dĂ©sarmaient ; sâapercevant que, dĂšs quâil se renfrognait, lâĂ©tat de Louise devenait pire, il consentit, lui aussi, Ă se croiser les bras, effrayĂ© de cette dĂ©faillance dâĂ©nergie, de ce mutisme douloureux dâune femme quâil avait connue ardente Ă la besogne et vive. (R, 118)
Jacques aime son Ă©pouse, mais son mariage nâen finira pas moins mal, et lâon imagine que ce personnage est encore destinĂ© Ă lâerrance solitaire dans un monde qui, selon les motifs huysmansiens habituels, est hostile, dĂ©gĂ©nĂ©rĂ© et marchandisĂ© de toutes les façons les plus repoussantes. Ă la fin, Huysmans suggĂšre que Norine et Antoine se chargent dâassommer le chat qui agonise longuement, pour rĂ©cupĂ©rer le jupon que Louise lui avait laissĂ©. Lâimage de la chatte malade sur un vĂȘtement a dĂ©jĂ Ă©tĂ© utilisĂ©e dans le roman :
Louise, taciturne, inerte, souriait pourtant, tĂ©moignant Ă Jacques que son affection demeurait intacte, mais implorait, en quelque sorte, dâun Ćil hĂ©sitant et cĂąlin, pareil Ă celui dâune chatte couchĂ©e sur des habits, quâon la laissĂąt lĂ , sans la chasser, sans la forcer Ă chercher une autre place. (R, 120)
Y a-t-il dans la conjonction entre cette comparaison et la mort du chat une derniĂšre pensĂ©e inavouable : « il faudrait avoir le courage de lâachever, se dit-il ; la pitiĂ© sâinsinuait en lui devant lâinterminable agonie de cette bĂȘte » (R, 258) ? Jacques nâaura jamais le courage ni dâassommer le chat ni de pleinement apprĂ©hender la fin de son mariage en se dĂ©lestant de sa responsabilitĂ© envers Louise. Face Ă cette situation, il existe encore un contrepoids, une Ă©chappatoire qui sâoffre au protagoniste masculin : la vie intĂ©rieure, avec toute sa puissance onirique19.
Références bibliographiques
Corpus littéraire
Huysmans, Joris-Karl, Ă rebours, Paris, Flammarion, 2004 [1884].
Huysmans, Joris-Karl, En rade, Paris, CrĂšs, 1929 [1887].
Corpus critique
BrugĂšre, Fabienne, Le sexe de la sollicitude, Paris, Ăditions du Seuil, 2008.
Borie, Jean, Huysmans, le Diable, le célibataire et Dieu, Paris, Grasset, 1991.
De La Tour, Laure, « J.-K. Huysmans et le cas médical spiritualisé », dans Paolo Tortonese (dir.), Le cas médical : entre norme et exception, Paris, Garnier, 2020, p. 138-151.
Ferrarese, Estelle, La fragilitĂ© du souci des autres, Lyon, ENS Ăditions, 2018.
Filfe-Leitner, Hans-Ărik, « En mĂ©nage : lâinstabilitĂ© des soins dans lâĆuvre de J.-K. Huysmans », Ă votre service, 2021, https://avotreservice.net/notes/en-menage (page consultĂ©e le 15 juin 2022).
Filfe-Leitner, Hans-Ărik, « Marthe : histoire dâune fille : la âvie plus effroyable que toutes les gĂ©hennesâ », Ă votre service, 2021, https://avotreservice.net/notes/histoire-dune-fille (page consultĂ©e le 7 septembre 2022).
Glaudes, Pierre, « Lâimaginaire conjugal dans En rade de J.-K. Huysmans », Revue dâHistoire littĂ©raire de la France, vol. 93, no 1, 1993, p. 94-115.
Godo, Emmanuel, Huysmans et lâĂvangile du rĂ©el, Paris, Ăditions du cerf, 2007.
Maingon, Charles, La mĂ©decine dans lâĆuvre de J.K. Huysmans, Paris, A.G. Nizet, 1994.
Joris-Karl Huysmans, En rade, Paris, Les Ă©ditions G. CrĂšs et Cie, 1929 [1887]. DorĂ©navant, les rĂ©fĂ©rences Ă cet ouvrage seront indiquĂ©es entre parenthĂšses dans le corps du texte par la lettre R, suivie du numĂ©ro de la page.â©ïž
Joris-Karl Huysmans, Ă rebours, Paris, Flammarion, 2004 [1884], p. 40.â©ïž
Voir Charles Maingon, La mĂ©decine dans lâĆuvre de J.K. Huysmans, Paris, A.G. Nizet, 1994, p. 70 et Laure de La Tour, « J.-K. Huysmans et le cas mĂ©dical spiritualisĂ© », dans Paolo Tortonese (dir.), Le cas mĂ©dical : entre norme et exception, Paris, Garnier, 2020, p. 138-151.â©ïž
Voir Hans-Ărik Filfe-Leitner, « Marthe : histoire dâune fille : la âvie plus effroyable que toutes les gĂ©hennesâ », Ă votre service, 2021, https://avotreservice.net/notes/histoire-dune-fille (page consultĂ©e le 7 septembre 2022).â©ïž
Ibid., p. 69.â©ïž
« Jacques sâassit [sur le lit], se sachant dĂ©sarmĂ© contre ce mal qui avait lassĂ© toutes les suppositions, toutes les formules. » (R, 114)â©ïž
« â Mon pauvre ami, dit enfin Louise, tu dois avoir faim et je ne puis me lever et allumer le feu. Vois donc sâil ne reste pas de la viande dâhier ; la petite de Savin va venir, dâailleurs. Ah ! si je pouvais bouger ! â Ne te fais pas de mauvais sang en tâoccupant de moi ; tiens, voilĂ du veau, du pain et du vin, je nâai pas besoin de plus. Il approcha la table du lit et, sans grand appĂ©tit, sâescrima contre du veau fade et du pain dur. » (R, 131) Jacques est aussi incapable de tirer de lâeau du puits, et câest la tante Norine qui lui indique la maniĂšre de le faire.â©ïž
Jean Borie, Huysmans, le Diable, le cĂ©libataire et Dieu, Paris, Grasset, 1991, p. 60.â©ïž
Estelle Ferrarese, La fragilitĂ© du souci des autres, Lyon, ENS Ăditions, 2018, p. 98-99. Ferrarese Ă©tablit un lien entre cette thĂšse dâAdorno et celle de la socialisation diffĂ©renciĂ©e de Carol Gilligan.â©ïž
Ibid.â©ïž
Emmanuel Godo, Huysmans et lâĂvangile du rĂ©el, Paris, Ăditions du cerf, 2007, p. 146.â©ïž
Ibid., p. 151.â©ïž
Pierre Glaudes, « Lâimaginaire conjugal dans En rade de J.-K. Huysmans », Revue dâHistoire littĂ©raire de la France, vol. 93, no 1, 1993, p. 96.â©ïž
Emmanuel Godo, op. cit., p. 149.â©ïž
Par exemple, le curĂ© dâun village voisin est amateur de taxidermie et tue toutes sortes de bĂȘtes pour son loisir : « â Câest un petit chat-huant quâest dĂ©gringolĂ© de son nid dans les orties, au pied de lâĂ©glise [âŠ] si vous nâen voulez point, je lâemporterai au curĂ© de Chalmaison ; il mâen donnera bien une piĂšce de vingt sous. Il en a, il en a, cet homme, des papillons, des oiseaux, des taupes quâil empaille ! il en a, que câest rigolo, qui ont lâair de danser, et des grenouilles debout qui se battent ! â Je ne veux pas quâon le tue, dit Louise, il faut le reporter au bas de lâĂ©glise, sa mĂšre viendra le prendre. â Je compte pas ; les enfants le trouveront et ils le quilleront avec des pierres. » (R, 135-136)â©ïž
Voir Fabienne BrugĂšre, Le sexe de la sollicitude, Paris, Ăditions du Seuil, 2008, p. 32-40. Ă la page 35, BrugĂšre Ă©crit que « renoncer Ă la vulnĂ©rabilitĂ©, câest cesser dâĂȘtre humain ».â©ïž
Pierre Glaudes, loc. cit., p. 97-98.â©ïž
Voir Hans-Ărik Filfe-Leitner, « En mĂ©nage : lâinstabilitĂ© des soins dans lâĆuvre de J.-K. Huysmans », Ă votre service, 2021, https://avotreservice.net/notes/en-menage (page consultĂ©e le 15 juin 2022).â©ïž
Emmanuel Godo, op. cit., p. 157.â©ïž