Thérèse Desqueyroux ou l’impossible sainte Locuste

Charles Plet

 

« Thérèse Desqueyroux Sainte Locuste1 »

À première lecture, Thérèse Desqueyroux possède tous les traits d’une héroïne de l’« anti-care2 ». Que dire en effet d’une épouse qui empoisonne (sans parvenir à ses fins criminelles) son époux, d’une mère qui néglige sa fille, d’une belle-fille en révolte, sans cesse oublieuse de ses « devoirs » et des « convenances » sociales les plus élémentaires ? Que penser d’une jeune femme qui essaie (là encore par le poison, et à nouveau sans succès) de se suicider, qui participe avec zèle à la séparation d’Anne de la Trave et de Jean Azévédo, et qui au plan des relations interpersonnelles ne se démasque jamais ou presque, y compris lorsqu’elle atteint la rive en apparence apaisée de Paris ? À y regarder de plus près, cependant, force est d’admettre que la personnalité et le comportement social de l’héroïne éponyme revêtent une ambiguïté fondamentale qui n’exclut pas certaines formes de prendre soin, fussent-elles l’expression d’une action violente. Si Thérèse porte atteinte à l’intégrité de la personne de Bernard Desqueyroux, n’est-ce pas pour se protéger des violences dépersonnalisantes exercées sur elle par sa belle-famille (en une manière de « self-care » agressif qui ne manque pas d’interroger l’analyste de la littérature du care) ? De manière plus générale, le refus conjoint du narrateur et du romancier de condamner Thérèse dans le texte et ses atours révèle tout à la fois l’ambivalence d’un personnage tragique et mystérieux (contrairement aux émancipées toujours transparentes et qui prêtent à rire jaune des romans catholiques dominants-orthodoxes du temps) ainsi que la compassion ressentie par l’écrivain à l’endroit d’une « créature3 » dont la douleur et les actions (auto-)destructrices pourraient entraîner la conversion. Conversion en « sainte Locuste » qui n’aboutira pas, néanmoins, pour des raisons tout ensemble littéraires, personnelles et idéologiques qu’il conviendra d’expliciter au fil de cette étude.

La fabrique d’une empoisonneuse

On peine à trouver quelconque trace d’une « caring attitude4 » chez l’héroïne du roman de Mauriac. Dès l’école primaire, en effet, Thérèse « faisai[t] souffrir » ses « amies5 ». La création et l’entretien de relations humaines saines et durables fondées sur une pratique concrète de soin (care matériel) et d’attention à l’autre (care affectif) lui sont foncièrement étrangers. En témoigne après son mariage la manière dont la jeune épouse s’occupe (au double sens) de son mari. D’abord fautive du fait du silence nourri d’indifférence qu’elle garde face à un Bernard qui triple sa dose habituelle de liqueur de Fowler lors du « grand incendie de Mano » (TD, 102), Thérèse s’enfonce ensuite dans la pratique du contre-soin en maintenant cet homme trop sûr de lui dans l’assistance et la vulnérabilité : en premier lieu parce qu’elle n’éclaire pas le docteur Pédemay sur les raisons possibles du mal dont souffre Bernard ; en second lieu en cédant à la « curiosité un peu dangereuse » d’apprendre si l’excès du « traitement Fowler » (TD, 72 et 61) est bien la cause des vomissements et des pleurs de son mari :

[...] elle [Thérèse] songeait : « Rien ne prouve que ce soit cela ; ce peut être une crise d’appendicite, bien qu’il n’y ait aucun autre symptôme... ou un cas de grippe infectieuse. » Mais Bernard, le surlendemain, était sur pied. « Il y avait des chances pour que ce fût cela. » Thérèse ne l’aurait pas juré ; elle aurait aimé à en être sûre. [...] Le premier jour où, avant que Bernard entrât dans la salle, je fis tomber des gouttes de Fowler dans son verre, je me souviens d’avoir répété : “Une seule fois, pour en avoir le cœur net... je saurai si c’est cela qui l’a rendu malade. Une seule fois, et ce sera fini.” (TD, 71-72. C’est l’auteur qui souligne6.)

Une fois certaine de l’efficacité funeste du poison Fowler, Thérèse ne cessera de le lui administrer à l’excès jusqu’à son arrestation, dans un acte qui, hier encore « à demi baigné de conscience » (TD, 71), se mue rapidement en action criminelle volontaire.

Par ailleurs, le comportement adopté par Thérèse à l’égard de sa fille Marie fait d’elle l’exact contraire de la care giver traditionnelle telle que l’entend le monde catholique provincial. Loin de ressembler à la mère effacée et très aimante de Dieu (le prénom marial de la fille de Thérèse souligne par contraste le manque d’amour maternel de celle qui a été élevée dans un lycée laïque), la jeune femme refuse de s’invisibiliser par le travail maternel, volontiers défini comme « l’une des formes paradigmatiques de la sollicitude7 ». Aussi Thérèse, dans une espèce de « prière à rebours » visant à ôter la vie, demande-t-elle à ce que son enfant ne voit jamais le jour, et, lorsque celle-ci naît, l’abandonne aussitôt aux soins bienveillants d’Anne de la Trave et de tante Clara. C’est que tout porte à croire que celle qui possède l’ensemble des caractéristiques de ce que le discours social se plaît alors à nommer la « femme nouvelle8 » n’a jamais voulu devenir mère, mais s’est seulement conformée à contrecœur aux exigences du milieu conservateur d’Argelouse : « [...] elle aurait voulu connaître un Dieu pour obtenir de lui que cette créature inconnue, toute mêlée encore à ses entrailles, ne se manifestât jamais » (TD, 52). Tout entière occupée de et par sa souffrance (au lendemain de ses couches, Thérèse ne peut plus « supporter la vie » [TD, 68]), la jeune épouse fait comme si Marie n’existait pas. Et lorsqu’elle est contrainte de mentionner sa fille en société, c’est pour se défendre d’une quelconque ressemblance avec celle qui par le sang fait partie de la haïssable famille des Desqueyroux : « Cet enfant n’a rien de moi, insistait-elle... Elle ne voulait pas que Marie lui ressemblât » (TD, 69). Quant au couple Anne-Azévédo, Thérèse prend soin de lui de la même manière qu’elle prend soin de Bernard au même moment : par la destruction volontaire rendue possible par l’acte de dissimulation. Prétendant aider Anne à épouser Jean (comme elle prétend soigner Bernard), la nouvellement mariée l’éloigne de lui « sans aucune pitié » (TD, 51).

Bref, le délaissement effectif ou la tentative de destruction des êtres qui lui sont les plus proches (physiquement pour Bernard ; affectivement pour Anne) semblent placer Thérèse résolument du côté de l’anti-care. Ses pratiques de sociabilité n’ont-elles pas en effet pour dessein le démantèlement du monde et des êtres plutôt que leur « maintien, [leur] perpétuation ou [leur] réparation9 » ? L’empressement même dont fait preuve Thérèse à remplacer tante Clara lorsqu’une crise aiguë de rhumatismes retient celle-ci dans son lit ne saurait tromper le lecteur attentif. Car si l’épouse « mit beaucoup de bonne volonté à la relayer auprès des pauvres gens d’Argelouse » (TD, 72), beaucoup s’en faut que cela soit par souci charitable. Délaissée par la seule personne en qui elle croyait pouvoir se confier (« [...] la métairie de Vilméja demeurait close ») et étouffant dans la maison familiale désormais perçue comme un « tunnel », Thérèse cherche à échapper à la douleur et à l’étouffement en courant à travers le village « sans réfléchir ». Plus encore : on devine qu’elle profite de l’achat des remèdes destinés aux malades pour faire passer « en même temps que beaucoup d’autres » (TD, 73) l’ordonnance qui assurera l’empoisonnement de Bernard.

Pour quelles raisons Thérèse accomplit-elle ces « crimes » dont le tribunal la charge ? Quelle est cette « puissance forcenée en moi et hors de moi » (TD, 26) mentionnée par Thérèse et comment est-elle née ? Ces questions qui hantent tout ensemble l’auteur, le personnage et le lecteur10 méritent qu’on s’y attarde. Car sans tomber dans le psychologisme à coup sûr réductionniste ou la recherche de l’excuse (là n’est pas le rôle de l’analyste), on repère une pléthore d’indices (jamais suffisants à eux seuls) égrenés par l’auteur au fil de son texte, qui nous invitent à l’intérieur de la psyché de Thérèse et dévoilent partiellement le geste mystérieux de celle-ci en renversant les hiérarchies morales rigides (victime/coupable ; innocent/bourreau ; bon/mauvais) qui font le fond de la pensée consensuelle –  en particulier celle de la bourgeoisie catholique provinciale, à en croire Mauriac.

Si Thérèse empoisonne Bernard, c’est d’abord parce qu’elle a par Anne été familiarisée avec le crime et rendue jalouse d’un bonheur qu’elle n’a pas et recherche pourtant avidement : celui d’aimer avec passion un être supérieur. En effet, si Thérèse affirme que la « chère innocente » occupe une place importante « dans cette histoire » (TD, 26), n’est-ce pas à la fois parce que, d’une part, c’est celle-ci qui l’initie à l’action violente (c’est la jeune fille à la pureté angélique d’apparat qui achève sans pitié les oiseaux blessés) ; et, d’autre part, parce qu’Anne lui jette son bonheur en plein visage sans se préoccuper de celui, de fait surévalué, de son amie (« Chérie, pardonne-moi : je te parle de ce bonheur comme si tu ne le connaissais pas non plus ; pourtant je ne suis qu’une novice auprès de toi » [TD, 41]) ? On comprend mieux pourquoi avant de s’en prendre à Bernard, Thérèse détruit le couple formé par Anne et Jean, d’abord symboliquement (c’est le geste magique de perforation de la photographie avec une épingle) puis concrètement. Répondant au manque de sollicitude dont Anne fait montre à son égard et jalouse d’une joie inconnue (« Elle connaît cette joie... et moi, alors ? et moi ? pourquoi pas moi ? » [TD, 42]), l’épouse malheureuse se venge en s’attaquant à ce qui fait le bonheur de son amie, dans une volonté (malveillante) de lui faire comprendre « que le bonheur n’existe pas » (TD, 4611). Bref, si Anne ne peut être tenue pour directement responsable de la tentative d’assassinat de Thérèse sur son mari, force est d’admettre qu’elle n’y est pas étrangère pour autant. On ne saurait d’ailleurs oublier que c’est la lecture, à l’hôtel, des lettres passionnées d’Anne de la Trave qui occasionne le rejet physique du corps sommeillant de Bernard – prémisse nocturne de la destruction diurne.

De la même manière, Jean Azévédo joue un rôle actif dans ce qu’il faut bien nommer la tragédie de la racinienne Thérèse12. D’abord obliquement : le départ soudain de celui qui, bavard, conversait avec brio, mais aussi son indifférence à l’endroit des lettres que lui adresse la jeune femme réactivent dans l’esprit et le corps de celle-ci le silence asphyxiant d’Argelouse. Plus encore : l’image évanescente de l’intellectuel à la « chemise ouverte sur une poitrine d’enfant » fait ressortir par contrecoup la « réalité affreuse » (TD, 60 et 69) du corps et du parler de Bernard. Toutefois, l’action de Jean se fait également plus directe. Revêtant la figure et le discours du tentateur diabolique, le jeune homme ne cesse de répéter à Thérèse que le but de tout être est de « devenir soi-même », de même qu’il lui explique qu’« ici [elle est] condamnée au mensonge jusqu’à la mort ». Bref, Jean Azévédo l’invite à demi-mot à se libérer du « climat étouffant » (TD, 61) dans lequel elle vit, c’est-à-dire à se révolter13.

Plus généralement, si Thérèse opère un tel acte annihilateur, n’est-ce pas pour se libérer de l’emprise d’une famille oppressante, dans un souci de soi d’essence manichéenne (« c’est eux ou moi ») ? Car ce à quoi nous introduit Mauriac dans Thérèse Desqueyroux (comme dans d’autres romans), c’est à la violence d’une famille de la bourgeoisie provinciale dans laquelle dominent la loi patriarcale et son catalogue de valeurs genrées14. Contrairement à la Thérèse de Conscience, instinct divin, en effet, la seconde épouse ne se venge pas de crimes sexuels commis à son encontre par son « assassin15 » d’époux. D’un « drame de la sexualité » personnelle trop explicite, le roman se transforme en un « drame familial16 » nourri d’équivocité (propice à la remise en question des valeurs lectorales), drame qui se traduit par le besoin ressenti par l’héroïne de briser son statut de prisonnière de la famille Desqueyroux. Car c’est bien la métaphore carcérale qui traverse d’un bout à l’autre le roman, structurant ses espaces et assurant ses sociabilités internes. À l’instar de la famille intégrée, le mariage de Thérèse incarne à ses yeux une « cage » (TD, 37) symbolique, tandis que la pluvieuse Argelouse et la demeure des Desqueyroux (dans laquelle la rebelle sera longuement séquestrée17), « cern[ées] » (TD, 85) par la lande inféconde comme par le silence, deviennent des prisons d’eau et de pierre :

Jusqu’à la fin de décembre, il fallut vivre dans ces ténèbres. Comme si ce n’eût pas été assez des pins innombrables, la pluie ininterrompue multipliait autour de la sombre maison ses millions de barreaux mouvants. Lorsque l’unique route de Saint-Clair menaça de devenir impraticable, je fus ramenée au bourg, dans la maison à peine moins ténébreuse que celle d’Argelouse [...]. (TD, 67)

Le tragique est donc que cette « proie » (la métaphore de la chasse est au moins également structurante que celle de la prison au plan de la narrativité18), qui n’est pas entrée dans la famille Desqueyroux par un type d’engagement fondé sur la sollicitude (la fameuse promesse selon laquelle les époux se soutiendront « dans la maladie et l’adversité ») mais par la poursuite de l’intérêt égoïste (le désir d’obtenir une vaste propriété pinifère) et par la peur de ressembler à tante Clara (c’est-à-dire à une vieille fille méprisée par la communauté, malgré l’importance et la bienveillance du service domestique qu’elle fournit), se découvre enfermée dans un double espace restreint et restrictif (« La Petite Gironde » et, à l’intérieur de celle-ci, la demeure familiale dont le noyau est la chambre à coucher) qui enserre ses membres jusqu’à l’étouffement19. Voire qui les fait disparaître, ainsi qu’en témoignent les obscurs événements entourant « tel grand-oncle, [...] telle aïeule » (TD, 62) comme la grand-mère maternelle de Thérèse, disparue sans laisser de trace :

Elle aspira de nouveau la nuit pluvieuse, comme un être menacé d’étouffement ; et soudain s’éveilla en elle le visage inconnu de Julie Bellade, sa grand-mère maternelle – inconnu : on eût cherché vainement chez les Larroque ou chez les Desqueyroux un portrait, un daguerréotype, une photographie de cette femme dont nul ne savait rien, sinon qu’elle était partie un jour. Thérèse imagine qu’elle aurait pu être ainsi effacée, anéantie, et que plus tard il n’eût pas même été permis à sa fille, à sa petite Marie, de retrouver dans un album la figure de celle qui l’a mise au monde. (TD, 2120)

Thérèse ainsi se dé-bat au sein d’une famille qui rejette ses membres hétérodoxes (c’est l’esprit « plat de cendre21 » mentionné par Mauriac dans son manuscrit), qui délaisse le moi intime (« partie négligeable22 ») au profit du collectif, du groupe fermé –  « Moi, je m’efface : la famille compte seule » (TD, 78), répète Bernard. On comprend dès lors la plainte obsédante (« mais moi, mais moi » [TD, 83 et 97]) d’une épouse qui ne saurait se satisfaire d’une société anti-démocratique de laquelle toute voix singulière est exclue23 (le dialogue avec Bernard se révèle toujours impossible) ; dans laquelle les liens humains sont négligés au profit des règles et des lois traditionnelles et formelles. Celles de la maternité notamment, qui destinent l’épouse à se charger « du fardeau ordinaire du souci de l’autre24 », quitte à ce que celle-ci perde toute valeur personnelle aux yeux d’autrui comme aux siens propres. C’est ainsi que la future mère n’est prise en charge par la famille Desqueyroux que parce qu’elle porte en elle le futur « maître unique de pins sans nombres25 » (conçu, on l’aura compris, non par amour désintéressé mais par intérêt vertical : transmettre l’héritage matériel de la collectivité familiale) :

Jamais elle n’avait désiré si ardemment de vivre ; jamais non plus Bernard ne lui avait montré tant de sollicitude : « Il se souciait non de moi, mais de ce que je portais dans mes flancs. En vain, de son affreux accent, rabâchait-il : “Reprends de la purée... Ne mange pas de poisson... Tu as assez marché aujourd’hui...” Je n’en étais pas plus touchée que ne l’est la nourrice étrangère que l’on étrille pour la qualité de son lait. Les La Trave vénéraient en moi un vase sacré ; le réceptacle de leur progéniture ; aucun doute que, le cas échéant, ils m’eussent sacrifiée à cet embryon. Je perdais le sentiment de mon existence individuelle. Je n’étais que le sarment ; aux yeux de la famille, le fruit attaché à mes entrailles comptait seul. » (TD, 66)

N’est-ce donc pas déresponsabiliser au moins partiellement Thérèse que de laisser apparaître sa condition ou, mieux, sa fonction imposée (et unique) de réceptacle puéril ? Si Thérèse ne ressent aucune joie à la naissance de Marie, n’est-ce pas parce que celle-ci est prédisposée à devenir sa « meilleure ennemie » (puisqu’elle incorporera au cours de son éducation les valeurs et schèmes domestiques détestés, l’esprit de famille) ? Ou est-ce au contraire parce que Thérèse ne se pardonne pas de donner naissance à une future épouse malheureuse, « réplique d’elle-même » ? Par ailleurs, il faut se résigner à admettre que la jeune mariée n’est pas dénuée d’affection vraie envers sa fille : aussi au moment de se donner la mort embrasse-t-elle la « petite main gisante » et laisse-t-elle sincèrement couler auprès du berceau « quelques pauvres larmes, elle qui ne pleure jamais ! » De même, elle se réunira avec Bernard « dans une seule chair » (TD, 84 et 23) au moment du procès pour préserver Marie du scandale.

Enfin, on entend le besoin inconscient qu’a Thérèse de cacher ses sentiments, ses rancœurs et ses désirs, puisque, lorsqu’elle se livre, son entourage la rappelle immédiatement à l’ordre des choses de la doxa (les lois partagées au sein de la famille) au mépris de l’ordre du cœur (noble). Et lorsqu’elle interroge lucidement les valeurs qui fondent la structure familiale, celle-ci la redirige vers l’ordre du monde social sérieux (celui de l’adulte bourgeois, qui a des yeux pour ne pas voir) : « – Tu vas trop loin, Thérèse, permets-moi de te le dire ; même en plaisantant et pour me faire grimper, tu ne dois pas toucher à la famille » (TD, 4426). Dès lors, s’habituer à porter le masque (à tel point que c’en devient une seconde nature27) constitue pour Thérèse le plus sûr moyen de désamorcer la censure familiale.

On le voit : c’est dans un obscur28 et paradoxal souci de soi défensif-agressif (le self-care étant éthiquement conditionné par le souci de l’autre et coordonné à celui-ci29) que s’affirme l’acte destructeur de l’épouse émancipée, laquelle n’apparaît pas au regard du narrateur et du lecteur comme un bourreau, mais comme un « demi-bourreau » – de même que Bernard ne ressort pas comme une victime, mais comme une « demi-victime30 ». Self-care doublement paradoxal, faudrait-il même dire, puisqu’il n’exclut pas de son champ d’action la self-destruction – à tout le moins son désir : on n’ignore pas qu’en plus de refuser de se nourrir et de penser à s’ôter la vie lors de sa séquestration, Thérèse tentera de se suicider dans le bureau du psychiatre31. Bref, outre l’individualisme absolu qui caractérise la jeune femme, conséquence du « collectivisme » putride des Desqueyroux (n’en doutons pas en effet : le mépris familial de l’individu Thérèse est au moins autant la condition que le produit de son caractère autocentré32), tout se passe comme si l’épouse n’était, après la grand-mère, qu’un bouc-émissaire capable de libérer les tensions de la société d’Argelouse, plus particulièrement celles de la famille Desqueyroux33. Ce qui apparenterait la jeune femme sinon à la figure christique (celle-ci est résolument non violente), du moins au martyr chrétien des premiers siècles, qui serait paradoxalement tenté par la violence dirigée – « sainte Locuste » mi-racinienne mi-chrétienne, en somme, canonisée par l’avis au lecteur d’inspiration baudelairienne34. L’épousée ne se compare-t-elle d’ailleurs pas, du fait de sa « solitude intérieure » (TD, 68) et de sa marginalité sociale, à la figure sacerdotale sacrifiée, au service des fidèles ? Plus généralement, comment nier l’importance du thème catholique dans l’œuvre d’un auteur qui réhabilite la « créature » monstrueuse en la renvoyant dès le paratexte à Celui qui l’a façonnée à son image ?

François Mauriac ou la compassion du Créateur pour sa créature

S’il y a compassion auctoriale pour sa créature de papier, c’est d’abord dans le fait de faire entendre longuement au lecteur la « voix différente35 » de Thérèse (on se souvient qu’il s’agissait dans l’esquisse d’introduire au lecteur la confession de Thérèse à un prêtre), ignorée parce que différente – c’est-à-dire non consensuelle : « mais moi, mais moi36 ». Plus précisément, il s’agissait d’irriguer l’ensemble du récit par la voix d’une criminelle, de comprendre les raisons qui l’ont poussée à agir comme elle a agi, telles qu’exprimées par elle-même. Processus de compréhension de l’Autre qui, répétons-le, est évacué par les personnages gravitant autour de la jeune femme. Mme de la Trave ne cesse en effet de renvoyer les propos socialement hérétiques de Thérèse à des bons mots, et Bernard est incapable d’empathie à l’égard d’autrui (et donc, faut-il le préciser ? encore moins de compassion...) : « [...] mais, du premier coup d’œil, il lui apparaissait [à Thérèse] tel qu’il était réellement, celui qui ne s’est jamais mis, fût-ce une fois dans sa vie, à la place d’autrui ; qui ignore cet effort pour sortir de soi-même, pour voir ce que l’adversaire voit. Au vrai, Bernard l’écouterait-il seulement ? » (TD, 76) Bref, laisser s’exprimer et, plus largement, focaliser l’attention du récit sur celle qui apparaît d’emblée comme monstrueuse37, c’est laisser entendre au lecteur (prompt, lui aussi, à condamner sans comprendre, autrement dit à ne pas faire attention) qu’elle mérite d’être écoutée et, sinon excusée, du moins justifiée, dans une perspective de déresponsabilisation partielle qui, on l’a vu, rend Thérèse à la fois coupable et innocente38.

Plus généralement, en créant ce personnage ambigu d’empoisonneuse et en ne le condamnant pas définitivement au plan de la moralité, Mauriac et, en-deçà, le narrateur témoignent d’une certaine proximité avec la souffrance de l’héroïne et, au-delà, des femmes de tous les temps et de tous les pays, que le scripteur a pu entrevoir au cours de son existence sociale39. Car en faisant de Thérèse une épouse malheureuse qui lutte contre sa condition, Mauriac ne se situe-t-il pas dans la lignée de ces écrivains qui, de Flaubert à Cohen en passant par Maupassant, pense la condition douloureuse des femmes en un moment historique et un milieu spécifiques (ce qui ne veut pas dire qu’il doit être classé parmi les écrivains « féministes40 ») et souhaite la rendre sensible à ses lecteurs par le biais de la fiction ? C’est ainsi que Mauriac rend compte de « la loi de l’homme41 », celle qu’il fait subir dans les provinces bourgeoises à une « femme d’aujourd’hui » (TD, 89), celle qui atteint l’âge adulte après 1918 et dont le malaise est longuement exprimé sous les formes de l’anorexie, de l’excès médicamenteux et de la frigidité.

Par ailleurs, le souci qu’a l’auteur catholique pour sa créature s’observe dans la volonté qu’il a eue de la mener à Dieu, ainsi qu’il l’explique dans la préface de l’œuvre (dont il faut rappeler qu’elle fut écrite postérieurement à la publication) : « J’aurais voulu que la douleur, Thérèse, te livre à Dieu. » (TD, 17) Car Dieu est loin d’être absent de ce monde d’Argelouse pourtant caractérisé par la violence physico-psychologique et le manque d’amour familial. Sa présence auprès de Thérèse et sa puissance d’attraction se laissent deviner à plusieurs reprises au cours du roman, par le biais de personnages-relais sacrifiés. Le curé de Saint-Clair, d’abord : contre toute attente (Thérèse ayant incorporé les principes de vision de « la laïque »), ses « inflexion[s] de voix » (TD, 68), ses gestes, ses traits, ses paroles et sa vie mystérieuse éveillent l’attention de l’épouse devenue pourtant indifférente à tout ce qui était hors d’elle depuis le départ soudain de Jean Azévédo. C’est que les deux êtres sont rejetés par la communauté pour leur différence morale, et par là se ressemblent et se rassemblent dans le même « parti tragique » :

Sur quelques propos de Jean Azévédo, Thérèse prêtait plus d’attention à ce prêtre jeune encore, sans communication avec ses paroissiens qui le trouvaient fier : « Ce n’est pas le genre qu’il faut ici. » Durant ses rares visites chez les La Trave, Thérèse observait ses tempes blanches, ce haut front. Aucun ami. Comment passait-il ses soirées ? Pourquoi avait-il choisi cette vie ? [...] Thérèse, pour l’entendre, fréquenta l’église. [...] Les prônes du curé, touchant le dogme ou la morale, étaient impersonnels. Mais Thérèse s’intéressait à une inflexion de voix, à un geste ; un mot parfois semblait plus lourd... Ah ! lui, peut-être, aurait-il pu l’aider à débrouiller en elle ce monde confus ; différent des autres, lui aussi avait pris un parti tragique [...]. (TD, 67-6842)

Tante Clara, ensuite : tout porte à penser que celle-ci est sacrifiée par l’auteur au moment où le désespoir détermine son personnage principal à s’ôter la vie en s’empoisonnant. En effet, si Thérèse (rappelée à la vie par la mort de l’être qui l’aimait le plus au monde, et qui « n’aimait qu[’elle] 43 ») ne croit pas en une quelconque intercession divine, de son côté Mauriac laisse planer un doute en faveur d’un soin dirigé, réponse verticale à l’humble prière formulée par l’épouse aux portes de l’abîme (comprendre : de la damnation) :

S’il existe cet Être (et elle revoit, en un bref instant, la Fête-Dieu accablante, l’homme solitaire écrasé sous une chape d’or, et cette chose qu’il porte des deux mains, et ces lèvres qui remuent, et cet air de douleur) ; puisqu’Il existe, qu’Il détourne la main criminelle avant que ce soit trop tard et si c’est sa volonté qu’une pauvre âme aveugle franchisse le passage, puisse-t-Il, du moins, accueillir avec amour ce monstre, sa créature. (TD, 84-8544)

En somme, de nombreux éléments et événements du récit pointent vers la présence du surnaturel catholique dans la vie de Thérèse – on pourrait également mentionner le nom de la ville dans laquelle l’auteur plante son personnage extra-lucide, « Saint-Clair », ou encore l’esquisse du roman : Conscience, instinct divin. Et pourtant celle-ci n’est pas in fine entraînée à la conversion, ne devient pas une empoisonneuse acquise à la sainteté – « sainte Locuste ». Et si Mauriac ne convertit pas Thérèse, c’est tout à la fois par sollicitude idéologique à l’égard du lecteur (il ne souhaite pas produire un roman à thèse qui imposerait à celui-ci un programme collectif catholique au mépris de sa liberté interprétative45) ; par souci littéraire (il laisse une aura de mystère à la personnalité morale, aux actions et à la douleur de son personnage, afin que ceux-ci soient à jamais interrogées par les lecteurs, dit autrement pour que l’agnosticisme de l’héroïne soit d’un rendement romanesque optimal) ; par conviction personnelle (Mauriac se trouve vers 1927 dans une période de trouble de sa foi, « désert du midi » de concupiscence, laquelle crise religieuse se réfracte dans un personnage enfermé dans les rets de son scepticisme46). Et, dira-t-il plus tard, par crainte des représailles du camp catholique autorisé (« J’aurais voulu que ta douleur, Thérèse, te livre à Dieu ; et j’ai longtemps désiré que tu fusses digne du nom de Sainte Locuste. Mais plusieurs, qui pourtant croient à la chute et au rachat de nos âmes tourmentées, eussent crié au sacrilège » [TD, 17]). Ce dernier point révèle à qui veut la voir la différence de positions (donc de prises de position) qui existe dans le sous-champ littéraire catholique des années 1920. D’un côté se trouvent ceux qui refusent que le Mal se mue en Bien par la conversion fictionnelle (les valeurs morales du lecteur pourraient être durablement brouillées) ; qui pensent la création des personnages exclusivement dans le cadre de la condamnation justifiée par la loi et la morale dominante (le pôle dominant-orthodoxe), quitte à négliger chez Thérèse les « aspects essentiels et difficiles de la vie morale » (ses motivations notamment) au profit, donc, « de concepts éloignés [des] questionnements ordinaires – l’obligation, la rationalité, le choix47 » (propres à interdire à la jeune épouse tout mouvement réactionnel, qui plus est violent). De l’autre se tiennent ceux qui, comme Mauriac (lequel se situe dans la droite ligne d’un Bloy48) et dans un mouvement pascalien, entendent ne rien cacher au lecteur de la misère et du péché des personnages sans Dieu, afin que celui-ci soit questionné dans sa foi. Ne faut-il pas en effet être confronté (y compris obliquement, à travers le phénomène de l’identification lectoriale49) à la misère et au mépris de soi pour faire l’apprentissage de la sainteté ? C’est en tous les cas ce que semble rappeler la trajectoire fictionnelle de Thérèse – et la trajectoire de vie de Mauriac.


Si l’on peut soutenir que Thérèse Desqueyroux est un « roman du care », ce n’est pas parce que les relations interpersonnelles qui y sont décrites sont nourries d’amour et dans un amour capable de produire du soin (presque tous les personnages sont « incapable[s] d’aimer50 » et de pardonner, ce qui ne veut pas dire qu’ils ne ressentent jamais de pitié pour autrui51), mais parce qu’il place la vulnérabilité (de l’épouse malheureuse, de Bernard, de tante Clara, d’Anne...) « au cœur de la morale au lieu de valeurs centrales telles que l’autonomie52 » (celle d’un Larroque), parce qu’il préfère l’éthique du care (portée à accorder de l’attention au cri étouffé de Thérèse) à l’éthique de la justice (encline à condamner sans écouter ni même entendre ce « monstre53 »). En effet, en narrant la confession laïcisée de Thérèse, l’auteur laisse s’échapper une voix différente, exprimée avec difficulté par un corps qui ne fait pas corps avec l’esprit de corps (dont l’esprit de famille n’est qu’un cas particulier), voix anti-doxique (c’est bien l’incroyance thérésienne envers les croyances du groupe, la non-orchestration croissante de son habitus avec le monde social bourgeois dont il est pourtant le produit qui marginalise la jeune épouse) d’une créature vouée tragiquement à la nuit54. Voix solitaire et souffrante émise par un personnage foncièrement ambivalent (mi-bourreau, mi-victime, qui engendre autant de pitié que de haine, qui témoigne d’autant de force de réaction que d’impuissance et de fragilité, bref « humain trop humain »), que l’écrivain ne s’autorise pas à condamner moralement, disqualifiant la lecture autoritaire du romancier à thèse au profit d’une « “lecture aimante et attentive” » capable de mettre le lecteur « en face, aux prises avec, une incertitude, un déséquilibre perceptif55 » ; personnage ambivalent, disions-nous, qui a son équivalence extratextuelle maintes fois entrevue par l’écrivain bordelais ; lequel a, on l’a dit, le souci aigu de son lectorat féminin – du « groupe social “femmes”56 », pour parler comme Marjolaine Deschênes. Bref, le care se décompose en deux modalités interconnectées dans Thérèse Desqueyroux : celle, d’abord, qui fait des personnages (et surtout de Thérèse) des êtres vulnérables en quête permanente de soins et d’attentions ; celle, ensuite, qui fait de l’auteur « chrétien57 » un pourvoyeur de soins charitables dirigés au plan extratextuel vers les créatures invisibilisées dans et par le milieu familial. Ce qui ne signifie pas toutefois que Mauriac souscrit au « régime cellulaire » du Gide des Faux-Monnayeurs (1925) : car si l’écrivain exprime bien « sous une forme nouvelle et personnelle, l’exigence romantique de l’individu contre cette société en miniature qu’est la famille58 », il ne pourfend pas la famille en soi. C’est la famille provinciale-bourgeoise oppressante (institution injuste) qui est visée par ce roman des pardons (laïque et catholique, intratextuel et extratextuel) qui n’adviennent pas (ou, mieux, qui ne peuvent advenir, malgré la sollicitude narratoriale et auctoriale59), en tant qu’elle ne peut enfanter que des relations sans et contre autrui, pour reprendre en la retournant la définition ricœurienne de l’éthique.


Références bibliographiques

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  1. Ces mots apparaissent sur la première page du premier manuscrit (un cahier d’écolier) de Thérèse Desqueyroux. Une citation de Thomas Mann fait ensuite office d’exergue au roman : « ... certains êtres s’égarent nécessairement parce qu’il n’y a pas pour eux de vrais chemins » (citée dans François Mauriac, Œuvres romanesques et théâtrales complètes, éd. établie, présentée et annotée par Jacques Petit, Paris, Gallimard, 1979, p. 929). Empoisonneuse romaine du temps de Néron, Locuste fut condamnée à mort par Galba en 69. Elle fut notamment chargée de tuer Britannicus, rival potentiel de Néron.↩︎

  2. « Redéfinir la morale à partir de l’importance, et de son lien à la vulnérabilité structurelle de l’existence, pourrait ainsi aider à constituer l’éthique du care. La notion de care est indissociable de tout un cluster de termes qui constituent un jeu de langage du particulier : attention, souci, importance, signifier, compter. » (Sandra Laugier, « Care et perception. L’éthique comme attention au particulier », dans Patricia Paperman et Sandra Laugier [dir.], Le souci des autres. Éthique et politique du care, Paris, Raisons pratiques, 2011, p. 363-364) Pour en savoir plus sur l’éthique (mieux : les éthiques) du care et les objections qu’elles soulèvent, voir Sophie Bourgault et Julie Perreault, « Introduction. Le féminisme du care, d’hier à aujourd’hui », dans Sophie Bourgault et Julie Perreault (dir.), Le care. Éthique féministe actuelle, Montréal, Les Éditions du Remue-Ménage, 2015, p. 9-24 et Patricia Paperman et Pascale Molinier, « L’éthique du care comme pensée de l’égalité », Travail, genre et sociétés, no 26, 2011, p. 189-193.↩︎

  3. François Mauriac, article de journal (sans titre) paru dans Bandarra le 8 juin 1935, cité dans Jacques Petit, « Note sur Thérèse Desqueyroux », dans François Mauriac, Œuvres romanesques et théâtrales complètes, op. cit. , p. 927.↩︎

  4. Fabienne Brugère, L’éthique du « care  », Paris, Presses universitaires de France, 2011, p. 3.↩︎

  5. « Quoi que prétendissent mes maîtresses, je souffrais, je faisais souffrir. Je jouissais du mal que je causais et de celui qui me venait de mes amies ; pure souffrance qu’aucun remords n’altérait. » (François Mauriac, Thérèse Desqueyroux, dans Œuvres romanesques et théâtrales complètes, op. cit. , p. 29) Dorénavant, les références à cet ouvrage seront indiquées entre parenthèses dans le corps du texte par le sigle TD, suivi du numéro de la page.↩︎

  6. Parce qu’il ne nomme pas (ou bien obliquement) ce à quoi il réfère, le pronom démonstratif (souligné par l’auteur) a toute sa place dans un roman où 1) les personnages cherchent toujours à taire les situations (on ne dit pas – pire : on cache – le mal qu’on fait) auxquelles ils ne cessent dans le même temps de faire allusion ; et où 2) le personnage principal ne comprend pas et ne peut expliquer les raisons de son acte criminel.↩︎

  7. Joan Tronto, « Du care », Revue du MAUSS, no 32, 2008, p. 245.↩︎

  8. Le terme « femme nouvelle » est, à peu de nuances près, la transposition hexagonale de la « New Woman » anglo-saxonne, ainsi définie par David Pomfret : « À l’origine, le terme “New Woman” était utilisé afin de décrire et de ridiculiser les femmes éduquées, indépendantes et élégantes qui osaient perturber l’idéal bourgeois d’une féminité domestique » (traduction libre de l’extrait de « “A Muse for the Masses” : Gender, Age, and Nation in France, Fin de Siècle », American Historical Review, no 5, 2004, p. 1450). Thérèse partage ainsi plusieurs traits avec les garçonnes des années 1920 (voir La Garçonne de Victor Margueritte, 1922), lesquelles perturbent le classement social masculin/féminin : celle qui « n’a pas [les] principes » de la famille Desqueyroux « fume comme un sapeur » (TD, 34), se veut indépendante, émancipée et est animée d’un désir homosexuel latent pour Anne de la Trave – en particulier dans le premier jet du roman (Conscience, instinct divin, publié quelques semaines après Thérèse Desqueyroux dans La Revue nouvelle du 1er mars 1927).↩︎

  9. Joan Tronto, loc. cit., p. 246.↩︎

  10. Dans Le Romancier et ses personnages I, Mauriac se demande encore : « Pourquoi Thérèse Desqueyroux a-t-elle voulu empoisonner son mari ? » Avec lucidité, l’auteur observe que le mystère qui entoure l’acte criminel de Thérèse donne plus de relief à son héroïne : « Ce point d’interrogation a beaucoup fait pour retenir au milieu de nous son ombre douloureuse. » (François Mauriac, Œuvres romanesques et théâtrales complètes, op. cit., p. 849) Dans une lettre du 4 avril 1927, Mauriac ira jusqu’à dire à Champion : « Mon cher Édouard Champion, Thérèse Desqueyroux ne savait pas pourquoi elle avait tenté d’empoisonner son mari et je ne sais pas pourquoi j’ai écrit Thérèse Desqueyroux » (citée dans ibid., « Note sur le texte » par Jacques Petit, p. 928).↩︎

  11. On notera que le bonheur de son amie annihilé, Thérèse retrouve aussitôt l’apaisement : « À Argelouse, où il avait été entendu qu’elle trouverait le joint pour agir sur cet Azévédo et pour lui faire lâcher prise, elle ne songeait plus qu’au repos, au sommeil. » (TD, 52)↩︎

  12. Sur les liens entre Thérèse et Phèdre, voir Geneviève Sutton, « Phèdre et Thérèse Desqueyroux : une communauté de destin », The French Review, no 4, 1970, p. 559-570.↩︎

  13. Ne reconnaît-on pas là l’invitation formulée par le serpent, qui pousse Ève (Thérèse) à manger (et à faire manger) le fruit de l’arbre défendu afin d’ouvrir les yeux sur la vérité du bien et du mal, dit autrement afin de se libérer du « joug » de Dieu ?↩︎

  14. Loi paternelle (mieux : patriarcale) qui ne sera pas fondamentalement modifiée par l’acte criminel de Thérèse : il suffit de relire la scène d’ouverture du roman, dans laquelle Thérèse est physiquement pressée entre son père et son avocat à la sortie du procès, pour s’en assurer.↩︎

  15. La première Thérèse affirme que Bernard est un « assassin » et que par son geste elle n’a « fait que lui rendre ce qu’il [lui] avait donné » (François Mauriac, Conscience, instinct divin, dans Œuvres romanesques et théâtrales complètes, op. cit., p. 13). Sur la sexualité comme « crime », voir notamment Le Baiser au lépreux (1922).↩︎

  16. François Mauriac, « Thérèse Desqueyroux. Notice » par Jacques Petit, dans Œuvres romanesques et théâtrales complètes, op. cit., p. 925.↩︎

  17. « En une seconde, il revit cette image coloriée du Petit Parisien qui, parmi beaucoup d’autres, ornait les cabinets en planches du jardin d’Argelouse – et tandis que bourdonnaient les mouches, qu’au-dehors grinçaient les cigales d’un jour de feu, ses yeux d’enfant scrutaient ce dessin rouge et vert qui représentait La Séquestrée de Poitiers. » (TD, 95)↩︎

  18. On n’oublie pas que Bernard chasse les palombes comme il chasse Thérèse (pour la ramener dans son « nid » [TD, 39]). Thérèse peut aussi se transmuer en « auge » (ce qui n’est qu’une espèce de proie réifiée) : « Il [Bernard] était enfermé dans son plaisir comme ces jeunes porcs charmants qu’il est drôle de regarder à travers la grille, lorsqu’ils reniflent de bonheur dans une auge (“c’était moi, l’auge”, songe Thérèse). » (TD, 38)↩︎

  19. Acte d’« anti-care » (d’étouffement) opéré par la famille qui, du même coup, aggrave la condition d’« anti-care » de la jeune femme, dans un cercle sans limite ni fin.↩︎

  20. « “Comme on dit ici : il faut faire le silence...” – Ah ! oui ! m’écriai-je. Parfois je me suis enquise de tel grand-oncle, de telle aïeule, dont les photographies ont disparu de tous les albums, et je n’ai jamais recueilli de réponse, sauf, une fois, cet aveu : “Il a disparu... on l’a fait disparaître.” » (TD, 62). En plus de viser les membres déviants qui composent le noyau familial (« Alors, en homme qui a tout bien pesé, il [Bernard] lui expliqua [à Thérèse] que partir, c’était se reconnaître coupable [dans l’affaire de l’empoisonnement]. L’opprobre, dans ce cas, ne pouvait être évitée par la famille, qu’en s’amputant du membre gangrené, en le rejetant, en le reniant à la face des hommes » [TD, 80]), les menaces et actions pratiques d’annihilation touchent les membres extérieurs qui gravitent aux abords directs de la maisonnée, tel Mlle Monod : « La receveuse, Mlle Monod, était seule dans la confidence ; elle avait arrêté plusieurs lettres d’Anne : “Mais cette fille, c’est un tombeau. D’ailleurs, nous la tenons... elle ne jasera pas”. » (TD, 47)↩︎

  21. « Immoler tous les bonheurs individuels : que ça ne se sache pas. Le titre secret est : le plat de cendre (les chats recouvrent leurs ordures) » : première page du manuscrit (dont le titre envisagé était L’Esprit de famille), citée dans François Mauriac, « Note sur le texte » par Jacques Petit, dans op. cit., p. 929. C’est le romancier qui souligne.↩︎

  22. Sandra Laugier, « Le sujet du care : vulnérabilité et expression ordinaire », dans Pascale Molinier, Sandra Laugier et Patricia Paperman (dir.), Qu’est-ce que le care ? Souci des autres, sensibilité, responsabilité, Paris, Payot & Rivages, 2009, p. 167.↩︎

  23. Sur ce point, voir Paul Ricœur qui soutient que « [l]’éthique plus que la morale suppose une culture démocratique, enracinée dans le débat public et la possibilité du dialogue » (Fabienne Brugère, op. cit. , p. 40).↩︎

  24. Caroline Ibos, Aurélie Damamme, Pascale Molinier et Patricia Paperman, « Le care est un concept importé des États-Unis », dans Vers une société du care. Une politique de l’attention, Paris, Le Cavalier Bleu, 2019, p. 29.↩︎

  25. TD, 46.↩︎

  26. oir aussi p. 68 : « Je fais semblant de ne pas entendre, disait Mme de la Trave, et si elle [Thérèse] insiste, de n’y pas attacher d’importance ; elle sait qu’avec nous ça ne prend pas. »↩︎

  27. L’incorporation par Thérèse de la « norme masquée » est telle qu’à Paris même (lieu de liberté mais aussi... de comédie sociale) elle ne saura s’en libérer. On se souvient qu’elle « fard[e] ses joues et ses lèvres, avec minutie » avant de marcher « au hasard » dans les rues de la capitale (TD, 106).↩︎

  28. « Le crime soupçonné, et même certain aux yeux des autres, Thérèse pouvait faire ou rêver une confession – qui est d’abord une tentative pour se comprendre et pour se justifier ensuite devant sa victime ; elle cherche à franchir la distance qui sépare son acte de ses intentions, sans y parvenir, puisque ses mobiles sont tous inconscients ; aussi ne fera-t-elle pas cette confession impossible, pas plus qu’elle ne saura répondre à la question que Bernard lui posera avant de la quitter. L’incertitude ainsi maintenue donne un mouvement romanesque, provoque l’attente » (François Mauriac, Œuvres romanesques et théâtrales complètes, op. cit., p. 926) Voir Thérèse Desqueyroux, p. 26 : « Moi, je ne connais pas mes crimes. Je n’ai pas voulu celui dont on me charge. Je ne sais pas ce que j’ai voulu. Je n’ai jamais su vers quoi tendait cette puissance forcenée en moi et hors de moi : ce qu’elle détruisait sur sa route, j’en étais moi-même terrifiée... »↩︎

  29. « Le care vise à aller plus loin qu’une éthique des vertus ou du développement humain ; à valoriser le souci des autres, non contre le souci de soi, mais au contraire comme la base même d’un réel et réaliste souci de soi, d’une culture de notre capacité à faire attention à nos besoins et à nos exigences). » (Sandra Laugier, « CARE, philosophie », Encyclopædia Universalis, https://www.universalis.fr/encyclopedie/care-philosophie/ [page consultée le 30 novembre 2022])↩︎

  30. On se souvient de la Thérèse de la première ébauche du roman, dont l’acte criminel est présenté comme un cas de « légitime défense » sexuel. Aussi Jean Touzot rappelle-t-il avec raison que dans « la confession qu’elle adressait à un prêtre [...] l’héroïne de l’esquisse va même jusqu’à donner un sens rédempteur au crime contre le mari, puisqu’elle déclare avoir cédé “tour à tour à la tentation de l’anéantir et au désir de le sauver” » (François Mauriac, Thérèse Desqueyroux, préface et commentaire de Jean Touzot, Paris, Grasset, 1989, préface, p. VIII).↩︎

  31. Voir la nouvelle Thérèse chez le docteur (1938, d’abord publiée en 1933 dans la revue Candide).↩︎

  32. Ledit caractère point à de multiples endroits dans le récit. Un exemple suffit : « Thérèse lisait dans la pensée de la jeune fille [Anne] : “Elle me méprise parce que je ne lui ai pas d’abord parlé de Marie. Comment lui expliquer ? Elle ne comprendrait pas que je suis remplie de moi-même, que je m’occupe tout entière. Anne, elle, n’attend que d’avoir des enfants pour s’anéantir en eux, comme a fait sa mère, comme font toutes les femmes de la famille. Moi, il faut toujours que je me retrouve ; je m’efforce de me rejoindre... Anne oubliera son adolescence contre la mienne, les caresses de Jean Azévédo, dès le premier vagissement du marmot que va lui faire ce gnome, sans même enlever sa jaquette. Les femmes de la famille aspirent à perdre toute existence individuelle. C’est beau, ce don total à l’espèce ; je sens la beauté de cet effacement, de cet anéantissement... Mais moi, mais moi...”  » (TD, 97)↩︎

  33. Sur ce point, voir J. Timothy Williams, « Violence and Sacrifice in Mauriac’s Therese Desqueyroux », The Midwest Quarterly, no 2, 1992, p. 168-180.↩︎

  34. « Seigneur, ayez pitié des fous et des folles ! Ô Créateur ! peut-il exister des monstres aux yeux de celui-là seul qui sait pourquoi ils existent, comment ils se sont faits, et comment ils auraient pu ne pas se faire.... » (« épigraphe », TD, 15). L’épigraphe-oraison de Thérèse Desqueyroux est tirée du Baudelaire de « Mademoiselle Bistouri ». Dans un rêve d’inspiration religieuse, Thérèse se voit dotée du pouvoir de guérison des malades, à l’instar des apôtres (voir les Actes des Apôtres) : « La pensée de Thérèse se détachait du corps inconnu qu’elle avait suscité pour sa joie, elle se lassait de son bonheur, éprouvait la satiété de l’imaginaire plaisir – inventait une autre évasion. On s’agenouillait autour de son grabat. Un enfant d’Argelouse (un de ceux qui fuyaient à son approche) était apporté mourant dans la chambre de Thérèse ; elle posait sur lui sa main toute jaunie de nicotine, et il se relevait guéri. » (TD, 91)↩︎

  35. Voir Carol Gilligan, Une voix différente : pour une éthique du care, trad. Annick Kwiatek, Paris, Flammarion, 2008 [1982].↩︎

  36. Nul hasard d’ailleurs si la surdité est la caractéristique principale qui définit tante Clara : seule à aimer Thérèse et à vouloir l’écouter, elle est aussi la seule qui ne peut pas l’entendre, ce qui redouble du même coup la tragédie de la jeune femme.↩︎

  37. Lorsque Thérèse n’est pas le personnage focalisateur, elle est le personnage focalisé ; lorsqu’elle est physiquement absente d’une scène, elle n’en est pas moins présente à travers les propos des présents. Bref, elle occupe presque tout l’espace, le dire et, il faut bien l’admettre, l’intérêt romanesques.↩︎

  38. De nombreux éléments distillés tout au long du récit participent à déresponsabiliser l’épouse malheureuse, tels son hérédité problématique (elle est la petite-fille de cette Julie Bellade « dont nul ne savait rien, sinon qu’elle était partie un jour ») ou l’origine de l’idée de l’empoisonnement (celle-ci est extérieure : c’est Bernard qui d’abord s’empoisonne).↩︎

  39. Si l’histoire de Thérèse Desqueyroux est située socialement et géographiquement (relativement toutefois : Argelouse est une « extrémité de la terre ; un de ces lieux au-delà desquels il est impossible d’avancer » [TD, 30] ; nous soulignons), elle n’est pas précisément datée. Au contraire, tout dans le roman trahit l’intemporalité. Alors qu’il est à peu près sûr que l’histoire prend place peu après 1918, aucun souvenir de la période guerrière (même vécue de l’arrière) ne remonte à l’esprit de l’héroïne ou d’un autre personnage. Comment oublier par ailleurs le mot de l’épouse malheureuse : « Je n’ai pas d’âge » (TD, 106) ? Sur la souffrance des femmes perçue par Mauriac au fil de sa vie, on se reportera aux belles pages du Romancier et ses personnages I, dont voici deux morceaux choisis : « Nos prétendues créatures sont formées d’éléments pris au réel ; nous combinons, avec plus ou moins d’adresse, ce que nous fournissent l’observation des autres hommes et la connaissance que nous avons de nous-même. Les héros de romans naissent du mariage que le romancier contracte avec la réalité [...]. N’empêche que s’ils s’y reconnaissent, eux ou les leurs [les connaissances du romancier], en dépit de toutes les protestations de l’écrivain , n’est-ce pas déjà la preuve qu’à son insu il a puisé, pour composer ses bonhommes, dans cette immense réserve d’images et de souvenirs que la vie a accumulés en lui ? » ; « Ainsi, sans avoir pensé à aucune femme en particulier, j’ai pu pousser ma Thérèse dans une certaine direction grâce à toutes les observations faites en ce sens, au cours de ma vie » (François Mauriac, dans op. cit., p. 864, 839-841 et 844). On n’oubliera pas néanmoins que le romancier a donné dans sa préface deux sources à Thérèse Desqueyroux : une épouse aperçue « dans une salle étouffante d’assises » (Henriette-Blanche Canaby, accusée d’avoir tenté d’empoisonner son mari en 1905 et condamnée – comme Thérèse – pour « faux et usage de faux ») et le flot des femmes observées « à travers les barreaux vivants d’une famille » (François Mauriac, Thérèse Desqueyroux, op. cit., p. 17). On comprend alors le mot de Mauriac : « Ma Thérèse Desqueyroux a d’innombrables sœurs. » (Le romancier et ses personnages II. L’éducation des filles, op. cit., p. 868)↩︎

  40. Voir son article relativement (et relativement seulement) progressiste du 26 mai 1969 dans le magazine Elle (« Quand Mauriac était inquiet pour les jeunes filles », Elle, no 1223, p. 174-177) et Le romancier et ses personnages II (op. cit.).↩︎

  41. Ibid., p. 871.↩︎

  42. On se rappelle par ailleurs que lorsqu’elle devient l’équivalent (à Argelouse) de la « séquestrée de Poitiers », la messe procure à Thérèse l’occasion de s’évader quelques heures.↩︎

  43. Malgré le soin attentif qu’elle apporte aux métayers malades, tante Clara n’est pas une pourvoyeuse de care sans tache (sans malveillance) : « Puis je [Thérèse] rentrais ; je somnolais devant le feu du salon ou de la cuisine, servie en tout par tante Clara. Pas plus qu’un dieu ne regarde sa servante, je ne prêtais d’attention à cette vieille fille toujours nasillant des histoires de cuisine et de métairie ; elle parlait, elle parlait afin de n’avoir pas à essayer d’entendre : presque toujours des anecdotes sinistres touchant les métayers qu’elle soignait, qu’elle veillait avec un dévouement lucide : vieillards réduits à mourir de faim, condamnés au travail jusqu’à la mort, infirmes abandonnés, femmes asservies à d’exténuantes besognes. Avec une sorte d’allégresse, tante Clara citait dans un patois innocent leurs mots les plus atroces. Au vrai, elle n’aimait que moi qui ne la voyais même pas se mettre à genoux, délacer mes souliers, enlever mes bas, réchauffer mes pieds dans ses vieilles mains. » (TD, 56)↩︎

  44. Prière formulée par l’épouse ou, peut-être, par le romancier : le passage du « s’il existe » au « puisqu’Il existe » offre en effet au lecteur deux interprétations concurrentes dans le cas (suggéré par Mauriac, répétons-le) où c’est Dieu lui-même qui intervient directement et qui détourne la « main criminelle » de détruire son propre corps : soit le narrateur (ou l’auteur) compatissant achève la prière d’une Thérèse encore trop incroyante et parvient in extremis à empêcher le geste suicidaire, soit c’est la jeune femme elle-même qui, grâce au souvenir de l’homme pieux dont la foi est exemplaire, se met à croire et prend conscience de son statut de « pauvre âme aveugle » qui a besoin de l’amour de Dieu pour être sauvée. En ce sens, c’est l’humilité de la jeune femme et sa soudaine épiphanie religieuse qui la sauvent de sa damnation.↩︎

  45. Ne reproduirait-il pas sinon dans le schéma de la communication littéraire (auteur-texte-lecteur) le schéma familial de Thérèse, fait de contrainte et d’imposition de schèmes de vision et de division propres à la bourgeoisie catholique de province ? On se souvient par ailleurs de la critique thérésienne des lectures de couvent (œuvres à thèse), laquelle coïncide heureusement avec les prises de position extratextuelles de l’écrivain : « D’ailleurs, c’est assez mauvais signe qu’un des héros de nos livres devienne notre porte-parole. Lorsqu’il se plie docilement à ce que nous attendons de lui, cela prouve, le plus souvent, qu’il est dépourvu de vie propre et que nous n’avons entre les mains qu’une dépouille. » (François Mauriac, Le romancier et ses personnages I, op. cit., p. 849)↩︎

  46. « “Le mouvement le plus profond du roman, plus que le désir de se comprendre, est peut-être un conflit entre ce besoin d’être pardonné qui a toujours été en moi”, dit Mauriac, et une résistance plus forte que ce besoin. Double mouvement qui répond à la crise religieuse qu’il traverse alors. » (Jacques Petit, « Thérèse Desqueyroux. Notice », dans François Mauriac, op. cit., p. 927)↩︎

  47. Sandra Laugier, « CARE, philosophie », loc. cit.↩︎

  48. Sur Bloy et le care, voir Charles Plet, « Littérature catholique, littérature (du) care ? Le second xixe siècle en question », dans Alexandre Gefen et Andrea Oberhuber (dir.), Pour une littérature du care, 2022, https://www.fabula.org/colloques/document8280.php#bodyftn41 (page consultée le 29 novembre 2022).↩︎

  49. « Ces personnages fictifs et irréels nous aident à nous mieux connaître et à prendre conscience de nous-mêmes. » (François Mauriac, Le romancier et ses personnages I, dans op. cit., p. 860)↩︎

  50. « Rien n’est vraiment grave pour les êtres incapables d’aimer ; parce qu’il était sans amour, Bernard n’avait éprouvé que cette sorte de joie tremblante, après un grand péril écarté : ce que peut ressentir un homme à qui l’on révèle qu’il a vécu, durant des années, et à son insu, dans l’intimité d’un fou furieux. » (TD, 79)↩︎

  51. Thérèse ressent de la pitié pour un... assassin : « Autant vaudrait s’enfoncer à travers la lande, comme avait fait Daguerre, cet assassin traqué pour qui Thérèse enfant avait éprouvé tant de pitié (elle se souvient des gendarmes auxquels Balionte versait du vin dans la cuisine d’Argelouse) – et c’était le chien des Desqueyroux qui avait découvert la piste du misérable. On l’avait ramassé à demi mort de faim dans la brande. Thérèse l’avait vu ligoté sur une charrette de paille. » (TD, 83)↩︎

  52. Sandra Laugier, « CARE, philosophie », loc. cit.↩︎

  53. « Parce qu’elle est un monstre, Thérèse sent profondément que cela est possible [...] » (TD, 84) ; « Thérèse, elle, est un monstre de lucidité. J’avoue n’avoir jamais rencontré dans la vie une créature douée d’une telle puissance de regard intérieur. Je dis bien un monstre » (article de journal paru dans Bandarra, loc. cit., p. 927 ; c’est l’auteur qui souligne).↩︎

  54. On se souvient que La Fin de la nuit clôture le cycle de Thérèse Desqueyroux.↩︎

  55. Sandra Laugier, « Care et perception. L’éthique comme attention au particulier », loc. cit., p. 384. C’est l’auteure qui souligne.↩︎

  56. Marjolaine Deschênes, « Les ressources du récit chez Gilligan et Ricœur : peut-on penser une “littérature care” », dans Sophie Bourgault et Julie Perreault (dir.), op. cit., p. 222. Le groupe social des épouses à la « voix différente », bien sûr, mais aussi celui des « vieilles femmes » (qui sont volontiers des « vieilles filles ») : « Ce qui est étrange, c’est que celles à qui je songe, ces vieilles filles de mon enfance, dont on ne parlait guère que pour en sourire, plusieurs d’entre elles ne m’apparaissaient pas avec un visage tragique ni désespéré ; tristes, sans doute, mais comme baignées d’une lumière qui venait du plus profond d’elles-mêmes. Je pense à celle qui vivait dans un hameau perdu, au bord d’un champ de millade ; elle soignait les malades, faisait le catéchisme, coiffait et habillait les mariées, veillait les morts et les ensevelissait. » (François Mauriac, Le romancier et ses personnages II, op. cit., p. 868)↩︎

  57. « Thérèse Desqueyroux n’est sans doute pas un roman chrétien, mais c’est un roman de chrétien, que seul un chrétien pouvait écrire. » (François Mauriac, Le nouveau bloc-notes (1961-1964), Paris, Flammarion, 1968, « 6 septembre 1962 », p. 182.)↩︎

  58. Lettre de François Mauriac à Édouard Champion du 4 avril 1927, citée dans François Mauriac, Œuvres romanesques et théâtrales complètes, op. cit., p. 928.↩︎

  59. « Si Bernard lui avait dit : “Je te pardonne ; viens...” Elle se serait levée, l’aurait suivi. Mais Bernard, un instant irrité de se sentir ému, n’éprouvait plus que l’horreur des gestes inaccoutumés, des paroles différentes de celles qu’il est d’usage d’échanger chaque jour » (TD, 105).↩︎

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