𝐾𝑛 đ‘šđ‘’Ìđ‘›đ‘Žđ‘”đ‘’ : l’instabilitĂ© des soins dans l’Ɠuvre de J.-K. Huysmans

 
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Hans-Érik Filfe-Leitner

 

Par son troisiĂšme roman, En mĂ©nage, paru en 18811, Huysmans rompt avec le romanesque et s’accorde encore, quoique de moins en moins, avec les idĂ©es de Zola, son maĂźtre Ă  l’époque, qui Ă©crivait que l’avenir de la littĂ©rature Ă©tait Ă  la « tranche de vie2 Â». Ce roman, suite de « scĂšnes de mĂ©nage Â» entre des hommes et des femmes dont les unions sont plus ou moins valorisĂ©es socialement, est l’occasion pour Huysmans d’exposer ses idĂ©es sur le mariage, le concubinage, les femmes, les rapports entre les genres et le cĂ©libat, dans une sorte de mĂ©tadiscours sur l’amour et ses imperfections. Certes, sommairement exposĂ©s, le sujet et les thĂšmes du roman peuvent sembler modernes, et certaines des opinions que Huysmans intĂšgre Ă  son roman, sur le mariage par exemple, le sont dĂ©finitivement. Cependant, on les retrouve dans une Ă©tonnante concoction faite de cynisme, de l’indĂ©niable misogynie huysmansienne et d’idĂ©es trĂšs claires sur la gamme de soins qui doivent ĂȘtre prodiguĂ©s par la femme Ă  « monsieur Â» ou sur les formes que doit prendre ce care pour que soit assurĂ©e la pĂ©rennitĂ© du mĂ©nage.

Synopsis

AndrĂ© Jayant est un Ă©crivain plutĂŽt moyen. Il ne le sait pas encore. Il s’est mariĂ©, deux ans auparavant, avec Berthe, qu’il trouve, rentrant un matin chez lui avant l’heure, dans sa chambre Ă  coucher avec un « gommeux Â». Cocu, mais nĂ©anmoins soucieux d’éviter le scandale, AndrĂ© reconduit l’amant et, anticipant avec horreur des larmes ou des bravades, ne confronte pas son Ă©pouse, fait sa valise et part vivre chez son ami de toujours, le peintre Cyprien Tibaille, que les lecteurs de Huysmans ont connu dans Les SƓurs Vatard. AndrĂ©, malgrĂ© l’humiliation, ne s’accommode pas trop mal de sa situation. À vrai dire, son mariage l’embĂȘte depuis un certain temps, et il accepte volontiers l’occasion de cette sĂ©paration pour retourner Ă  sa vie de garçon. Il s’empresse de trouver un logement qu’il meuble Ă  son goĂ»t, rue CambacĂ©rĂšs, en face, tout porte Ă  le croire, d’un ministĂšre oĂč Huysmans a rĂ©ellement travaillĂ©, et de retrouver MĂ©lanie, la bonne qui le servait avant son mariage. AndrĂ© Ă©tant bientĂŽt repus dans le confort des soins de sa bonne, il ne faut que quelques semaines pour que surgisse la « crise juponniĂšre Â» (EM, 132), dĂ©signation rĂ©currente dans l’Ɠuvre huysmansienne du dĂ©sir sexuel, et, avec elle, la recherche des amantes, qui calment les envies. AprĂšs Blanche, le retour de Jeanne, une ancienne amante, apporte peu Ă  peu le dĂ©sordre dans l’intĂ©rieur d’AndrĂ© et de MĂ©lanie. Jeanne, sans le sou, finit par partir en Angleterre pour y trouver du travail, et AndrĂ© constate que MĂ©lanie le dĂ©robe Ă©hontĂ©ment. Déçu, lestĂ© de toutes ses illusions sur les femmes, le cĂ©libat et son art, AndrĂ© retrouve une tendresse nostalgique pour son Ă©pouse, avec laquelle il finit par renouer. Il acceptera dĂ©sormais l’imperfection de son mĂ©nage, « supputant [
] les indulgences qu’il devrait avoir, les dĂ©fauts qu’il devrait s’engager, mentalement, Ă  passer Ă  l’autre Â». (EM, 341)

Le ménage et le service féminin

La dĂ©finition du mĂ©nage est plurielle dans le roman. Il importe peu, pour que le terme soit utilisĂ©, que le mĂ©nage soit composĂ© d’un couple mariĂ©, d’un homme et sa maĂźtresse, ou mĂȘme d’un homme et sa domestique. Or, voici le plus petit noyau sĂ©mantique auquel on tenterait de rĂ©duire ce que Huysmans veut dire quand il traite de mĂ©nages : l’organisation et la rĂ©partition du monde domestique entre un homme et une femme. S’il est tentant de pointer une confusion fondamentale, entre la nature du couple formĂ© par un homme, mariĂ© ante altare Ă  son Ă©pouse et celui que constituerait un homme qui rĂ©munĂšre une domestique, c’est qu’il faut voir avant tout le mĂ©nage comme le lieu oĂč l’homme trouve son confort auprĂšs d’une femme qui prend soin de lui ponctuellement.

À deux moments bien prĂ©cis, Huysmans s’attarde plus longuement, Ă  travers les personnages, Ă  dĂ©velopper ses idĂ©es sur le mariage et les femmes : au dĂ©but, lors d’une conversation d’AndrĂ© avec Cyprien, cĂ©libataire, et, vers la fin, quand il dĂ©peint le couple de Cyprien et de MĂ©lie. Que Huysmans ait choisi de faire sienne la voix de Cyprien n’est pas Ă©tonnant. PremiĂšrement, et tout simplement, parce qu’on sait que Huysmans compte parmi son ascendance bon nombre de peintres issus de la tradition flamande et qu’il s’est toujours senti proche de leur art, dans ses orientations poĂ©tiques et esthĂ©tiques, si bien que l’on parle depuis longtemps de lui comme d’un « peintre Ă©garĂ© par une anomalie singuliĂšre en pleine littĂ©rature3 Â». Mais c’est aussi parce qu’AndrĂ© doit ĂȘtre, pour assurer la cohĂ©rence du rĂ©cit, le personnage illusionnĂ© qui vit des Ă©checs successifs ; celui qui croit au mariage, avant de se trouver cocu. Le mariage est initialement pour AndrĂ© l’assurance d’ĂȘtre pris en charge, rĂ©confortĂ©. C’est aussi la fin des angoisses, des crises et des Ă©nervements qui viennent avec la multiplication irrĂ©guliĂšre des amantes :

Est-ce une vie que d’avoir le cƓur perpĂ©tuellement barbouillĂ© par les crasses des filles ; est-ce une vie que de dĂ©sirer une maĂźtresse lorsqu’on n’en a pas, de s’ennuyer Ă  pĂ©rir quand on en possĂšde une, d’avoir l’ñme Ă  vif quand elle vous lĂąche et de s’embĂȘter plus formidablement encore quand une nouvelle vous la remplace ? Oh non, par exemple ! BĂȘtise pour bĂȘtise, le mariage vaut mieux. Ça vous affadit les convoitises et Ă©mousse les sens ? eh bien, quand ça n’aurait que cet avantage-lĂ  ! et puis, et puis, mon cher, c’est une caisse d’épargne oĂč l’on se place des soins pour ses vieux jours ! c’est le droit de soulager ses rancunes sur le dos d’un autre, de se faire plaindre au besoin et aimer parfois ! (EM, 6-7)

En se faisant tromper, AndrĂ© sort du « trompe-l’Ɠil social Â» du mariage, et son Ă©ducation au cynisme marital dĂ©bute rĂ©ellement4. Ce n’est qu’en cĂŽtoyant le mĂ©nage de Cyprien et de MĂ©lie qu’il comprend qu’il doit abandonner toute idĂ©e de perfection dans le couple, et que pour peu qu’on accepte d’ĂȘtre gentiment trompĂ©, çà et lĂ , on sera rĂ©compensĂ© par des tendresses renouvelĂ©es, comme le lui suggĂšre MĂ©lie aprĂšs le souper : « Autrefois je pleurais toutes les larmes de mon corps lorsque mon amant courait avec d’autres, mais au fond, ça ne m’empĂȘchait pas d’avoir du sentiment pour lui, je l’aimais mĂȘme encore plus, et pour rien au monde, j’aurais voulu le quitter ! Â» (EM, 320) On peut entrevoir que l’union de MĂ©lie et de Cyprien Ă©tablit pour Huysmans la dose idĂ©ale, presque maternelle, fantasmĂ©e, de soins que le mĂ©nage doit apporter Ă  l’homme :

Cyprien lui apparut comme un galopin usĂ© avant l’ñge, comme un malade qui dĂ©sirait seulement, dans le lit, ĂȘtre bordĂ©, et elle s’attacha Ă  lui, rĂȘvant de devenir simplement sa bonne, mais une bonne avec qui l’on cause familiĂšrement et Ă  qui l’on envoie de temps Ă  autre, par amitiĂ©, de petites tapes sur le derriĂšre.

Puis, Ă  ce bon enfant, Ă  cette douceur d’une fille qui a Ă©tĂ© constamment dupĂ©e par les hommes sans leur en garder pour cela rancune, une idĂ©e bien peuple se joignait. Vigoureusement reintĂ©e et pĂ©tant d’embonpoint, MĂ©lie ressentait une certaine compassion pour la maigreur dĂ©licate du peintre. « Faudra que je l’engraisse Â», se disait-elle souvent ; et elle s’inquiĂ©tait de lui comme d’un marmot Ă  qui l’on essuie le front quand il a couru. Elle vĂ©rifiait, lorsqu’il s’apprĂ©tait [sic] Ă  partir, ses vĂȘtements, lui fourrant des foulards dans les poches, le forçant Ă  se dĂ©shabiller des pieds Ă  la tĂȘte quand il revenait mouillĂ©, par les jours de pluie, se couchant avec lui, l’hiver, pour qu’il s’étendĂźt sur une place chaude. [
]

ÉgayĂ©e par des grogs fortement Ă©picĂ©s, elle s’apitoya, maternelle, sur les vĂȘtements dĂ©cousus du peintre, et elle leur posa, çà et lĂ , quelques reprises, quelques points, puis, satisfaite du peu d’exigences et de la gĂ©nĂ©rositĂ© de Cyprien, elle revint d’elle-mĂȘme [
].

Leur liaison continuait ainsi trĂšs lĂ©nitive et trĂšs bĂ©nigne, lorsqu’un jour Cyprien se coucha, malade, souffrant de maux d’oreilles et de clous. Alors, elle s’installa prĂšs du lit, prĂ©para la potbouille pour qu’il n’eĂ»t pas Ă  sortir ; elle le soigna avec sollicitude, le veilla, la nuit, le dorlotant, lui mettant un moine aux pieds, se relevant pour le faire boire.

Lui, fut Ă©bahi ; il ne comptait plus depuis longtemps sur une affection quelconque, sur une pitiĂ© ; il s’attendrit sur ce dĂ©vouement qu’on lui offrait, gĂȘnĂ©, malgrĂ© tout, par le bon enfant de cette femme qui voulut, en dĂ©pit de ses protestations, s’occuper elle-mĂȘme de toutes les hontes, de toutes les abjections d’une maladie.

Elle riait, lui disant lorsqu’il se fĂąchait presque la suppliant de ne pas accomplir de rĂ©pugnantes besognes :

– Allons, mon bibi, c’est l’affaire des femmes, ça. (EM, 290-292)

Pourtant, ils ne sont pas mariĂ©s. C’est l’argument de Huysmans : la sanctification des unions ne prĂ©dit en rien le bonheur d’un couple, ou l’accomplissement des devoirs matrimoniaux. Cyprien l’explique Ă  son chat (animal qui reçoit, lui aussi, des soins) :

La sociĂ©tĂ©, vois-tu, minet, a dĂ©cidĂ© dans un jour de berlue, on ne sait plus quand, tant ça se perd dans la nuit des siĂšcles, que tout homme qui voudrait habiter avec une femme, dans la mĂȘme chambre, dans le mĂȘme lit, devrait passer auparavant devant un autre homme qui les interrogerait, aprĂšs qu’on lui ait mis une ceinture de cotonnade autour des reins.

Cette opĂ©ration s’appelle le mariage, mon chat [
]!

Eh bien ! Ton papa Cyprien et ta maman MĂ©lie n’ont pas dĂ©filĂ© devant la fameuse Ă©charpe dont je t’ai parlĂ©, ils vivent simplement ensemble, comme toi tu aurais pu le faire avec une chatte, sans en avoir prĂ©alablement obtenu la permission d’un deuxiĂšme chat. C’est te dire que, quoi qu’ils fassent, ils seront constamment mĂ©prisĂ©s, constamment honnis. [
]

Au fait, les deux sous de foie que tu manges par jour ne sont ni meilleurs, ni pires, que ce soit Mélie, fille Aulanier, ou Mélie épouse de Cyprien Tibaille, qui te les découpe et te les pétrisse dans une pùtée de pain. (EM, 287-288)

Bien sĂ»r, le mariage demeure garant d’une certaine sĂ©curitĂ© sociale, surtout pour la femme, dont le statut est prĂ©caire dans la France du XIXe siĂšcle. La sĂ©paration d’AndrĂ© et de Berthe doit ĂȘtre comprise comme une situation inhabituelle, assez pour qu’on en fasse un roman. Elle devient inconvenante et l’oncle de Berthe travaille Ă  rĂ©unir les Ă©poux. Le mariage n’est pas, cependant, l’assurance du bien-ĂȘtre et du confort. AndrĂ©, mariĂ© Ă  Berthe, Ă©tait mal servi. Cyprien, qui vit en concubinage avec MĂ©lie, vit comme un roi. S’il la rejetait, toutefois, MĂ©lie serait tout Ă  fait sans recours. Ses Ă©gards et ses attentions pour Cyprien pourraient ĂȘtre vus comme une stratĂ©gie de survie.

« Le mal servi5 Â» et son confort

Le confort, « toute une intimitĂ© d’intĂ©rieur Ă  l’aise Â» (EM, 16), est ce qu’attend l’homme de son mariage, de son concubinage, de sa domestique, et c’est un confort qui efface celle qui l’assure, dĂšs lors qu’elle n’est pas une Ă©pouse ou une maĂźtresse, si bien que l’homme a l’impression, la servante s’occupant de tous ses besoins, de retourner Ă  sa vie de garçon : « isolĂ© des relations ennuyeuses et des corvĂ©es du monde, allĂ©gĂ© des tracas du mĂ©nage, savourant la paix d’un homme constamment dĂ©boutonnĂ© et en pantoufles, il rappela peu Ă  peu ses manies de garçon, s’épanouit dans un bonheur de sans-gĂȘne et de bonne chĂšre Â» (EM, 131). On peut se demander s’il n’y a pas lĂ  prĂ©figuration des parfaits domestiques de Des Esseintes, dans À rebours, dont la prĂ©sence est cachĂ©e par toutes sortes de procĂ©dĂ©s ingĂ©nieux. Le personnage huysmansien veut ĂȘtre servi sans s’en rendre compte. Il veut qu’on prenne soin de lui sans qu’il n’ait Ă  prendre soin, Ă  son tour, de sa soignante. L’écrivain AndrĂ© Jayant nĂ©cessite, pour Ă©crire ses livres, de n’avoir pas Ă  penser Ă  ses besoins. Incapable de se consacrer Ă  autre chose que Ă  son Art, qui doit l’occuper tout entier, les tĂąches sont toutes assignĂ©es Ă  la femme. C’est elle qui prend soin d’un Ă©crivain : le rapport est asymĂ©trique.

*

Dans En mĂ©nage, le dĂ©sordre domestique est indicateur du dĂ©sordre dans les relations ; de l’effritement du mariage et du mĂ©nage. AprĂšs avoir surpris sa femme avec un autre homme, AndrĂ© constate le dĂ©sordre de son cabinet :

Un irrĂ©mĂ©diable dĂ©sordre s’étalait dans cette piĂšce. Les tiroirs Ă  moitiĂ© tirĂ©s d’une commode regorgeaient de tricots et de linges ; des chemises, se confondant, les unes avec les autres, tendaient leurs manches, Ă©cartaient leurs cols, gisaient, la tĂȘte en bas, pliĂ©es comme sur une charniĂšre, Ă©plorĂ©es et grotesques avec leurs bras et leur ventre vide, leur poitrine ouverte et creusĂ©e jusqu’au dos ; des cravates rayaient d’un mince filet noir la flanelle jaune des gilets, des gants allongeaient leurs doigts glacĂ©s, couleur de poussiĂšre et de mauve, sur la toile bise des caleçons, sur le blanc crĂ©meux des foulards de soie. (EM, 16)

Quand il ne peut compter sur une femme pour prĂ©parer le souper, le personnage huysmansien est obligĂ© de se tourner vers les restaurants et les cafĂ©s, oĂč le service, rĂ©munĂ©rĂ©, est une transaction commerciale. Certes le garçon de cafĂ© ou l’inquiĂ©tant propriĂ©taire de restaurant sont polis et serviables, parfois jusqu’à obsĂ©quiositĂ© : « bras dessus bras dessous, ils franchirent la porte d’un restaurant, saluĂ©s jusqu’à terre par un larbin dont les rouges fanons s’écrasĂšrent, en cette courbette, sur la cuirasse empesĂ©e de la chemise. Â» (EM, 59) DĂšs qu’ils se rĂ©fugient derriĂšre les portes de la cuisine, pourtant, les « larbins Â» commencent Ă  couper les coins ronds, Ă  inventer divers moyens de diluer les coĂ»ts de production du repas, allant jusqu’à servir de la viande avariĂ©e : « Les deux femmes n’eurent pas le courage d’avaler cette pourriture et elles appelĂšrent le garçon qui vanta le gibier trĂšs avancĂ©, sans convaincre personne, et conseilla Ă  ces dames un veau maigre. Â» (EM, 208) Le lecteur se doute bien, en revĂȘtant les inquiĂ©tudes nĂ©vrotiques du personnage, que les employĂ©s des restaurants se rient en arriĂšre-boutique des soupeurs qui, peu avant, Ă©taient flagornĂ©s dans la salle Ă  manger. L’illusion marchande s’arrĂȘte Ă  ce que le client voit du spectacle que l’on monte pour lui6. Chacun y trouve son compte : le client est nourri plus ou moins bien, le restaurateur est payĂ©.

De mĂȘme, la servante profite de sa position pour enrichir son propre mĂ©nage par de petits vols tolĂ©rĂ©s et qui vont de soi : « Ses bonnes s’enhardirent, la pillĂšrent sans modĂ©ration Â» (EM, 84). Ayant renvoyĂ© MĂ©lanie avant le retour de Berthe, AndrĂ©, peu habituĂ© Ă  entrer dans sa propre cuisine, la dĂ©couvre presque pour la premiĂšre fois en compagnie de son Ă©pouse et constate que MĂ©lanie travaillait surtout Ă  maintenir des apparences de propretĂ© :

Dans cette piĂšce, grande comme un mouchoir, et qu’elle emplissait de ses jupes, ils se pressĂšrent, l’un contre l’autre, devant le buffet, dĂ©couvrant des mĂšches Ă  lampe et des gousses d’ail, pĂȘle-mĂȘle dans une tasse, des croĂ»tons de pain dur sur un plat, du beurre dans un bol d’eau, du sel gris et de la farine dans des pots Ă  confiture, enfin, prĂšs d’un pilon de bois et d’une rĂąpe contenant encore des copeaux de gruyĂšre, une petite bouteille noire avec cette Ă©tiquette : « L’arome [sic] des potages, manufacture d’oignons brĂ»lĂ©s Ă  Romainville. Â»

À force de chercher, ils trouvĂšrent pourtant dans un tiroir, oĂč leurs doigts se mĂȘlaient et oĂč les bagues de Berthe pĂ©tillaient dans l’ombre, plus vives, d’infectes mouchettes trempĂ©es d’huile, au milieu d’un paquet dĂ©ficelĂ© de laurier et de thym.

– Tiens, dit AndrĂ©, ravi de l’excessive malpropretĂ© de ces mouchettes, avais-je raison d’accuser ma bonne, tu peux voir par toi-mĂȘme si elle est sale ? (EM, 336-337)

Le personnage, assez rusĂ© pour s’apercevoir des tromperies qu’on lui vend, se dĂ©goĂ»te des restaurants, et des services Ă©changĂ©s contre de l’argent, il rĂȘve de petits mets concoctĂ©s chez lui, par des femmes dont la sollicitude ne serait pas feinte, d’un logement nettoyĂ© par amour de l’ordre et du mĂ©nage. Le service qu’il demande doit lui ĂȘtre rendu par rĂ©el souci de son bien-ĂȘtre : l’affection se confond avec l’époussetage, l’amour avec les soins. Ainsi, s’il y a une tendance misogyne Ă  la synecdoque et Ă  la mĂ©tonymie, chez Huysmans, pour dĂ©signer l’ensemble des femmes7 (chercher le jupon, s’exciter Ă  la vue du jupon, Ă  celle de parties de vĂȘtements, comme les manches, et donc, devant des vitrines de boutiques8, ressentir la « crise juponniĂšre Â», etc.), il n’est pas rare que le travail domestique de la femme la remplace et que ce travail soit l’objet du dĂ©sir, ou ce qui le provoque. ImmĂ©diatement aprĂšs son retour et quelques tendresses Ă©mues, Berthe constate que la mĂšche d’une lampe Ă  l’huile est mal coupĂ©e. Sans trop y penser, elle s’empresse de trouver des ciseaux Ă  lampe et Ă©crĂȘte la mĂšche. ImmĂ©diatement, en la regardant travailler pour lui, AndrĂ© est saisi de dĂ©sir sexuel :

Elle arrangea prestement la lampe ; voilĂ  qui est fait, dit-elle ; et elle retourna dans le cabinet de toilette pour se laver les mains.

Alors, tandis qu’elle se frottait lentement les doigts, de mousse, AndrĂ©, debout derriĂšre elle, suivit le mouvement des bras dont le va-et-vient faisait onder l’étoffe de la robe dans le dos et se mourait en un lĂ©ger frisson le long des hanches, et de grands dĂ©sirs lui vinrent. (EM, 337)

Le monde des hommes, et celui des femmes

Aujourd’hui, le cĂ©libataire n’est pas si diffĂ©rent des autres, et il ne serait pas pris au sĂ©rieux Ă  faire tant d’embarras. Le haut prix de la main-d’Ɠuvre a rĂ©duit Ă  presque rien le service. Les femmes se sont Ă©mancipĂ©es et ne veulent plus ĂȘtre des commoditĂ©s. Dans son mĂ©nage ou en ville, tout le monde, mariĂ© ou cĂ©libataire, a appris Ă  pratiquer le self-service. Quelqu’un qui ne voudrait ou ne saurait faire ses courses, sa lessive, son mĂ©nage, un peu de cuisine, provoquerait agacement et rĂ©probation.

On n’en Ă©tait pas lĂ  au temps de Huysmans. La virilitĂ© comportait encore des privilĂšges. Il Ă©tait entendu qu’au chapitre des besognes domestiques, un homme, ça ne doit rien faire et ça ne sait rien faire. Ce n’est pas une question de classe sociale : le mineur Maheu, chez lui, dans la pire misĂšre, est servi9.

Dans En mĂ©nage, AndrĂ© est incompĂ©tent sur le plan des tĂąches domestiques. Il est incapable de pratiquer le self-service dont parle Jean Borie. Avec humour, Huysmans tente Ă  deux reprises de lui donner des corvĂ©es. La premiĂšre fois, il Ă©choue Ă  moudre du cafĂ© :

AndrĂ© s’offrit Ă  exĂ©cuter ce travail facile et tandis qu’elle apportait les cuillers et les tasses, il tourna maladroitement la manivelle, entre ses genoux, surpris, malgrĂ© tout, que l’appareil ne broyĂąt pas les grains plus vite.

Jeanne haussa les Ă©paules, lui reprit le moulin et acheva prestement l’ouvrage. (EM, 243)

À la fin du roman, il essaie de prendre soin de sa femme en pleurs :

Essuie tes yeux, ma chĂ©rie, tiens, veux-tu de l’eau fraĂźche ? – Et il courut jusqu’au cabinet de toilette, versa dans sa prĂ©cipitation la moitiĂ© du pot Ă  l’eau sur le parquet, apporta la cuvette, la tint pendant que Berthe se bassinait les yeux, la posa enfin sur le tapis parce qu’elle Ă©tait en terre de fer, trĂšs lourde. (EM, 333)

« Un homme, c’est perdu quand c’est seul ! Â» (EM, 317) Et AndrĂ©, comme Cyprien, « sont totalement dĂ©pendants des femmes malgrĂ© leur misogynie et leur penchant pour la solitude10 Â». De cela naĂźt un accord explicite entre les sexes : la femme fournit le care Ă  l’homme en Ă©change de quoi l’homme, grĂące Ă  son revenu, entretient la femme et finance sa coquetterie :

Elle voyait dans son pĂšre un banquier dont la caisse devait fournir Ă  tous ses besoins et Ă  tous ses caprices. Et lĂ , l’éternel fĂ©minin se retrouvait ; toute la femme Ă©tait lĂ , honnĂȘte ou non, qui juge naturel de soutirer Ă  l’homme de qui elle dĂ©pend, qu’il soit son pĂšre ou son entreteneur, autant de monnaie qu’elle peut en prendre. Le combat sans cesse renouvelĂ© entre la volontĂ© bien assise de l’homme et les simagrĂ©es tĂȘtues de la femme, s’était fatalement engagĂ© ; et, comme de juste, l’homme et le pĂšre Ă©taient d’avance vaincus par la femme et par la fille. (EM, 73)

Tout va bien, dans ces conditions, jusqu’à ce que l’un ou l’autre des partenaires (souvent la femme, si l’on se fie Ă  l’un des leitmotivs prĂ©fĂ©rĂ©s de Huysmans) trahisse l’autre en cherchant l’intimitĂ© physique ailleurs. Alors, les relations entre les sexes se dĂ©gradent encore plus en un vĂ©ritable bras de fer, la femme devient un « adversaire Â» qui dĂ©ploie pour l’homme tout un arsenal de « supercheries Â» et de « tromperies Â» (EM, 117). On ne s’en Ă©tonne pas, d’ailleurs, puisque la relation entre les hommes et les femmes, comme celle entre le client et le garçon de cafĂ©, est empreinte de commerce, de vente de soi et, donc, de tromperie. Chez Huysmans, les femmes sont souvent du cĂŽtĂ© des commerçants, et les hommes de celui des consommateurs. De la mĂȘme façon qu’elle se mĂ©fie de la nourriture des restaurants, la paranoĂŻa du personnage se mĂ©fie des femmes mises en marchĂ©11 ; des femmes Ă  marier pour lesquelles on va jusqu’à offrir des dots inquiĂ©tantes dans les petites annonces :

Il [
] s’arrĂȘta devant une annonce qui offrait comme une occasion superbe, par suite d’une liquidation de famille, une dot de dix-huit mille francs et une orpheline ; il resta pensif. Le mot pressĂ© qui figurait entre parenthĂšses, au bas de cette rĂ©clame, dĂ©roula devant lui des perspectives d’infinies ordures. Il y vit de courtes Ă©chĂ©ances d’accouchement, des ventres grossis aprĂšs un mois de mariage. Il songea aux dĂ©boires qu’éprouverait avec cette orpheline l’honnĂȘte benĂȘt qui se laisserait happer. (EM, 33)

À quelques moments dans le rĂ©cit, Huysmans semble nĂ©anmoins avoir de la sympathie pour les sentiments des femmes. Entre autres, quand il dĂ©crit ce qui a menĂ© Berthe Ă  tromper AndrĂ© et Ă  l’effritement de leur mariage, grugĂ© par une sorte de bovarysme plat dĂšs le dĂ©but :

Le mariage fut cĂ©lĂ©brĂ©. Elle demeura interdite. Tous ses rĂȘves de jeune fille se dĂ©tachĂšrent, un Ă  un ; toutes les joies rĂ©vĂ©lĂ©es par des amies, Ă  voix basse, dans le coin des fenĂȘtres, toutes les attentes de paradis brusquement ouvert sous des courtines, ratĂšrent. Froide de sens, elle ne vit dans les transports autorisĂ©s par l’Église qu’une convention rĂ©pugnante, une saletĂ© pĂ©nible.

Puis son mari lui parut vieux de caractÚre. [
] André avait adopté le ton paternel et bienveillant. (EM, 76)

La division claire entre le monde des hommes et celui des femmes permet des solidaritĂ©s tacites entre hommes (amitiĂ© d’AndrĂ© et de Cyprien) et entre femmes. Ainsi, quand Jeanne est invitĂ©e Ă  dĂ©jeuner chez AndrĂ©, elle Ă©prouve un vĂ©ritable malaise Ă  se faire servir par MĂ©lanie – malaise de la femme du peuple Ă  se faire servir par une autre femme de sa condition – et, Ă  travers ses yeux, on voit Ă  quel point la chose est naturelle pour AndrĂ© :

Les coques Ă©taient vides, AndrĂ© donna un coup de timbre ; Jeanne eut un malaise extraordinaire. Elle regardait le jeune homme, Ă©tonnĂ©e et presque chagrine et elle crispa ses doigts sur sa main comme pour l’empĂȘcher de faire vibrer le timbre. AndrĂ© ne comprit plus. Jeanne paraissait plus intimidĂ©e que jamais.

Le coup sec appelant MĂ©lanie la blessait. Il lui semblait que, dĂ©jeunant avec AndrĂ©, elle Ă©tait complice de cet ordre bref. Les rĂ©flexions qui l’agitaient, la veille au soir, lui revinrent et elle fut dominĂ©e par un sentiment de pudeur et de gĂȘne ; elle souffrait presque de se voir, elle, une femme du peuple, ayant eu des amants, servie comme une dame, par une femme du peuple honnĂȘte et elle Ă©tait malheureuse et presque rĂ©voltĂ©e, de mĂȘme que si elle avait vu commettre une injustice ou infliger Ă  quelqu’un devant elle une humiliation parce que MĂ©lanie n’étant pas une pauvre vieille femme et n’étant pas trop laide, la valait. (EM, 236)

Il ne faut pas beaucoup de temps pour que Jeanne et MĂ©lanie deviennent amies. Cette amitiĂ© qui ligue les deux femmes dans une complicitĂ© au dĂ©triment d’AndrĂ© et de ses soins peut ĂȘtre vue comme l’un des facteurs ayant Ă©ventuellement prĂ©cipitĂ© la fin de la liaison avec Jeanne, comme si elle avait rappelĂ© Ă  AndrĂ©, peu Ă  peu, qu’il avait affaire Ă  des ĂȘtres issus d’un autre monde auquel sa masculinitĂ© ne lui donne pas accĂšs. Ces amitiĂ©s et ces solidaritĂ©s n’empĂȘchent pas que les femmes soient, dans le roman, souvent en compĂ©tition les unes avec les autres. La grande crainte de MĂ©lanie est que Berthe revienne et qu’elle perde son emploi auprĂšs d’AndrĂ©. La croyant malade Ă  la campagne, elle se rĂ©jouit presque en croyant qu’elle ne reviendra pas.

*

Enfin, on se demande si la relation entre les hommes et les femmes, telle que dĂ©peinte dans le roman, est parasitaire ou symbiotique. Si elle est symbiotique, oĂč est la rĂ©ciprocitĂ© ? AndrĂ© a causĂ© l’infidĂ©litĂ© de Berthe. Il se croyait grand artiste, pensait que l’écriture d’un chef-d’Ɠuvre dĂ©pendait de ce qu’il soit bien servi et laissĂ© tranquille par ses servantes. Il a ignorĂ© les besoins de son Ă©pouse au profit exclusif des siens. Ce qu’il pensait ĂȘtre une grande injustice du fĂ©minin Ă  son Ă©gard, il le devait Ă  une mĂ©diocritĂ© gĂ©nĂ©ralisĂ©e ; de l’homme, de l’élĂšve, de l’artiste, du mari, dont il saisit l’ampleur quand Jeanne le quitte :

dans son existence privĂ©e, dans son mĂ©nage, auprĂšs de Jeanne, il s’était montrĂ© comme ni un amoureux ni glacĂ©, ni chaud, ni vaillant, ni lĂąche. Non, il avait Ă©tĂ© Monsieur Tout-le-Monde, une personnalitĂ© insignifiante, un de ces pauvres gens qui n’ont mĂȘme point cette suprĂȘme consolation de pouvoir se plaindre d’une injustice dans leur destinĂ©e, puisqu’une injustice suppose au moins un mĂ©rite mĂ©connu, une force. (EM, 272)

Si toutefois la relation est parasitaire, qui, l’homme ou la femme, est le parasite ? Pour Huysmans, on n’en est pas surpris, cela demeure assez clair : « tu le sais pourtant bien, si t’amarrais pour de bon une femme, elle te mettrait l’ñme Ă  vif, elle t’écorcherait, tout en ayant l’air de te panser ! – C’est ainsi que les rapports entre la femme et l’homme ont Ă©tĂ© rĂ©glĂ©s par la Providence Â» (EM, 150).

Nous, modernes, habituĂ©s au self-service, avons plutĂŽt de la difficultĂ© Ă  ressentir de la sympathie pour celui qui ne saurait pas mĂȘme se faire cuire un Ɠuf.

Références bibliographiques

Corpus primaire

Huysmans, Joris-Karl, En ménage, Paris, Fasquelle éditeur, 1955 [1881].

Corpus critique

Borie, Jean, Huysmans. Le Diable, le célibataire et Dieu, Paris, Grasset, 1991.

Fukuda, Momoko, « La reprĂ©sentation de l’artiste chez J.-K.Huysmans Â», Nordlit, no 28, mars 2011, p. 55-62.

Gylfadottir, Yrsa Þöll, Une « gaietĂ© sinistre Â». L’ironie dans le roman En mĂ©nage (1881) de Joris-Karl Huysmans, mĂ©moire de maĂźtrise, UniversitĂ© d’Islande et UniversitĂ© du QuĂ©bec Ă  MontrĂ©al, 2009.

Solal, JĂ©rĂŽme, « Huysmans, “En mĂ©nage”, l’art de rien Â», Revue d’Histoire littĂ©raire de la France, no 3, juillet-septembre 2009, p. 605-620.

Trudgian, Helen, L’évolution des idĂ©es esthĂ©tiques de J-K Huysmans, GenĂšve, Slatkine, 1970 [1934].

Vircondelet, Alain, « Faits et effets misogynes dans la vie et l’Ɠuvre de Joris-Karl Huysmans Â», Les cahiers du GRIF, no 47, 1993, p. 37-49.


  1. Joris-Karl Huysmans, En mĂ©nage, Paris, Fasquelle Ă©diteur, 1955, [1881], p. 341. DorĂ©navant, les rĂ©fĂ©rences Ă  cet ouvrage seront indiquĂ©es entre parenthĂšses dans le corps du texte par le sigle EM, suivi du numĂ©ro de la page.↩

  2. JĂ©rĂŽme Solal, « Huysmans, “En mĂ©nage”, l’art de rien », Revue d’Histoire littĂ©raire de la France, no 3, juillet-septembre 2009, p. 606.↩

  3. Helen Trudgian, L’évolution des idĂ©es esthĂ©tiques de J.-K. Huysmans, GenĂšve, Slatkine, 1970 [1934], p. 47.↩

  4. JĂ©rĂŽme Solal, loc. cit., p. 608.↩

  5. Titre d’un chapitre de Jean Borie, Huysmans. Le Diable, le cĂ©libataire et Dieu, Paris, Grasset, 1991, p. 60.↩

  6. Ibid., p. 62-63.↩

  7. Yrsa Þöll GylfadĂČttir, Une « gaietĂ© sinistre ». L’ironie dans le roman En mĂ©nage (1881) de Joris-Karl Huysmans, mĂ©moire de maĂźtrise, UniversitĂ© d’Islande et UniversitĂ© du QuĂ©bec Ă  MontrĂ©al, 2009, p. 42.↩

  8. « Il s’enfuit, honteux. DerriĂšre une vitrine, une demoiselle de magasin le dĂ©visageait avec un sourire et il reprit son va-et-vient, perdant son rĂŽle d’homme, prenant celui d’une fille, battant son quart, observĂ© derriĂšre les marchandises des montres par des jeunes femmes qui se chuchottaient [sic] Ă  l’oreille, dans un Ă©clat de rire : encore un poireau ! » (EM, 204)↩

  9. Jean Borie, op. cit., p. 60.↩

  10. Momoko Fukuda, « La reprĂ©sentation de l’artiste chez J.-K.Huysmans », Nordlit, no 28, mars 2011, p. 55.↩

  11. Jean Borie, op. cit., p. 66.↩

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