𝐿𝑒𝑠 đ‘†đ‘’Ìđ‘Łđ‘Ÿđ‘–đ‘’đ‘›đ‘›đ‘’đ‘  de Gabrielle RĂ©val ou la vie solitaire des « professeurs-femmes Â»

Premiùre promotion École de Sùvres.jpg

Charles Plet

 

Une Ɠuvre qui tend vers le fĂ©minisme

PubliĂ© chez le cĂ©lĂšbre Ă©diteur parisien Ollendorff, Les SĂ©vriennes (1900) est le premier roman semi-autobiographique de la nouvelle entrante dans le champ littĂ©raire et ancienne Ă©lĂšve de l’École normale de SĂšvres, Gabrielle RĂ©val (nom de plume de Gabrielle Logerot, 1869-19381). Étude des mƓurs (alors mĂ©connues) des futures professeures des lycĂ©es de jeunes filles de la IIIe RĂ©publique (la loi Camille SĂ©e est promulguĂ©e en 1880, l’École fondĂ©e en 1881), le roman de RĂ©val s’inscrit de maniĂšre trĂšs gĂ©nĂ©rale dans le sillage des romans de mƓurs (sociales, amoureuses et familiales) Ă©crits par des femmes talentueuses Ă  l’orĂ©e du XXe siĂšcle en France ; plus prĂ©cisĂ©ment, il s’arrime aux plans gĂ©nĂ©rique et axiologique au sous-genre en formation du Berufsroman au fĂ©minin tel que dĂ©fini par Juliette M. Rogers2, et qui aura pour « grands Â» noms Colette, Marcelle Tinayre, Marcelle Babin, Louise-Marie Compain, Esther de Suze ou Colette Yver3. Sans adopter une perspective ouvertement fĂ©ministe (le roman n’est pas un roman Ă  thĂšse Ă  proprement parler), en effet, Les SĂ©vriennes se rapproche nĂ©anmoins Ă  plusieurs Ă©gards de la cause fĂ©ministe alors Ăąprement contestĂ©e dans le champ littĂ©raire et dans le champ social dans son ensemble4 : outre le choix du sujet lui-mĂȘme, la multiplicitĂ© des personnages de jeunes filles savantes mis en scĂšne et de leur discours (aspect quantitatif), dont la plupart sont d’ailleurs (et contrairement aux idĂ©es reçues de l’époque) Ă©troitement liĂ©s au domaine du care5 professoral et/ou domestique (aspect qualitatif), tĂ©moigne entre autres Ă©lĂ©ments de l’attention portĂ©e par l’ancienne SĂ©vrienne Ă  la condition sociale de celles qui sont alors nĂ©gativement prĂ©sentĂ©es comme des « jeunes filles modernes6 Â» en passe de remplacer dans la sociĂ©tĂ© française les surannĂ©es ingĂ©nues (comme dans L’IngĂ©nue libertine de Colette) – c’est-Ă -dire les ignorantes. Condition dont Gabrielle RĂ©val dĂ©voile au lecteur les ressorts ambivalents, sinon tout Ă  fait tragiques : appelĂ©es du fait de leur modeste situation Ă©conomique (et non par vocation) Ă  la carriĂšre de « professeur-femme7 Â» (ou pourvoyeuse de care professoral-Ă©ducatif), les SĂ©vriennes en formation sont condamnĂ©es Ă  s’élever intellectuellement tout en se dĂ©classant socialement. DĂ©savouĂ©es qui plus est Ă  la fois par l’institution rĂ©publicaine et par les habitants (clĂ©ricaux) des provinces qu’elles se promettent pourtant de servir, les futures professeures sont in fine confrontĂ©es Ă  un dilemme volontiers rĂ©gressif : persĂ©vĂ©rer dans la voie douloureuse d’un care giving (professoral) unilatĂ©ral (elles n’ont droit Ă  aucune sollicitude de la part de l’institution et des citoyens), ou tenter par tous les moyens de dĂ©vier vers un care domestique traditionnel (celui de la mĂšre-Ă©pouse), certes peu « progressiste Â» au plan politique mais plus acceptable au plan psychosocial.

Du concours d’entrĂ©e aux concours de sortie

Les SĂ©vriennes suit sur trois annĂ©es le dĂ©veloppement intellectuel, les relations interpersonnelles et, plus largement, les mƓurs d’un groupe de jeunes filles, depuis le trĂšs sĂ©lectif concours d’entrĂ©e dans l’École jusqu’aux concours de sortie – ceux de licence et d’agrĂ©gation. Si le rĂ©cit offre des points de vue divers et s’il donne accĂšs aux pensĂ©es de plusieurs « intellectuelles Â», ce sont nĂ©anmoins ceux de la « Madone Â» (LS, 211 et 10) Marguerite Triel qui Ă  la fois dominent et animent le texte et qui permettent au lecteur d’entrer dans l’intimitĂ© des « crĂ©atures cĂ©rĂ©brales8 Â» que sont les SĂ©vriennes. Dans son journal au nom Ă©vocateur9, en effet, la jeune fille savante dĂ©peint les mƓurs et les cƓurs de ses camarades plus ou moins proches (Charlotte Verneuil, Berthe Passy, Adrienne Chantilly, Victoire Nollet, Jeanne Viole, Hortense Mignon, AngĂšle BlĂ©raud, RenĂ©e Diolat
), de ses professeur.e.s (Mlle VormĂšse, Mme Jules Ferron, JĂ©rĂŽme PĂątre, d’Aveline, M. Legouff
10), de mĂȘme que ses joies (scolaires) et ses peines (sentimentales-affectives). Une succession d’évĂ©nements rĂ©pĂ©titifs rythme le quotidien laborieux des jeunes filles de SĂšvres dĂ©crit par Marguerite : les cours de gĂ©ographie, d’histoire et de littĂ©rature ; les « soirĂ©e[s] philosophique[s] Â» ; le « bonsoir11 Â» Ă  la directrice Mme Jules Ferron ; l’écriture de lettres aux parents, aux amoureux ou aux « anciennes Â» ; le travail consciencieux en bibliothĂšque ou encore les discussions autour de la place et du rĂŽle de la « professeur-femme Â» dans le systĂšme Ă©ducatif et la sociĂ©tĂ© française dans son ensemble. Un Ă©vĂ©nement exceptionnel acquiert toutefois une grande importance aux plans narratif et axiologique, en ce qu’il dĂ©cide pour une bonne part de l’avenir dĂ©viant (au double sens) de la jeune fille : la mort de son amie Charlotte Verneuil. Ainsi le renoncement final de Marguerite Triel Ă  la carriĂšre de professeure agrĂ©gĂ©e au profit d’un care domestique non conventionnel (l’Union libre) aux cĂŽtĂ©s du sculpteur (et fiancĂ© de Charlotte) Henri DolfiĂšre est-il rendu possible par cet opportun dĂ©cĂšs, lequel est le premier de ce roman aux couleurs parfois bien sombres. Car Ă  cette mort tragique de la jeune fille traditionnelle, Charlotte, rĂ©pond le suicide, tout aussi tragique, de la professeure agrĂ©gĂ©e Isabelle Marlotte, figure d’un care professoral tout ensemble isolĂ©, mĂ©prisĂ© et abandonnĂ© par sa hiĂ©rarchie.

La « vie livresque et rĂȘveuse Â» des futures professeurs-femmes

Si Les SĂ©vriennes a pu ĂȘtre qualifiĂ© Ă  sa publication de roman « fĂ©ministe12 Â» par plusieurs observateurs de la littĂ©rature, c’est peut-ĂȘtre avant tout parce qu’il s’emploie Ă  revaloriser le diptyque femme et savoir blĂąmĂ© dans la sociĂ©tĂ© et dans le champ littĂ©raire français au moins depuis la cĂ©lĂšbre comĂ©die de MoliĂšre Les Femmes savantes (1672) – discours stigmatisants massivement relancĂ©s autour de 1900 du fait de l’accĂ©lĂ©ration de l’instruction des jeunes filles permise par la loi Camille SĂ©e13. Ainsi les jeunes SĂ©vriennes n’apparaissent-elles pas au lecteur comme de simples « cerveaux Â» sans « cƓur Â», bien au contraire. Si les inimitiĂ©s ne manquent certes pas parmi elles (il n’est pas question pour l’auteure de nier l’existence dans l’École d’un tel sentiment universel14), les amitiĂ©s sont toutefois bien plus courantes – elles touchent un nombre plus Ă©levĂ© de personnages fĂ©minins et occupent un espace narratif plus important au sein du rĂ©cit. Quant au sentiment amoureux et Ă  l’attitude qu’il favorise volontiers (le « souci d’autrui Â»), et qui sont gĂ©nĂ©ralement associĂ©s dans l’imaginaire social aux jeunes filles et aux femmes (non savantes), les SĂ©vriennes n’en sont pas privĂ©es malgrĂ© leurs prĂ©tentions intellectuelles :

Dans la promotion de Charlotte, il y a deux ou trois petites qui sont follement amoureuses de M. Leuris, l’illustre poĂšte mathĂ©maticien, une tĂȘte de Christ en croix. La jeune Élodie, de Marseille, est la plus enragĂ©e ; elle embrasse Ă©perdument sa chaise, et lui glisse des billets doux dans les poches de son pardessus15 (LS, 185).

Mais si le rĂ©cit de RĂ©val prĂ©sente des sentiments amoureux de diffĂ©rents degrĂ©s et natures entre les Ă©lĂšves (AngĂšle BlĂ©raud envers Jeanne Viole, par exemple) et entre les Ă©lĂšves et leurs professeurs (« Oh ! comme je l’aime Â» [LS, 328], s’écrie Marguerite Ă  propos du directeur M. Legouff), c’est surtout l’amour sans fond de Marguerite Triel pour le sculpteur Henri DolfiĂšre ainsi que le sacrifice professionnel consenti par elle pour lui qui laissent entendre au lecteur qu’étudier (pour une jeune fille) ne signifie pas ne plus aimer (ou n’aimer que soi) :

Est-ce pour nous prĂ©parer Ă  mourir, en vivant dans la pĂ©nitence, que Dieu nous a crĂ©Ă©s ? Faut-il faire de sa vie un dĂ©sert ? renoncer au bonheur, Ă  la joie d’unir son ĂȘtre Ă  un ĂȘtre adorĂ©, donner Ă  Dieu seul son cƓur, son rĂȘve de Vierge ? Non, non, tout son ĂȘtre se rĂ©volte devant une pareille malĂ©diction. La pensĂ©e de la mort, de la tĂ©nĂ©breuse destruction des ĂȘtres, exalte follement son dĂ©sir de vivre, de possĂ©der la vie, l’amour, la voluptĂ©, tous ces biens que Pascal condamne. Aimer, aimer, voilĂ  le souverain bien, Dieu n’a jamais voulu Ă©craser ses crĂ©atures sous la malĂ©diction d’une vie solitaire. « Je t’aime, je t’aime Â» chuchote son cƓur, « je t’aime, je t’aime Â» rĂ©pĂštent ses lĂšvres brĂ»lantes, et ce mot maintenant signifie tout, c’est la loi qu’il faut accomplir, pour que la vie soit Ă©ternelle. LumiĂšre, joie, caresses, voilĂ  ce que sa jeunesse rĂ©pond aux cris de Pascal. C’en est fait de la torture qui l’épuise, elle a vu clair. Henri, elle aime Henri ; c’est lui qui la prendra, c’est lui qui sera la chair de sa chair (LS, 312).

Il est vrai que l’étude que font les « nouvelles jeunes filles Â» (ou « jeunes filles modernes Â») du chapitre IX des PensĂ©es ne les conduit pas Ă  l’amour de Dieu exclusif comme le voudraient les plus jansĂ©nistes des catholiques ; mais elle les porte nĂ©anmoins Ă  la sollicitude et Ă  l’amour humains : Marguerite prend immĂ©diatement conscience de son amour passionnel pour Henri et de son amour fraternel pour la dĂ©cĂ©dĂ©e Charlotte ; Berthe Passy, quant Ă  elle, est rappelĂ©e par les mots de Pascal Ă  son amour filial :

Berthe n’a pas peur de la mort, elle est trop insouciante elle-mĂȘme, mais elle tremble Ă  la pensĂ©e que « son vieux Â» doit partir le premier, et que sans doute ils ne se retrouveront jamais. Un sursaut chasse cet effroi de leur affection brisĂ©e, une immense tendresse lui rĂ©chauffe le cƓur. Oh comme elle va l’aimer, le cĂąliner, lui faire une vieillesse heureuse Ă  son pauvre Jules ; qu’au moins, il ait son Paradis sur terre, ne l’a-t-il pas durement gagnĂ©. La vie n’a pas Ă©tĂ© tendre pour les Passy ; qu’il doive Ă  sa petiote la douceur des derniers jours ; la mort qui le prendra lui semblera moins cruelle, si le pĂšre s’en va un sourire sur les lĂšvres. La figure cachĂ©e dans ses mains, Marguerite pleure. [
] Tout ce que son imagination voile s’étale lĂ , comme une pourriture qui lui fait horreur. Elle a peur, son ĂȘtre Ă©clatant de vie regimbe, et ramĂšne sur soi la pitiĂ© qui s’en va, vers les restes innommables de ce qui fut l’adorable Charlotte (LS, 311).

C’est dire qu’étudier – y compris un auteur difficile d’accĂšs tel celui des Provinciales – n’est pas incompatible avec le prĂ©cepte Ă©vangĂ©lique fondamental (fĂ©minisĂ©) rappelĂ© par la bienveillante Mlle VormĂšse (qualifiĂ©e par les Ă©lĂšves de premiĂšre annĂ©e d’« Ăąme de l’École Â») : « Aimez-vous les unes les autres Â» (LS, 91). Sur ce point d’ailleurs, tout dans le rĂ©cit indique que c’est via une sollicitude continue que l’École normale des jeunes filles de SĂšvres prodigue Ă  ses Ă©lĂšves un vaste savoir historique, philosophique et littĂ©raire capable Ă  la fois de dĂ©velopper leur intelligence et de revitaliser en elles l’amour d’autrui. Aussi ne compte-t-on plus les dĂ©clarations d’amour profĂ©rĂ©es en retour par les jeunes filles, conscientes de l’attention intellectuelle et (moins souvent) affective16 dont elles font l’objet de la part de l’École et de ses professeur.es au cours de leurs annĂ©es de formation : « Oh si je [Berthe] l’aime [l’École] ! j’y suis heureuse, tranquille. J’y ai bien pleurĂ© quelquefois, M. d’Aveline a la main rude ! Â» ; Â« [
] sur un front trĂšs bombĂ©, de magnifiques cheveux noirs, aplatis sans coquetterie ; des yeux qui vous cherchent, une bouche simple qui vous sourit. Je [Marguerite] l’aime [Mlle VormĂšse]17 Â» (LS, 57) ; et, lorsque d’Aveline offre Ă  toute la promotion de Marguerite, comme gage de sa sollicitude, une « poupĂ©e [
] parce qu’elle travaille trop Â», les jeunes filles ne sont aucunement vexĂ©es du rappel Ă  l’ordre (« fĂ©minin Â») que constitue cette « surpris[e] aussi fĂ©minin[e] Â», bien au contraire : « [
] mais il est Ă  croquer, cet homme ! [
] Berthe ajoute : Allons, allons, est-ce qu’on ne sait pas que tu l’aimes ! – Oui, rĂ©pond Isabelle, qui ne ment jamais, je dĂ©teste celles qui ne l’aiment pas, je hais celles qui l’aiment trop Â» (LS, 12518).

LĂ  encore, il ne s’agit pas pour Gabrielle RĂ©val, qui dĂ©clare dans sa dĂ©dicace Ă  madame Marni vouloir faire Ɠuvre rĂ©aliste19, de masquer les inimitiĂ©s, jalousies ou mauvais tours entre Ă©lĂšves20 tout comme le manque de sollicitude envers les Ă©lĂšves de la part de la direction et du MinistĂšre : aussi les jeunes filles doivent rĂ©clamer fermement l’octroi de bĂ»ches supplĂ©mentaires pour pouvoir se chauffer correctement, provoquant l’ire de celle qui enseignait (dans un esprit fĂ©ministe) il y a peu Ă  ces « ĂȘtres libres Â» le « courage de les transgresser [les lois], le jour oĂč leur conscience ne sera plus d’accord avec [elles] Â» du fait de leur mĂ©pris de « l’idĂ©e de justice Â» : « Me suis-je [moi, Mme Jules Ferron], jamais refusĂ©e Ă  entendre vos rĂ©clamations ? [
] Si j’avais Ă  qualifier une dĂ©marche pareille, je dirais qu’elle me rappelle les revendications
 d’une Louise Michel ! Â» (LS, 262 et 269) Par ailleurs et de maniĂšre plus gĂ©nĂ©rale, la directrice et son systĂšme de pensĂ©e (le stoĂŻcisme) sont jugĂ©s froids et distants par la majoritĂ© des SĂ©vriennes, plus particuliĂšrement par Berthe et Marguerite : « â€“ On n’en fait plus, des directrices comme Mme Jules Ferron ; c’est entendu, elle a une Ăąme sublime, elle aura son buste dans la galerie stoĂŻcienne, on dira ses vertus
 mais, ça je [Berthe] le jure, pas une larme vraie ne coulera pour elle21 Â» (LS, 354). Quant au MinistĂšre de l’Instruction, institution distante elle aussi qui s’attache moins Ă  la formation morale et intellectuelle (pour elles-mĂȘmes) de jeunes esprits uniques qu’au formatage idĂ©ologique de jeunes soldats rĂ©publicains ennemis de l’Église catholique, il est prĂȘt Ă  supprimer l’École dĂšs que des difficultĂ©s financiĂšres surviennent :

Rassure-toi donc, mon vieux [M. Jules Passy], j’en ai [moi, Berthe Passy] pour deux ans encore Ă  vivre aux frais de la princesse. Le ministĂšre est dans la dĂšche, on rĂ©clame des Ă©conomies ; on devait nous manger les premiĂšres, c’était une prĂ©venance, sans doute, que de venir nous demander Ă  quelle sauce nous voulions ĂȘtre mangĂ©es. Notre jeunesse a parlĂ© pour nous, cette fois on nous fait grĂące (LS, 143).

Globalement toutefois, les SĂ©vriennes se rendent compte de la sollicitude dont elles font l’objet : c’est le cas, dans le roman, de Marguerite, bien sĂ»r, mais aussi (et surtout) de celles qui ont quittĂ© l’École et qui sont dĂ©sormais professeures en province – RenĂ©e Diolat et Isabelle Marlotte. La premiĂšre qualifie ainsi dans une lettre Ă  ses camarades plus jeunes de « vie livresque et rĂȘveuse Â» (LS, 201) les annĂ©es de formation passĂ©es Ă  l’École, rĂ©vĂ©lant le paradoxe d’une institution qui entend former de « nouvelles jeunes filles Â» non romanesques22 dans un environnement en dehors des rĂ©alitĂ©s sociales (pourtant proche, Paris apparaĂźt dans le rĂ©cit comme une ville lointaine), lequel oscille entre utopie (Mlle VormĂšse parle de « Paradis Â» [LS, 89] Ă  propos de l’École) et romantisme (impossible de compter le nombre de pages oĂč Marguerite se plaĂźt Ă  exalter les Ă©lĂ©ments naturels qui avoisinent l’École). DĂšs lors, la confrontation des professeurs-femmes Ă  la dure rĂ©alitĂ© sociale et professionnelle post-École d’oĂč tout care est exclu peut aisĂ©ment s’avĂ©rer destructrice.

De la difficulté du care professoral

Mettre en lumiĂšre « les paradoxes et les contradictions sur lesquels se fonde l’expĂ©rimentation rĂ©publicaine relative Ă  l’éducation des femmes23 Â» : tel semble en effet ĂȘtre le rĂŽle socio-politique qu’assigne Gabrielle RĂ©val Ă  son roman. Car tout se passe comme si la vie des SĂ©vriennes Ă©tait vouĂ©e Ă  apparaĂźtre comme une Ă©ternelle contradiction : conduites dans le domaine du care professoral non par vocation maternelle mais par besoin matĂ©riel, les futures professeures passent subitement (quelques semaines aprĂšs la rĂ©ussite du concours) d’un « gynĂ©cĂ©e libĂ©ral Â» (LS, VI) clos dĂ©livrĂ© des contraintes sociales Ă  l’univers social dĂ©chirĂ© politiquement et permĂ©able aux prĂ©jugĂ©s dont sont victimes les « femmes savantes Â». Autrement dit, formĂ©es en groupe et Ă©levĂ©es intellectuellement par la IIIe RĂ©publique, les SĂ©vriennes dĂ©jĂ  dĂ©munies Ă©conomiquement sont condamnĂ©es du fait de leur formation Ă  ĂȘtre dĂ©classĂ©es socialement (qui voudrait Ă©pouser ou mĂȘme ĂȘtre l’ami.e d’une princesse de science ?) et Ă  vĂ©gĂ©ter seules au sein des provinces dans lesquelles elles exercent ; et la faute ne peut ĂȘtre imputĂ©e aux seuls esprits fermĂ©s campagnards, encore nombreux dans la France tournant-de-siĂšcle : le rĂ©gime rĂ©publicain a en effet une part de responsabilitĂ©, si l’on en croit les personnages les plus valorisĂ©s du rĂ©cit (Marguerite, Berthe, RenĂ©e
), qui l’accusent de ne pas s’occuper de ses « soldats Â» Ă  la sortie de l’École. Ainsi, lorsque la malheureuse agrĂ©gĂ©e RenĂ©e Diolat lance aux jeunes SĂ©vriennes « un cri d’alarme, un avertissement amical Â», leur « affirm[ant] que cette vie livresque et rĂȘveuse de l’École, si attrayante pour [elles], est une mauvaise prĂ©paration Ă  la lutte pour la vie Â» (le fameux Struggleforlife fin-de-siĂšcle24), Berthe s’insurge contre la pusillanimitĂ© de l’UniversitĂ© :

– Pauvre RenĂ©e, quelle chute ! elle rĂȘvait d’enseigner de belles choses aux tout petits, de les aimer, de les cĂąliner ; elle voulait vivre en paix ; la voilĂ  seule dans ce lycĂ©e, sans ami, sans protection. – Sans protection, c’est beaucoup dire, Marguerite ; l’École veille sur elle, de trĂšs loin c’est vrai. Mais on n’a jamais de meilleur ami que soi-mĂȘme. [
] – Comment [dit Berthe], vous appelez ça une dĂ©-ce-ption, palsambleu ! vous me feriez jurer. Moi je m’indigne qu’au sortir d’ici, l’UniversitĂ© croie avoir assez fait pour une SĂ©vrienne, en rĂ©tribuant sa peine, tout au juste. Si l’alma mater avait quelque chose dans le ventre, elle ne nous abandonnerait pas, sans plumes sur le dos ! Vous en prenez vite votre parti, vous [Victoire Nollet], continua Berthe s’emballant, d’ĂȘtre une pestifĂ©rĂ©e pour vos concitoyens. Eh quoi, ces gens vous devraient au moins leur estime, ils rougissent de vous connaĂźtre, ou aprĂšs avoir serrĂ© votre main, vous traitent de pĂ©cores et de libres-penseuses (LS, 203-204).

SurveillĂ©e par la population qui l’accuse d’ĂȘtre « Ă  la dĂ©votion d’un parti25 Â» (LS, 343), critiquĂ©e par sa propre hiĂ©rarchie pour la libertĂ© de son enseignement (voire de ses mƓurs), la SĂ©vrienne-devenue-professeure se confronte dĂšs sa sortie de l’École Ă  la vie solitaire et discrĂšte que lui proposent les rĂ©formateurs rĂ©publicains, lesquels sont trĂšs « dĂ©sireux [
] de s’assurer que leur “nouvelle femme” n’est ni trop “nouvelle” ni trop “indĂ©pendante”26 Â». Ne devant ĂȘtre ni plus visibles ni plus libĂ©rĂ©es que leurs ennemies (les sƓurs des couvents), les « professeurs-femmes Â» doivent se rĂ©signer Ă  accepter une vie qui ne compte pas pour les autres, ce que beaucoup refusent. C’est pourquoi RenĂ©e Diolat quitte l’enseignement secondaire rĂȘvĂ© au profit du sacrement de mariage. Mais c’est aussi la raison pour laquelle Isabelle Marlotte se suicide, « assassinĂ©e Â» par sa directrice et, de maniĂšre plus gĂ©nĂ©rale, par l’absence de sollicitude qui rĂšgne en maĂźtre dans les lycĂ©es de jeunes filles :

Ce serait curieux d’énumĂ©rer les types de nos directrices actuelles ; Ă  peine y en a-t-il deux ou trois qui soient dignes, comme Mme Jules Ferron, d’ĂȘtre Ă  la tĂȘte d’un lycĂ©e de jeunes filles. – Oui, le type le plus redoutable, c’est la directrice juge et gendarme, qui vous garrotte Ă  tous les moments du service, et hors du service. [
] Et puis, on en meurt de cette tyrannie. Je pense que d’avoir assassinĂ© Isabelle Marlotte, la directrice de Tourcoing doit avoir d’édifiants colloques avec sa conscience. – Que dites-vous lĂ , mon enfant ? [
] – Isabelle Marlotte s’est suicidĂ©e. Sa directrice, n’ayant pu l’endoctriner, l’a menacĂ©e d’une rĂ©vocation. Isabelle qui n’était ni romanesque, ni dĂ©sĂ©quilibrĂ©e, mais une Ăąme fiĂšre, incapable de lutter contre la mĂ©chancetĂ©, a prĂ©fĂ©rĂ© mourir plutĂŽt que de perdre, par une disgrĂące, l’estime publique (LS, 341).

Enfin, c’est encore ce manque de soutien envers les professeures qui pousse l’hĂ©roĂŻne Ă  renoncer au bĂ©nĂ©fice du concours d’agrĂ©gation pour se consacrer entiĂšrement Ă  l’homme Ă  qui elle voue une passion amoureuse : l’ancien fiancĂ© de Charlotte, Henri DolfiĂšre. Mais contrairement Ă  RenĂ©e Diolat, Marguerite Triel ne quitte pas un mode de vie fĂ©minin « nouveau Â» (celui de la « professeur-femme Â») pour un autre des plus traditionnels (le mariage27). Par une habiletĂ© narrative d’inspiration autobiographique (une promesse de non-mariage faite par Henri Ă  l’agonisante Charlotte), l’auteure engage son personnage dans la voie de l’Union libre contestĂ©e alors aussi bien par les rĂ©publicains que par les catholiques.

Les vulnĂ©rables SĂ©vriennes : le care comme attention aux « nouvelles Â» jeunes filles

Plusieurs indices dans Les SĂ©vriennes pointent vers une Ă©thique romanesque (fĂ©ministe) du care – autrement dit signalent l’attention portĂ©e par le rĂ©cit (et par l’auteure) envers la situation de ces « crĂ©ature[s] d’exception28 Â» que sont les SĂ©vriennes. Ainsi le choix du milieu Ă©tudiĂ© (les invisibilisĂ©es et – car ? – pauvres et mĂ©prisĂ©es SĂ©vriennes), de mĂȘme que la « finesse de l’attention portĂ©e aux Ă©motions29 Â» des jeunes Ă©lĂšves (en particulier via la forme du journal intime tenu par Marguerite et via les lettres que s’envoient les personnages et qui donnent un accĂšs direct Ă  leurs pensĂ©es), rĂ©vĂšlent la volontĂ© qu’a l’ancienne SĂ©vrienne d’« initi[er] [
] le public, qui nous ignore, Ă  une vie d’ardent et pĂ©nible labeur, Ă  des Ă©motions Ăąpres ou puĂ©riles Â» (LS, V). Somme toute, il s’agit pour l’auteure de briser les prĂ©jugĂ©s anti-femmes qui entourent les « cervelines Â» (pour parler comme Colette Yver) dans la sociĂ©tĂ© française en vue d’augmenter et d’amĂ©liorer la visibilitĂ© ainsi que les conditions de vie et d’enseignement des (futures) « professeurs-femmes Â». Par ailleurs et de maniĂšre plus gĂ©nĂ©rale, en dĂ©crivant les mƓurs libres et en transcrivant les discussions philosophiques, littĂ©raires, pĂ©dagogiques et « fĂ©ministes Â» (au sens de Â» relatives Ă  la condition des femmes contemporaines30 Â») d’un groupe de SĂ©vriennes, Gabrielle RĂ©val non seulement donne la parole (fictive) Ă  celles qui ne l’ont presque jamais (le groupe social composĂ© des jeunes filles), et met au jour (avec d’autres Ă©crivain.es de l’époque) l’existence d’une « nouvelle jeune fille Â», Ă©loignĂ©e de l’« oie blanche Â» prĂŽnĂ©e par les conservateurs de tous bords idĂ©ologiques31. Pas question toutefois de promouvoir son envers, celle qui, proche de la « dĂ©niaisĂ©e Â» dĂ©peinte au mĂȘme moment par le pourfendeur du fĂ©minisme Henry Bordeaux32, sait tout (ou plutĂŽt : pense tout savoir) et ne pense qu’à elle. Ainsi la pourtant fort libre (et sympathique) Berthe Passy elle-mĂȘme (ce « garçon Ă©tourdi, tapageur Â» [LS, 166]) juge funĂšbres les idĂ©es intellectualistes de Victoire Nollet relatives Ă  l’éducation-instruction des jeunes personnes. C’est que, Ă  l’instar de plusieurs Ă©crivaines qui lui sont contemporaines, la romanciĂšre tendant vers le fĂ©minisme Gabrielle RĂ©val se situe sans cesse « entre deux feux Â» (entre dĂ©nonciation de la domination masculine et statu quo masculiniste), promouvant plutĂŽt via ses textes romanesques un fĂ©minisme des « petits pas Â» :

Permettez-moi [moi, Berthe] de protester tout de suite : Victoire affirme des thĂ©ories, qu’à SĂšvres nous ne partageons guĂšre. Vous Victoire, vous ĂȘtes une stoĂŻcienne convaincue, vous tueriez le corps pour sauver l’ñme. J’avoue que l’austĂ©ritĂ© de vos principes, appliquĂ©e Ă  l’éducation des jeunes filles, me paraĂźt dĂ©sastreuse. J’ai pu le voir Ă  l’École, et dĂ©jĂ  au lycĂ©e FĂ©nelon, une instruction trop dĂ©veloppĂ©e, va souvent Ă  l’encontre du dĂ©veloppement du caractĂšre. Des jeunes filles, trĂšs raisonnables, tant qu’elles ont Ă©tĂ© soumises aux principes de la famille, ont brusquement cessĂ© de l’ĂȘtre, le jour oĂč l’étude les a prises. Oui, l’étude a Ă©tĂ© pour elles une voluptĂ© dangereuse, Ă©nervante, qui les a affaiblies, corrompues mĂȘme ! Elles ont vĂ©cu dans leurs livres, d’une vie artificielle, s’éloignant chaque jour de la rĂ©alitĂ©. Elles ont fait, sur elles-mĂȘmes, de l’analyse psychologique ! elles ont voulu expĂ©rimenter la science qu’on leur dĂ©voilait. L’esprit d’examen en a fait des raffinĂ©es, des curieuses, peut-ĂȘtre des coupables. [
] – Cette question de philosophie qui est la dominante de votre enseignement, me paraĂźt Ă  moi la cause de tout le mal. Comment voulez-vous que des fillettes de quinze ans, mĂȘme guidĂ©es par votre sagesse, se reconnaissent au milieu de tous les systĂšmes qu’on leur expose ! Vous en ferez des sceptiques, des raisonneuses, des Ă©goĂŻstes. En gagnerez-vous beaucoup Ă  votre systĂšme, qui Ă©touffe la joie, et vous le savez bien, Victoire
 la charitĂ© (LS, 338-339).

Ainsi l’amour du prochain (la charitĂ©) apparaĂźt-il encore dans Les SĂ©vriennes comme le plus sĂ»r alliĂ© de la jeune fille et de son devenir immĂ©diat, la jeune femme. Ce qui ne veut pas dire toutefois qu’en ces temps nouveaux (rĂ©publicains) oĂč « tout se discute et se prouve Â» (pour parler comme le dĂ©fenseur de l’instruction fĂ©minine Mgr Dupanloup), celles-ci soient dĂ©fendues de « se montr[er] sĂ©rieuses, rĂ©flĂ©chies, fermes, courageuses, viriles Â», bref de se montrer « femmes studieuses Â» – et non « femmes savantes33 Â».


Références bibliographiques

Corpus primaire

RĂ©val, Gabrielle, Les SĂ©vriennes, 2e Ă©d., Paris, Paul Ollendorff, 1900.

Corpus littéraire

Monniot, Victorine, Journal de Marguerite ou les deux annĂ©es prĂ©paratoires Ă  la premiĂšre communion, 2 vol., Lyon, PĂ©risse, 1858.

RĂ©val, Gabrielle, La BacheliĂšre, roman, Paris, Éd. de Mirasol, 1910.

Réval, Gabrielle, Lycéennes, Paris, Ollendorff, 1902.

RĂ©val, Gabrielle, Un lycĂ©e de jeunes filles : professeurs-femmes, Paris, Ollendorff, 1901.

Yver, Colette, La Pension du Sphinx, Paris, Armand Colin, 1901.

Yver, Colette, Les Cervelines, Paris, FĂ©lix Juven, 1903.

Corpus critique

Ballot, Marcel, « Le roman fĂ©ministe Â», Le Figaro, 8 octobre 1906.

Bertaut, Jules, La littĂ©rature fĂ©minine d’aujourd’hui, Paris, Librairie des « Annales politiques et littĂ©raires Â», 1909.

Bordeaux, Henry, Les Ă©crivains et les mƓurs. Notes, essais et figurines (1897-1900), Paris, Plon-Nourrit et Cie, 1900.

dupanloup, FĂ©lix (Mgr), Femmes savantes et femmes studieuses, 3e Ă©d., Paris, C. Douniol, 1867.

Flat, Paul, Nos femmes de lettres, Paris, Librairie académique Perrin, 1909.

Grenaudier-klijn, France, Élisabeth-Christine Muelsch et Jean Anderson (dir.), Écrire les hommes. Personnages masculins et masculinitĂ© dans l’Ɠuvre des Ă©crivaines de la Belle Époque, Vincennes, Presses universitaires de Vincennes, 2012.

Laugier, Sandra, « CARE, philosophie Â», EncyclopĂŠdia Universalis, https://www.universalis.fr/encyclopedie/care-philosophie/ (page consultĂ©e le 15 avril 2021).

Leroy, Geraldi et Julie Bertrand-Sabiani, La vie littĂ©raire Ă  la Belle Époque, Paris, Presses universitaires de France, 1998.

Lyle, Louise, « Le Struggleforlife : Contesting Balzac through Darwin in Zola, Bourget, and BarrĂšs Â», Nineteenth-Century French Studies, nos 3-4, 2008, p. 305-319.

Plet, Charles, « Femmes au travail : Les Cervelines de Colette Yver ou l’ambiguĂŻtĂ© des valeurs du care Â», À votre service : figures ambivalentes du care dans le roman français de 1870 Ă  1945, 2020, https://avotreservice.net/notes/cervelines (page consultĂ©e le 15 avril 2021).

Pomfret, David, « â€œA Muse for the Masses” : Gender, Age, and Nation in France, Fin de SiĂšcle Â», American Historical Review, no 109, 2004, p. 1439-1474.

Rogers, Juliette M., Career Stories : Belle Epoque Novels of Professional Development, University Park, The Pennsylvania State University Press, 2007.

Seillan, Jean-Marie, « L’institutrice de roman : une gageure narrative (FĂšvre-Desprez, Guiches, FrapiĂ©, Bazin) Â», dans Sylvie Thorel (dir.), Simples vies de femmes. Un petit genre narratif du XIXe siĂšcle, Paris, HonorĂ© Champion, 2014, p. 67-81.

Snauwaert, MaĂŻtĂ© et Dominique HĂ©tu, « PoĂ©tiques et imaginaires du care Â», Temps ZĂ©ro, https://tempszero.contemporain.info/document1650> (page consultĂ©e le 15 avril 2021).

Van slyke, Gretchen, « Monsters, New Women and Lady Professors : A Centenary Look Back at Gabrielle RĂ©val Â», Nineteenth-Century French Studies, nos 3-4, 2002, p. 347-362.


  1. Issue de la promotion de 1890, Gabrielle Logerot (sous le pseudonyme de Gabrielle RĂ©val) Ă©crira aprĂšs Les SĂ©vriennes plusieurs romans Ă  succĂšs consacrĂ©s aux Ă©lĂšves et aux professeures des lycĂ©es de jeunes filles : Un lycĂ©e de jeunes filles : professeurs-femmes (Paris, Ollendorff, 1901) ; LycĂ©ennes (Paris, Ollendorff, 1902) et La BacheliĂšre, roman (Paris, Éd. de Mirasol, 1910).↩

  2. Juliette M. Rogers dĂ©finit le Berufsroman (ou « roman du dĂ©veloppement professionnel Â») comme une sous-catĂ©gorie du Bildungsroman : en vogue au tournant du siĂšcle chez les auteurs (Le Disciple de Bourget et Les DĂ©racinĂ©s de BarrĂšs en sont deux des prototypes reconnus), il le devient Ă©galement chez les auteures, lesquelles s’occupent alors des nouveaux personnages sociaux que sont les doctoresses et autres scientifiques (Marcelle Babin, Colette Yver, etc.), les institutrices et les Ă©tudiantes (Colette, Louise-Marie Compain, Gabrielle RĂ©val, etc.), ou encore les avocates (Colette Yver). Voir Career Stories : Belle Epoque Novels of Professional Development, University Park, The Pennsylvania State University Press, 2007. Notons que le Berufsroman au fĂ©minin (et, plus gĂ©nĂ©ralement, les « textes fĂ©minins Â» de la Belle Époque) « demeurent ambigus, vu qu’ils oscillent sans cesse entre statu quo et remise en question [de la domination masculine] Â» : France Grenaudier-Klijn, Élisabeth-Christine Muelsch et Jean Anderson, « Introduction Â», dans France Grenaudier-Klijn, Élisabeth-Christine Muelsch et Jean Anderson (dir.), Écrire les hommes. Personnages masculins et masculinitĂ© dans l’Ɠuvre des Ă©crivaines de la Belle Époque, Vincennes, Presses universitaires de Vincennes, 2012, p. 19.↩

  3. Voir Charles Plet, « Femmes au travail : Les Cervelines de Colette Yver ou l’ambiguĂŻtĂ© des valeurs du care Â», À votre service : figures ambivalentes du care dans le roman français de 1870 Ă  1945, 2020, <https://avotreservice.net/notes/cervelines> (page consultĂ©e le 15 avril 2021).↩

  4. Voir notamment Paul Flat, Nos femmes de lettres, Paris, Librairie acadĂ©mique Perrin, 1909 et Jules Bertaut, La littĂ©rature fĂ©minine d’aujourd’hui, Paris, Librairie des « Annales politiques et littĂ©raires Â», 1909.↩

  5. Sur le concept de care, voir Sandra Laugier, « CARE, philosophie Â», EncyclopĂŠdia Universalis, <https://www.universalis.fr/encyclopedie/care-philosophie/> (page consultĂ©e le 15 avril 2021).↩

  6. Les « jeunes filles modernes Â» prĂ©figurent dans l’esprit de nombreux contemporains la figure dangereuse de la « femme nouvelle Â» – qui est elle-mĂȘme la transposition, Ă  peu de nuances prĂšs, de la « New Woman Â» anglo-saxonne ainsi dĂ©finie par David Pomfret : « Ă€ l’origine, le terme “New Woman” Ă©tait utilisĂ© afin de dĂ©crire et de ridiculiser les femmes Ă©duquĂ©es, indĂ©pendantes et Ă©lĂ©gantes qui osaient perturber l’idĂ©al bourgeois d’une fĂ©minitĂ© domestique Â» (« â€œA Muse for the Masses” : Gender, Age, and Nation in France, Fin de SiĂšcle Â», American Historical Review, no 109, 2004, p. 1450 ; nous traduisons).↩

  7. Gabrielle RĂ©val, Les SĂ©vriennes, 2e Ă©d., Paris, Paul Ollendorff, 1900, dĂ©dicace, p. VII. DorĂ©navant, les rĂ©fĂ©rences Ă  cet ouvrage seront indiquĂ©es entre parenthĂšses dans le corps du texte par le sigle LS, suivi du numĂ©ro de la page – sauf exception.↩

  8. Colette Yver, Les Cervelines, Paris, FĂ©lix Juven, 1903, p. 115.↩

  9. Pas moins de vingt-deux chapitres des SĂ©vriennes prennent la forme du journal intime et s’intitulent « Journal de Marguerite Triel Â» (voire « Journal de Marguerite Â»), ce qui rappelle le cĂ©lĂ©brissime Journal de Marguerite de Victorine Monniot (2 vol., Lyon, PĂ©risse, 1858).↩

  10. On fera remarquer que le roman de RĂ©val a Ă©tĂ© reçu dĂšs sa publication (et Ă  raison) comme un roman Ă  clef (d’inspiration fĂ©ministe). C’est pourquoi il « provoqu[a] quelques remous dans les milieux universitaires et sorbonnards Â» : Geraldi Leroy et Julie Bertrand-Sabiani, La vie littĂ©raire Ă  la Belle Époque, Paris, Presses universitaires de France, 1998, p. 285. Ainsi la directrice Mme Jules Ferron est-elle la transposition romanesque quasi transparente de Mme Jules Favre – premiĂšre directrice de l’École normale supĂ©rieure de SĂšvres de 1880 Ă  1896. M. Legouff, quant Ă  lui, reprĂ©sente M. Ernest LegouvĂ© (inspecteur gĂ©nĂ©ral chargĂ© de la direction des Ă©tudes Ă  l’École normale de SĂšvres) et M. Paul RĂ©jardin, le cĂ©lĂšbre philosophe et professeur (Ă  SĂšvres) Paul Desjardins. On ne s’intĂ©ressera pas Ă  cet aspect de l’Ɠuvre dans ce travail, et ce, mĂȘme si, sur le plan du care, on pourrait volontiers s’y arrĂȘter – on pourrait ainsi se demander comment cette romanciĂšre passĂ©e par SĂšvres et « Ă©vincĂ©e Â» de l’École laĂŻque juge ses anciens enseignants.↩

  11. « Le Bonsoir Â» et « SoirĂ©e philosophique Â» sont les titres de deux chapitres des SĂ©vriennes (chap. VIII et IX).↩

  12. Un seul exemple : « Avec les SĂ©vriennes, – ce livre de vibrante et gĂ©nĂ©reuse ironie, – Mme Gabrielle RĂ©val s’était rĂ©vĂ©lĂ©e un de nos meilleurs romanciers fĂ©ministes Â» (Marcel Ballot, « Le roman fĂ©ministe Â», Le Figaro, 8 octobre 1906).↩

  13. En tĂ©moignent les nombreuses accusations portĂ©es alors Ă  l’encontre des « bas-bleus Â» et autres fĂ©ministes en puissance.↩

  14. Ainsi la « lesbienne Â» AngĂšle BlĂ©raud dĂ©plaĂźt-elle Ă  l’ensemble du groupe de jeunes filles suivi dans le roman – sauf peut-ĂȘtre Ă  Jeanne Viole. On notera que le personnage de la « lesbienne Â» a son importance sur le plan pragmatique : car si sa prĂ©sence intranarrative dans un texte qui se veut rĂ©aliste tend Ă  confirmer le prĂ©jugĂ© alors ancrĂ© dans l’imaginaire social d’une sexualitĂ© « dĂ©bridĂ©e Â» des Ă©lĂšves (et des professeures) des lycĂ©es de jeunes filles, le fait qu’AngĂšle soit moquĂ©e voire dĂ©testĂ©e par les autres jeunes filles vient contrebalancer cette « rumeur Â» (1° les « lesbiennes Â» sont une minoritĂ© ; 2° elles ne sont guĂšre apprĂ©ciĂ©es de leurs camarades, qui, elles, ont une sexualitĂ© « normale Â»).↩

  15. Ces rĂ©flexions sur l’amour portĂ©es par « deux ou trois petites Â» Ă  l’endroit de M. Leuris interviennent immĂ©diatement aprĂšs la description d’un cours consacrĂ© au positivisme. Tout se passe donc comme s’il y avait, dans ce roman, la volontĂ© constante de faire dialoguer « savoir Â» (ou « intellectualitĂ© Â») et « amour Â» (ou « fĂ©minitĂ© Â»), autrement dit de montrer au lecteur que l’intelligence des jeunes filles ne « tu[e] pas le sexe en [elles] Â» (LS, 212).↩

  16. « Attention intellectuelle Â», disons-nous, car Mme Jules Ferron comme Mlle VormĂšse ne cessent d’encourager les SĂ©vriennes Ă  trouver leur propre chemin (de vie) et Ă  dĂ©velopper leur propre systĂšme (de pensĂ©e).↩

  17. Dans Les SĂ©vriennes, Mlle VormĂšse est la figure du guide moral et maternel pour celles qui entrent Ă  l’École : elle leur explique son « Ăąme Â» et les soutient tout au long de leur parcours. En cela elle ressemble Ă  Mlle FroliĂšre, « le sympathique professeur de littĂ©rature Â» (LS, 7) du lycĂ©e FĂ©nelon d’oĂč sortent Marguerite Triel et Charlotte Verneuil.↩

  18. Voir aussi p. 83 : « [
] comme je [Marguerite] suis prĂȘte Ă  me donner plus encore Ă  l’étude ! Je l’aime, cet homme [d’Aveline] Â».↩

  19. « Mon dessein a Ă©tĂ© de peindre, par des tableaux successifs, et par le rĂ©cit d’une courte aventure, un milieu trĂšs spĂ©cial, fermĂ© au grand public, par la difficultĂ© grandissante du concours de SĂšvres Â» ; « Le cas [de Marguerite Triel] est exceptionnel, j’en conviens ; il est vrai, je le sais : donc il est intĂ©ressant Â» (LS, dĂ©dicace, VI et VII).↩

  20. « â€“ À moi [Berthe] rien, mais elle [Jeanne Viole] prĂ©parait une petite infamie, dont tu [Marguerite] aurais Ă©tĂ© victime, sans le hasard qui m’a permis de prendre AngĂšle BlĂ©raud par la peau du cou, de la mettre Ă  la porte de ta chambre, qu’elle cambriolait pour le compte de Jeanne Viole. Il s’agissait de dĂ©nicher ton journal, et de le faire parvenir Ă  temps Ă  Mme Jules Ferron ; tu le vois, c’était renouveler l’affaire des billets doux ; on essayait de se dĂ©barrasser de toi, comme on l’a fait d’Adrienne Chantilly Â» (LS, 357).↩

  21. « Je [Marguerite] ne vis plus : Charlotte est reprise d’étouffements, elle a dĂ» quitter le cours : on traite ça de vapeurs. CƓurs de pierre que ces cƓurs stoĂŻciens Â» (LS, 225).↩

  22. « Ce qu’il veut [d’Aveline], en Ă©tudiant avec ses Ă©lĂšves, les hommes qui s’imposent Ă  notre respect par l’intelligence, c’est exciter, chez ces jeunes filles, le sens de la poĂ©sie, l’enthousiasme rĂ©flĂ©chi. Par lĂ , il veut corriger, en les faisant entrer au cƓur mĂȘme de la vie, la vision du monde hĂ©roĂŻque et romanesque, qu’imaginent les solitaires de vingt ans Â» (LS, 309).↩

  23. Gretchen van Slyke, « Monsters, New Women and Lady Professors : A Centenary Look Back at Gabrielle RĂ©val Â», Nineteenth-Century French Studies, no 3-4, 2002, p. 347. Nous traduisons.↩

  24. LS, 201. Sur le Struggleforlife dans la littĂ©rature de la fin du siĂšcle, voir Louise Lyle, « Le Struggleforlife : Contesting Balzac through Darwin in Zola, Bourget, and BarrĂšs Â», Nineteenth-Century French Studies, nos 3-4, 2008, p. 305-319.↩

  25. Sur ce point (comme sur d’autres), la professeur-femme ressemble fortement Ă  l’institutrice (de province) tel que la dĂ©crit Jean-Marie Seillan (« L’institutrice de roman : une gageure narrative [FĂšvre-Desprez, Guiches, FrapiĂ©, Bazin] Â», dans Sylvie Thorel [dir.], Simples vies de femmes. Un petit genre narratif du XIXe siĂšcle, Paris, HonorĂ© Champion, 2014, p. 67-81).↩

  26. Gretchen van Slyke, loc. cit., p. 349. Nous traduisons.↩

  27. « P.-S. – Le mariage de RenĂ©e Diolat est fixĂ© au 15 mai [Ă©crit Ă  son pĂšre Berthe Passy] ; elle lĂąche l’alma mater. M. Marnille veut avoir une femme, et non ce trois quarts d’épouse qu’est le professeur mariĂ©. Brave homme va, ce que c’est que d’avoir la tĂȘte pleine de beaux contes ! en Ă©pousant notre RenĂ©e, il Ă©crit le plus joli de tous, et rien ne sera inventĂ© Â» (LS, 296).↩

  28. Colette Yver, La Pension du Sphinx, Paris, Armand Colin, 1901, p. 259.↩

  29. MaĂŻtĂ© Snauwaert et Dominique HĂ©tu, « PoĂ©tiques et imaginaires du care Â», Temps ZĂ©ro, <https://tempszero.contemporain.info/document1650> (page consultĂ©e le 15 avril 2021).↩

  30. « Oui, je [Berthe] le veux bien, c’est un plaisir barbare [la guerre], mais d’une splendeur farouche. Triompher dans sa force, dans son adresse, ĂȘtre de ceux qui n’ont pas peur, de ceux qui font trembler le monde et tiennent l’ennemi Ă  leurs pieds. Comment n’ĂȘtre pas fanatique ! mais le jour oĂč vous supprimerez la guerre, ce sera fini des hommes, il n’y aura plus que des lĂąches ! – Malheureuse, tu ne penses pas Ă  ceux qui restent, qui souffrent. – Et qui a dit que la souffrance, que la misĂšre ne seraient pas nos Ă©ternels compagnons de route ? supprimez-vous la lutte pour la vie ? Puis elle ajouta railleuse. – Du reste je trouve cette diplomatie idiote, voilĂ  les femmes qui rĂ©clament l’abolition du seul espoir qu’elles aient d’arriver Ă  leurs fins. – Comment ? – Une vigoureuse saignĂ©e dans le camp des mĂąles diminue la rĂ©sistance, et le camp femelle, intact, pullulant, aura la majoritĂ©. Tout se compte dans l’antagonisme des sexes ; si les femmes n’étaient pas les “IdĂ©ologues” d’aujourd’hui, elles verraient qu’il faut ĂȘtre pour NapolĂ©on
 Â» (LS, 246).↩

  31. « Oie blanche Â» dont le plus proche reprĂ©sentant, dans Les SĂ©vriennes, est sans conteste le personnage de Charlotte Verneuil, lequel se voue entiĂšrement (jusque dans la mort) Ă  son amoureux et meurt dans un mouvement similaire Ă  ce qui se passe dans Les Cervelines (avec la mort de l’ingĂ©nue Henriette Tisserel). Faut-il voir en effet dans la mort de la plus pure crĂ©ature du roman le signe romanesque du dĂ©clin de la fĂ©minitĂ© traditionnelle au profit de la « nouvelle fĂ©minitĂ© Â» – celle reprĂ©sentĂ©e par Marguerite Triel, qui remplace jusque dans son « amour Â» Charlotte Verneuil, puisqu’elle se mettra en Union libre avec Henri DolfiĂšre ?↩

  32. Voir Henry Bordeaux, Les Ă©crivains et les mƓurs. Notes, essais et figurines (1897-1900), Paris, Plon-Nourrit et Cie, 1900, p. 214-219.↩

  33. Mgr Dupanloup, Femmes savantes et femmes studieuses, 3e Ă©d., Paris, C. Douniol, 1867, p. 37.↩

Précédent
Précédent

𝑀𝑎𝑟𝑡ℎ𝑒, ℎ𝑖𝑠𝑡𝑜𝑖𝑟𝑒 𝑑’𝑱𝑛𝑒 𝑓𝑖𝑙𝑙𝑒 : la « vie plus effroyable que toutes les gĂ©hennes Â»

Suivant
Suivant

Un claquement de porte qui retentit dans toute l’Europe : 𝑈𝑛𝑒 𝑚𝑎𝑖𝑠𝑜𝑛 𝑑𝑒 đ‘đ‘œđ‘ąđ‘đ‘’Ìđ‘’ d’Henrik Ibsen ou le 𝑠𝑒𝑙𝑓-𝑐𝑎𝑟𝑒