Femmes au travail : 𝐿𝑒𝑠 đ¶đ‘’đ‘Ÿđ‘Łđ‘’đ‘™đ‘–đ‘›đ‘’đ‘  de Colette Yver ou l’ambiguĂŻtĂ© des valeurs du 𝑐𝑎𝑟𝑒

 
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Charles Plet


 

Des femmes professionnelles : un thĂšme romanesque nouveau

PubliĂ© en 1903 chez Minot puis rĂ©Ă©ditĂ© du fait de son rapide succĂšs en 1908 chez l’éditeur parisien FĂ©lix Juven, le roman de Colette Yver (1874-1953) Les Cervelines s’inscrit dans la lignĂ©e des Ɠuvres romanesques « moyennes1 Â» tournant-de-siĂšcle composĂ©es par des auteures (pensons Ă  Gabrielle RĂ©val ou Ă  Marcelle Babin, entre autres2) et traitant le thĂšme de l’investissement par les femmes d’activitĂ©s intellectuelles ou de carriĂšres (en particulier libĂ©rales) autrefois exclusivement rĂ©servĂ©es aux hommes. Profitant en effet tout Ă  la fois de la vogue renouvelĂ©e du « roman social3 Â» dans le champ littĂ©raire et de la montĂ©e en puissance du « fĂ©minisme4 Â» dans le champ social global autour de 1900 (plus spĂ©cifiquement des potentialitĂ©s Ă©thico-narratives qu’offre l’entremĂȘlement dans et par la fiction de ces deux phĂ©nomĂšnes socio-littĂ©raires), un certain nombre d’écrivaines mettent en scĂšne des types fĂ©minins nouveaux susceptibles de dĂ©ranger la reprĂ©sentation traditionnelle des femmes et de leurs besoins, dĂ©sirs et ambitions telle qu’elle est encore vĂ©hiculĂ©e avec fixitĂ© par une bonne part de la littĂ©rature française du XIXe siĂšcle finissant. Autrement dit, en prenant en charge le thĂšme alors fortement controversĂ© du travail des femmes (fĂ»t-il accompli au sein des amphithĂ©Ăątres de l’UniversitĂ© ou dans les couloirs de l’HĂŽtel-Dieu ou du Palais de Justice), plusieurs Ă©crivaines du tournant des XIXe et XXe siĂšcles mettent de facto en valeur la question de la place des femmes dans la sociĂ©tĂ© française, c’est-Ă -dire de leur rĂŽle, de leurs droits (au savoir) et de leurs devoirs (Ă  l’intĂ©rieur du foyer) en tant que femmes.

Avec sa « trilogie de jeunes femmes savantes5 Â» mais liĂ©es au « service d’autrui Â», dont Les Cervelines constituent la premiĂšre Ă©tape trĂšs discutĂ©e, Yver se situe Ă  l’avant-garde de cette tendance (fictionnelle) Ă  l’évaluation textuelle des rĂŽles genrĂ©s. Et pourtant, un rapide coup d’Ɠil sur les rares travaux consacrĂ©s Ă  la trilogie susmentionnĂ©e composĂ©e par l’écrivaine suffirait Ă  dĂ©contenancer le lecteur en quĂȘte d’une interprĂ©tation une et univoque d’une production (et d’une productrice) littĂ©raire relativement complexe : en effet, considĂ©rĂ©s par les uns comme les produits transparents d’une traditionaliste catholique (sinon une antifĂ©ministe) convaincue6, et par les autres comme les compositions audacieuses (ouvertes au sens) d’une Ă©crivaine sinon « fĂ©ministe Â», du moins relativement « progressiste7 Â», il est difficile de se faire une idĂ©e claire de la prise de position (via ses ouvrages8) de la romanciĂšre dans le dĂ©bat indissolublement social et littĂ©raire Ă©voquĂ© ci-dessus. Et, puisque ce sont Les Cervelines qui sont Ă  l’origine d’une grande part des malentendus de lecture/d’interprĂ©tation (notamment parce que les conclusions des deux romans suivants sont moins ambiguĂ«s), il semble pertinent de revenir au premier roman Ă  succĂšs d’Yver dans le but d’expliciter les valeurs relatives au travail des femmes (et Ă  ce qui semble alors lui ĂȘtre radicalement opposĂ© : la « sollicitude fĂ©minine Â», le « service d’autrui Â» confinĂ© au foyer) transmises par le rĂ©cit, en particulier Ă  travers l’analyse des diverses figures ambivalentes du « care9 Â» qui y sont reprĂ©sentĂ©es. Pivots de l’Ɠuvre, en effet, ce sont ces derniĂšres (leurs motifs d’agir, leurs pensĂ©es, leurs discours, etc.) qui permettent Ă  l’analyste sinon de saisir complĂštement, du moins de s’approcher de la pensĂ©e de Colette Yver en matiĂšre de travail des femmes (et, plus largement, de « fĂ©minisme Â» et de « fĂ©minitĂ© Â») autour de 1900.

Synopsis du roman

En premier lieu, il convient de rĂ©sumer briĂšvement l’ouvrage de Colette Yver, peu (re)connu des lecteurs contemporains malgrĂ© le (du fait du10) retentissement exceptionnel qu’il connut aux alentours de 1905 – on rappellera que c’est la publication-rĂ©ception des Cervelines qui propulsa l’auteure catholique Ă  une position plus Ă©levĂ©e symboliquement dans le sous-champ littĂ©raire catholique11. MĂ©decins connus et reconnus opĂ©rant dans la ville fictive de Briois (dont le modĂšle extratextuel est Rouen, la ville natale de l’auteure), Paul Tisserel et Jean CĂ©cile sont fascinĂ©s malgrĂ© eux par des jeunes femmes aux qualitĂ©s intellectuelles remarquables : tandis que Paul Tisserel est follement amoureux de son interne Ă  l’HĂŽtel-Dieu, Jeanne Boerk, Jean CĂ©cile tombe quant Ă  lui progressivement amoureux de Marceline Rhonans, la professeure-historienne de vingt-six ans – et amie de Jeanne – travaillant au lycĂ©e de jeunes filles de la ville. Le rĂ©cit suit tout particuliĂšrement les dĂ©boires psychologico-sentimentaux du docteur Jean CĂ©cile, qui autrefois fut Ă©conduit par une troisiĂšme « femme savante Â», incarnation littĂ©raire d’une « cerveline Â» ou autre « prĂ©cieuse ridicule Â», la romanciĂšre EugĂ©nie Lebrun. Ainsi, aprĂšs avoir Ă©vacuĂ© la possibilitĂ© d’un mariage arrangĂ© avec l’« oie blanche12 Â» Blanche Bassaing, fille du cĂ©lĂšbre docteur, et aprĂšs ĂȘtre parvenu Ă  se faire aimer de la jeune professeure d’histoire, qui dĂ©couvre l’amour pour la premiĂšre fois, Jean CĂ©cile fait face Ă  un nouvel Ă©chec amoureux. La mĂšre aux valeurs Ă©minemment bourgeoises de celui-ci ayant en effet posĂ© comme condition au mariage des deux jeunes gens l’abandon dĂ©finitif par Marceline Rhonans de son travail, un dilemme se fait jour dans l’esprit de l’historienne, lequel se rĂ©sout in fine par son rejet du projet de mariage et son dĂ©part pour l’Asie-Mineure, oĂč elle poursuivra ses recherches d’un monde rĂ©volu. Quant Ă  Paul Tisserel, il n’obtiendra jamais la main de l’« insensible13 Â» Jeanne Boerk, et qui plus est perdra sa sƓur (Henriette) largement nĂ©gligĂ©e, laquelle est prĂ©sentĂ©e comme la crĂ©ature la plus « pure Â» (c’est-Ă -dire la plus « fĂ©minine Â») du roman.

Les valeurs de la « sollicitude Â» des femmes : une poĂ©tique de l’ambiguĂŻtĂ©

Hommes ou femmes, presque tous les personnages des Cervelines sont dĂ©vouĂ©s au « souci d’autrui Â» (care) : Paul Tisserel et Jean CĂ©cile sont mĂ©decins (l’un Ă  l’HĂŽtel-Dieu, l’autre de ville) ; Jeanne Boerk (et tous ses camarades issus de la mĂȘme promotion, tel l’insolant Captal d’Ouglas) est interne en mĂ©decine et se donne tout entier Ă  sa science ; en mĂȘme temps qu’elle prodigue ses confĂ©rences au grand public et donne des leçons Ă  des jeunes gens prĂ©parant le baccalaurĂ©at, Marceline Rhonans s’occupe de l’instruction en histoire des jeunes filles de Briois ; enfin Henriette Tisserel, « la plus jeune fille des jeunes filles14 Â», rend telle une « petite Ă©pouse Â» la vie douce Ă  son frĂšre Paul :

Il [Paul Tisserel] avait pour sa sƓur [Henriette] une affection large, caressante, souvent impĂ©rieuse et forte comme un amour de pĂšre ; une affection choyĂ©e aussi, entretenue par mille attentions de la part d’Henriette, de laquelle il ne pouvait se passer. C’étaient ses cigarettes roulĂ©es par ses doigts ; son cafĂ© savoureusement fait par elle ; la cuisine surveillĂ©e selon son goĂ»t par la vigilante fille ; ses cravates choisies. Puis les soirĂ©es passĂ©es ensemble pour la comptabilitĂ© de la clientĂšle ; Henriette assise prĂšs de lui Ă  la table de son cabinet, entre une tĂȘte de Rude et le presse papiers de bronze qu’elle lui avait donnĂ©s, Henriette comptant les visites et additionnant les honoraires, soumise et bonne comme une petite Ă©pouse, et si rĂ©signĂ©e Ă  n’ĂȘtre plus rien le jour oĂč l’épouse vraie viendrait ! (C, 8215)

C’est l’Amour et ses codes Ă©thico-sociaux qui viennent perturber cet ordre des choses a priori pacifique, obligeant les personnages Ă  prendre position (par des actes et des discours) sur le sentiment amoureux, ses dĂ©lices psychologiques et ses fĂącheuses consĂ©quences professionnelles. Et, puisque contrairement Ă  ce qui se passe dans le roman Ă©difiant catholique des derniĂšres dĂ©cennies du XIXe siĂšcle rapidement abandonnĂ© par Colette Yver, la voix narrative des Cervelines n’offre pas de commentaires interprĂ©tatifs univoques dirigĂ©s Ă  l’attention du lecteur, c’est par d’autres moyens que l’analyste devra reconstituer la hiĂ©rarchie des personnages et des valeurs fixĂ©s par le rĂ©cit. Ainsi pourra-t-on ĂȘtre tout particuliĂšrement sensible Ă  ce que Philippe Hamon nomma en 1984 une « poĂ©tique du dĂ©ontique ou du normatif textuel16 Â», laquelle se traduit par la mise en place progressive par le texte d’« Ă©valuation[s] normative[s]17 Â» diverses et multiples qu’il convient de localiser et de dissĂ©quer. Et si l’amour (qualifiĂ© par le narrateur de « grand mystĂšre humain Â» : C, 66) reprĂ©sente un lieu privilĂ©giĂ© du normatif, c’est parce que

[p]armi les conduites socialisĂ©es du personnage, « correctes Â» ou « incorrectes Â», [...] la conduite amoureuse et Ă©rotique [...], dans la mesure oĂč ell[e] me[t] en jeu le corps comme support de signes, [...] [est] certainement [l’un des] lieux privilĂ©giĂ©s de polarisation, de regroupement et de concentration des systĂšmes normatifs, normes lĂ©gales, biologiques, morales, religieuses, esthĂ©tiques, sociales, etc., s’y recoupant Ă  l’envi.18

Suivant cette approche, et contrairement Ă  ce qu’ont voulu croire (ou faire croire) maints journaux catholiques de l’époque, il n’est pas soutenable d’affirmer que Les Cervelines « sent[ent] trop la thĂšse19 Â», laquelle se rĂ©sume de la maniĂšre suivante dans leur esprit : « l’intellectuelle eut tort de penser qu’elle pouvait y aller avec son intelligence seulement20 Â». PrĂ©cisons : il est vrai que Jeanne Boerk est Ă©valuĂ©e nĂ©gativement par ses camarades-internes et par Paul Tisserel lui-mĂȘme dĂšs les premiĂšres pages du roman, et ce de maniĂšre continue (« â€“ [...] elle est blindĂ©e d’orgueil des pieds Ă  la tĂȘte ; elle n’est que cela Â» : C, 4) ; il est tout aussi vrai de dire que la « charmante Â» (C, 20) jeune interne est, Ă  l’instar d’EugĂ©nie Lebrun (et, dans une mesure plus faible, de Marceline Rhonans), rĂ©guliĂšrement qualifiĂ©e par le rĂ©cit comme un ĂȘtre Ă  la fois femme et jeune homme21, ce qui, avec le « mĂ©tier d’hommes Â» qu’elle exerce sans repos, tend Ă  la frapper d’un signe nĂ©gatif aux yeux du lecteur moyen. Plus spĂ©cifiquement, l’évaluation nĂ©gative qu’elle reçoit Ă  plusieurs reprises de la part de la (plutĂŽt) « fĂ©minine Â» Marceline Rhonans (Ă  propos de son rejet absolu de l’amour et de la sentimentalitĂ© de Paul Tisserel) ainsi que son mĂ©pris constant de la religion catholique donnent l’impression finale que Jeanne Boerk cumule les signes nĂ©gatifs au fil des pages, autrement dit qu’elle est appelĂ©e Ă  ĂȘtre condamnĂ©e dĂ©finitivement par le lecteur du fait de son manque de sensibilitĂ© et de « sollicitude Â» au fĂ©minin (de « savoir-vivre Â», pour parler comme Philippe Hamon22). Dans une moindre mesure, on pourrait en dire de mĂȘme du personnage de Marceline Rhonans : amie trĂšs proche (et souvent admirative) de Jeanne Boerk, la professeure-historienne s’est « sĂ©parĂ©e de sa famille volontairement, pour suivre sa carriĂšre Â» (C, 61) isolĂ©ment. Par ailleurs, « possĂ©dĂ©e d’une passion, [...] dĂ©vorĂ©e, exaltĂ©e, enfiĂ©vrĂ©e jusqu’à l’ivresse Â» (C, 69) par celle-ci, Marceline Rhonans choisit en dĂ©finitive de ne pas Ă©pouser Jean CĂ©cile alors qu’elle est dĂ©jĂ  sa fiancĂ©e (manque de savoir-vivre, c’est-Ă -dire de sens du sacrifice « fĂ©minin Â»). De fait, Ă  cĂŽtĂ© de ces deux jeunes filles (en rĂ©alitĂ© trois : il faut en effet ajouter EugĂ©nie Lebrun, prĂȘtresse d’une communautĂ© de femmes indĂ©pendantes), il peut ĂȘtre tentant de placer sur un « piĂ©destal de positivitĂ© Â» la jeune Henriette Tisserel, dĂ©vouĂ©e Ă  son frĂšre et Ă  son futur mari (qu’elle n’aura pas), enfin la seule qui appelle avec elle la description non pas de maladies cliniques ou de bibliothĂšques choisies mais d’outils et d’aliments dignes d’une femme au foyer :

La nuit tombait tout Ă  fait quand on apporta sur la table les petits pois juteux, baignĂ©s dans le beurre sucrĂ©, qui fumaient de sariette, de thym et de marjolaine. On ne voyait plus que la pĂąleur luisante des porcelaines, l’éclat incolore des verres et, autour de la table, les trois blancs visages. (C, 77)

On aurait cependant tort d’opĂ©rer une hiĂ©rarchisation si tranchĂ©e des personnages fĂ©minins selon qu’ils sont dĂ©vouĂ©s ou non au « service d’autrui Â» (Henriette d’un cĂŽtĂ© ; les trois jeunes femmes savantes de l’autre). Car contrairement au roman Ă  thĂšse en vogue Ă  l’époque de la publication des Cervelines (L’Étape de Paul Bourget est publiĂ© deux ans plus tĂŽt), le roman de Colette Yver rend impossible la fixation d’un sens unique. Pour s’en convaincre, il suffit de mettre en lumiĂšre l’équilibre gĂ©nĂ©ral des commentaires Ă©valuatifs tenus sur les personnages fĂ©minins par le rĂ©cit (sa voix narrative, ses personnages), mais aussi de prendre en considĂ©ration l’évaluation simultanĂ©e des personnages masculins, en rĂ©alitĂ© bien moins ambiguĂ« que l’autre. Ainsi convient-il d’abord de souligner que si Jeanne Boerk et Marceline Rhonans choisissent de travailler (ce qui les place Ă  rebours de la norme de l’époque23), elles occupent nĂ©anmoins des emplois du care qui les redirigent du cĂŽtĂ© de la maternitĂ©. En ce sens, Jeanne peut certes faire preuve d’un manque de savoir-vivre lorsqu’elle qualifie la diphtĂ©rie de « plus amusante24 Â» que la tuberculose : cela n’enlĂšve rien Ă  l’amour qu’elle prodigue (et qu’elle reçoit) des enfants malades, qui, en la re-fĂ©minisant, la re-marque positivement aux yeux du lecteur (et de Marceline) :

– Ma foi non, rĂ©pondit la joviale fille, j’en vois trop. La sƓur du service prĂ©tend mĂȘme que je ne suis pas prudente, car ces pauvres mioches ont tous des passions pour moi, et figurez-vous qu’ils veulent tout le temps m’embrasser, ils tendent leurs mains, m’attrapent la joue, et me bisent Ă  n’en plus finir. Comme toujours, elle riait en racontant cela. Marceline ne riait pas ; sa gorge se serrait d’une sorte d’envie de pleurer. Cette fiĂšre fille, exempte de sensibilitĂ© et de faiblesse, que rien n’émouvait Ă  faux, qui ne connaissait pas d’impressionnabilitĂ© nerveuse, et qui, dans l’impĂ©rissable instinct de femme demeurĂ© au fond d’elle-mĂȘme, risquait la mort pour donner Ă  ses petits malades une caresse, c’était la rĂ©vĂ©lation d’une Ăąme d’exception, mais riche et belle. Marceline l’admirait. (C, 289-290)

De la mĂȘme maniĂšre, Marceline Rhonans pourrait, Ă  l’instar de son amie, se justifier de travailler en invoquant sa « fonction sociale Â» (C, 29125), au service de la transmission d’un savoir historique auprĂšs des jeunes filles. Car, si elle ne devient certes pas une Ă©pouse-mĂšre prenant soin de ses enfants (futurs citoyens français), il n’en reste pas moins qu’elle acquiert un statut maternel Ă©quivalent (ce qui ne veut pas dire identique) non plus dans l’espace privĂ© de la maison, mais dans l’espace public du lycĂ©e public (laĂŻque26). Par ailleurs, on notera que l’accusation d’insensibilitĂ© et de manque de compassion profĂ©rĂ©e par Paul Tisserel Ă  l’encontre de Jeanne Boerk (« Il ne vous est pas permis [...] de me faire souffrir Ă  ce point Â» : C, 20527 Â») ne rĂ©siste que partiellement Ă  l’analyse : mise en avant par celui qui refuse avec excĂšs de n’ĂȘtre pas aimĂ©, en effet, elle est contrebalancĂ©e sur le plan des valeurs tant par l’amour susmentionnĂ© de la jeune fille pour les enfants malades que par l’amour que Jeanne porte Ă  la mourante et positive Henriette Tisserel (« [...] elle aimait Henriette Â» : C, 30828) – laquelle le lui rend d’ailleurs bien, puisqu’elle ne cessera de la demander Ă  son chevet, signe de la positivitĂ© « moyenne Â» revĂȘtue par l’interne. Pour ce qui est du refus inaltĂ©rable de la future docteure d’épouser Paul Tisserel malgrĂ© l’amour que lui porte ce dernier, il est lui aussi rendu moins nĂ©gatif Ă  la fois par l’argumentaire convaincant – et convaincu – de la « fonction sociale Â» rĂ©elle de la jeune personne et par le mimĂ©tisme actionnel dont fait preuve Marceline Rhonans (celle-ci refuse pour des raisons similaires Jean CĂ©cile, et admet que Jeanne a eu raison sur la question amoureuse29). Enfin, les qualifications nĂ©gatives que reçoit Jeanne Boerk de la part des autres internes sont rapidement neutralisĂ©es par la voix narrative, qui rĂ©vĂšle au lecteur la haine jalouse de camarades (professionnellement et sentimentalement) frustrĂ©s :

Il y avait de tous ces garçons Ă  elle une haine, une jalousie exaspĂ©rĂ©e d’homme Ă  femme, que rien ne dĂ©sarmait ; ils Ă©taient envieux d’elle, de son intelligence, de sa science, de son travail. Ils Ă©taient dĂ©pitĂ©s de cette beautĂ© de femme perpĂ©tuellement offerte et en mĂȘme temps fuyant toujours, inutile, et mystĂ©rieusement virilisĂ©e. Ils sentaient en elle une Ă©quivoque, ayant tous commencĂ© par ĂȘtre amoureux d’elle, pour n’avoir ensuite rencontrĂ© sous cette forme corporelle, grisante, que sa mentalitĂ© dure. (C, 146)

In fine, seul le mĂ©pris de la religion catholique (alors gĂ©nĂ©ralement associĂ©e au fĂ©minin et intimement liĂ©e au sacrifice de soi et donc, Ă  la sollicitude) professĂ©e de maniĂšre constante par l’interne ne peut ĂȘtre contrebalancĂ© positivement – alors que Marceline Rhonans, parce que fervente croyante, ne peut paraĂźtre que plus « fĂ©minine Â», autrement dit plus « positive30 Â». Notons d’ailleurs que l’étude du vocabulaire religieux et de son utilisation ambiguĂ« dans Les Cervelines ne contribue qu’à complexifier l’échelle des valeurs construite par le rĂ©cit. Car s’il est vrai que le qualificatif « mystĂ©rieux Â» est parfois accolĂ© aux jeunes hommes au fil du rĂ©cit (ainsi Jean CĂ©cile a-t-il passĂ© son doctorat tardivement, « poussĂ© toujours par des raisons mystĂ©rieuses comme sa personne Â» : C, 7), c’est bien davantage aux « cervelines31 Â» (EugĂ©nie Lebrun, Jeanne Boerk et Marceline Rhonans) qu’il s’applique, et sans doute pas seulement parce que ces jeunes femmes sont moins souvent placĂ©es en position de focalisatrices par le rĂ©cit (et donc paraissent plus « mystĂ©rieuses Â» aux yeux du lecteur). En effet, tout concourt Ă  supposer que dans ce roman Ă  la fin tragique et qui plus est traversĂ© de part en part par la grave question de la religion, de la foi et de la mort (en particulier via les personnages de Marceline Rhonans, de Henriette Tisserel et du « gros curĂ© du faubourg Â», qualifiĂ© de « saint32 Â» : C, 304), et plus largement dans l’Ɠuvre d’une romanciĂšre catholique ayant beaucoup Ă©crit sur les mystĂšres fĂ©minins (de Catherine LabourĂ© Ă  Jeanne d’Arc en passant par Marie33), le qualificatif revĂȘt volontiers une signification proprement religieuse, implicitement reconnue par Jean CĂ©cile lui-mĂȘme (« Le mystĂšre qui se passe en vous pendant que je ne vous vois pas m’effraye Â» : C, 316). En ce sens, il est d’importance sur le plan axiologique que les « cervelines Â» soient massivement qualifiĂ©es en des termes habituellement rĂ©servĂ©s aux saintes catholiques, et en particulier Ă  la Vierge Marie, dont Colette Yver dira qu’elle est une « femme mystĂ©rieuse Â» que seule la « science de Marie34 Â» est capable d’approcher. Car la comparaison (discrĂšte mais continue) des femmes savantes (et en particulier de Marceline Rhonans) avec la Vierge Marie les frappe d’un signe ultra-positif difficilement neutralisable ou compensable : c’est dire que cette rĂ©fĂ©rence Ă  une mesure divine qui est le fait du texte mĂȘme disqualifie la tentation qu’a le lecteur de condamner sans retour les trois « cervelines Â».

Si les personnages fĂ©minins sont donc loin d’ĂȘtre seulement mis en cause par le rĂ©cit, les personnages masculins ne sont pas pour autant Ă©rigĂ©s en modĂšles axiologiques. En effet, alors que Jeanne Boerk et Marceline Rhonans sont dotĂ©es d’une renommĂ©e grimpante, d’un savoir-faire et d’un savoir-voir (presque) sans tache35, Paul Tisserel et Jean CĂ©cile enchaĂźnent les erreurs de diagnostic et les Ă©checs professionnels. RefusĂ© au concours pour devenir chirurgien en chef de l’HĂŽtel-Dieu, le trĂšs souvent triste et abattu Jean CĂ©cile commet de surcroĂźt plusieurs erreurs de diagnostic (identitaire) qui frappe son savoir-voir d’une nĂ©gativitĂ© : ainsi le jeune mĂ©decin prend-il la romanciĂšre (et mondaine) EugĂ©nie Lebrun pour une demi-mondaine (autre figure du care, non dĂ©veloppĂ©e par Yver) et Marceline Rhonans pour une femme virile et orgueilleuse :

Cette galanterie bĂȘte et sans façon, s’adressant Ă  cette femme de valeur, Ă  cette respectable femme, le couvrait maintenant de confusion. Qu’avait-il dĂ» paraĂźtre Ă  ses yeux ? (C, 21-22)

Personne ne la regardait plus alors que Jean CĂ©cile, perdu dans la foule, contre une fenĂȘtre lĂ -haut. Il n’avait jamais conçu d’une personne inconnue une image diffĂ©rant plus de la rĂ©alitĂ© qu’en cette circonstance. À l’amie de Jeanne Boerk il avait prĂȘtĂ©, depuis qu’il entendait prononcer partout son nom, les virilitĂ©s froides de cette belle fille, jusqu’à sa force corporelle, jusqu’à l’impassibilitĂ© de son Ăąme, sa sĂ©cheresse cachĂ©e. Il l’avait vue en pensĂ©e, grande, le regard dur, orgueilleuse de sa science. Et il avait maintenant devant lui ce petit ĂȘtre vibrant et plein de charme, Ă  l’exubĂ©rance distinguĂ©e, exprimant dans un langage ordinaire les plus Ă©ternelles choses de l’art. (C, 88-89)

Quant Ă  Paul Tisserel, il cumule les signes nĂ©gatifs tout au long du rĂ©cit : manquant de savoir-faire (il s’autoĂ©value nĂ©gativement Ă  plusieurs reprises, et la trĂšs compĂ©tente Jeanne Boerk rĂ©vĂšle les erreurs rĂ©currentes de diagnostic mĂ©dical commises par son collĂšgue), il manque peut-ĂȘtre plus encore de savoir-vivre (d’empathie) : alors que sa louable sƓur se meurt Ă  petit feu, il ne pense d’abord qu’à utiliser la maladie de celle-ci en vue d’attendrir la femme savante :

DĂšs lors, il [Paul Tisserel] cessa d’ĂȘtre dĂ©sespĂ©rĂ© ; sa confiance dans la science de Jeanne la lui montrait comme une toute-puissance, et surtout, il sentait l’heure venue, exceptionnellement prĂ©parĂ©e pour atteindre enfin au cƓur de cette impĂ©nĂ©trable femme, par l’artifice de son chagrin. (C, 100)

Bref, alors que presque tous les personnages des Cervelines reçoivent des signes positifs juxtaposĂ©s aux signes nĂ©gatifs, le seul personnage qui reçoit unanimement (c’est-Ă -dire de la voix narrative et de l’ensemble des actants) un commentaire Ă©valuatif empreint de positivitĂ© est Henriette Tisserel, laquelle est apprĂ©ciĂ©e au mĂȘme degrĂ© par des personnages aux valeurs antagonistes (comme Jean CĂ©cile et Jeanne Boerk). NĂ©anmoins, sa mort finale jette une ombre sur l’éventuelle cĂ©lĂ©bration d’une axiologie dominante par le rĂ©cit – en l’occurrence l’amour traditionnel prodiguĂ© par des « oies blanches Â» ignorantes et naĂŻves. Car si le dĂ©cĂšs de la plus pure des crĂ©atures du roman semble signifier la fin de l’Amour (« L’amour s’en va ! Â» (C, 337), s’écrie ainsi Jean CĂ©cile Ă  la derniĂšre page du roman), comme l’ont trĂšs tĂŽt fait observer les critiques, rien ne permet d’affirmer sans nuances que celle-ci est dĂ©plorable – n’oublions d’ailleurs pas les frĂ©quentes erreurs de diagnostic auquel est habituĂ© l’énonciateur de l’exclamation prĂ©citĂ©e.

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On admettra toutefois que l’impression globalement pessimiste qui ressort de la lecture de l’Ɠuvre de Colette Yver (due Ă  la mort de Henriette Tisserel, certes, mais Ă©galement Ă  l’impossibilitĂ© de l’amour entre les personnages36, directement motivĂ©e par la dĂ©fiance des jeunes femmes savantes envers l’amour) inclinerait Ă  penser que la premiĂšre Ɠuvre Ă  succĂšs tend un peu plus vers le « traditionalisme Â» que vers le « progressisme Â» – et il faudrait peut-ĂȘtre envisager cet entre-deux axiologique comme la stratĂ©gie symbolique efficace d’une prĂ©tendante au titre d’écrivaine « lĂ©gitime Â». Il n’en reste pas moins que l’ambiguĂŻtĂ© de l’échelle des valeurs construite par le rĂ©cit et mise en lumiĂšre ci-dessus interdit de qualifier l’Ɠuvre/l’auteure d’« antifĂ©ministe37 Â», et ce mĂȘme si l’Ɠuvre de l’auteure s’est montrĂ©e plus ouvertement traditionaliste les annĂ©es qui suivent la publication des Cervelines. Car, au total, la rĂ©ponse nĂ©gative fournie par les personnages fĂ©minins aux « problĂšmes moraux concrets38 Â» auxquels elles sont confrontĂ©es (se marier mais quitter son travail ou ne pas se marier et poursuivre son travail) ne porte pas en elle de maniĂšre intrinsĂšque la condamnation des « cervelines Â», comme le pensait les critiques catholiques d’alors : outre le fait que le travail du care effectuĂ© par Jeanne Boerk et Marceline Rhonans est Ă©valuĂ© de maniĂšre trĂšs positive par le rĂ©cit et est trĂšs supĂ©rieur sur le plan qualitatif Ă  celui de Paul Tisserel et de Jean CĂ©cile, rien ne permet en effet d’affirmer que les jeunes femmes feraient de bonnes mĂ©nagĂšres – tout au contraire laisse prĂ©sager le contraire. Par ailleurs et de maniĂšre plus gĂ©nĂ©rale, l’analyse psychologique continue du dilemme des personnages (masculins mais surtout fĂ©minins) proposĂ©e par Les Cervelines ainsi que l’absence de commentaires Ă©valuatifs univoques de la part de la voix narrative (alors que le genre du roman Ă©difiant que vient tout juste d’abandonner l’auteure se fait une spĂ©cialitĂ© de ce type d’énoncĂ©) semble plutĂŽt indiquer une « attention et [un] Ă©gard, voire une compassion39 Â» envers les problĂšmes moraux qui entourent alors le travail des femmes. Peut-ĂȘtre faudrait-il donc demeurer prudent et conclure cette Ă©tude d’une « poĂ©tique de l’ambiguĂŻtĂ© Â» dans Les Cervelines de Colette Yver par une Ă©vidence, qui est que le mĂ©rite de (l’Ɠuvre de) la romanciĂšre catholique est d’avoir montrĂ© sans dogmatisme aux lecteurs·trices que la redĂ©finition des rĂŽles fĂ©minins traditionnels qu’entraĂźnent ipso facto avec elles les femmes fictives (et rĂ©elles) lorsqu’elles dĂ©cident de travailler constitue sans nul doute l’une des problĂ©matiques socio-littĂ©raires majeures de l’ùre 1900.

Références bibliographiques

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  1. Sur la notion de « littĂ©rature moyenne Â» (et, plus restrictivement, de « roman moyen Â»), voir Diana Holmes, Middlebrow Matters : Women’s Reading and the Literary Canon in France since the Belle Époque, Liverpool, Liverpool University Press, 2018 ainsi que le dossier « Middlebrow » dirigĂ© par Diana Holmes et Matthieu Letourneux dans BelphĂ©gor, n° 2, 2017.↩

  2. Outre les premiers romans Ă  succĂšs de Colette Yver, voir Gabrielle RĂ©val, Les SĂ©vriennes, Paris, P. Ollendorff, 1900 ; LycĂ©ennes, Paris, P. Ollendorff, 1902 et Marcelle Babin, Pharmacienne, suivi de Vie brisĂ©e, Angers, J. Siraudeau, 1907.↩

  3. Voir Charles Brun, Le roman social en France au XIXe siĂšcle, Paris, V. Giard et E. BriĂšre, 1910.↩

  4. Le terme « fĂ©minisme », nĂ© aux alentours de 1880, commence Ă  ĂȘtre utilisĂ© massivement dans les champs culturel et social autour de 1900. En tĂ©moigne par exemple la crĂ©ation du pĂ©riodique Le FĂ©minisme chrĂ©tien par Marie Maugeret en 1897.↩

  5. Andrea Oberhuber, « Cervelines ou princesses de science ? Les entraves du savoir des jeunes hĂ©roĂŻnes dans le roman de la Belle Époque », Romantisme, n° 165, 2014, p. 59. Avec le roman Les Cervelines font partie de la « trilogie de jeunes femmes savantes » (le terme est une reprise ironique du titre de la cĂ©lĂšbre piĂšce de MoliĂšre, Les Femmes savantes) Princesses de science (Paris, Calmann-LĂ©vy, 1907) et Les Dames du palais (Paris, Calmann-LĂ©vy, 1910).↩

  6. « Chez Colette Yver, Ă©crivaine catholique et traditionaliste, reprĂ©sentant des tendances conservatrices, nous rencontrons au contraire une remise en question de cette Ă©volution [de la littĂ©rature mettant en avant « l’éducation de la femme et les nouveaux mĂ©tiers auxquels elle a accĂšs depuis peu, notamment les carriĂšres acadĂ©miques »] » : Rotraud von Kulessa, Entre la reconnaissance et l’exclusion. La position de l’autrice dans le champ littĂ©raire en France et en Italie Ă  l’époque 1900, Paris, HonorĂ© Champion, 2011, p. 55 ; « Enfin, des femmes antifĂ©ministes, peu nombreuses – Colette Yver et Gyp sont les plus connues –, prĂ©sentent [dans leurs romans] quasiment les mĂȘmes arguments [antifĂ©ministes] que leurs confrĂšres masculins » : Helen Chenut Harden, « AntifĂ©minisme », dans Christine Bard (dir.), Dictionnaire des fĂ©ministes. France XVIIIe-XXIe siĂšcle, Paris, Presses Universitaires de France, 2017, p. 54.↩

  7. Voir par exemple la vision nuancĂ©e proposĂ©e par Andrea Oberhuber (« Cervelines ou princesses de science ? Les entraves du savoir des jeunes hĂ©roĂŻnes dans le roman de la Belle Époque », art. cit., p. 55-64) et par Juliette M. Rogers dans son ouvrage Career Stories : Belle Epoque Novels of Professional Development (University Park, Pennsylvania State University Press, 2007).↩

  8. À l’instar de Pierre Bourdieu, en effet, on sera d’avis que les « prises de positions » des auteur·es sont Ă  entendre en termes de « choix esthĂ©tiques » et non « en fonction des dĂ©clarations des auteurs » : Alain Viala, « Logiques du champ littĂ©raire », Canadian Review of Comparative Literature/Revue Canadienne de LittĂ©rature ComparĂ©e, n° 1, 1997, p. 65.↩

  9. Sur le concept de care (« souci d’autrui ») et le rapport qu’il entretient avec la littĂ©rature, voir notamment MaĂŻtĂ© Snauwaert et Dominique HĂ©tu, « PoĂ©tiques et imaginaires du care », Temps ZĂ©ro [En ligne], consultĂ© le 10 juillet 2020, n° 12, 2018, non paginĂ©. URL : https://tempszero.contemporain.info/document1650.↩

  10. On connaĂźt en effet la logique qui entraĂźne l’oubli futur des Ɠuvres et auteur·es largement cĂ©lĂšbres car cĂ©lĂ©bré·es en leur temps, dĂ©crit de maniĂšre exemplaire par Pierre Bourdieu dans ses RĂšgles de l’art (Paris, Éd. du Seuil, 1992).↩

  11. Avant d’ĂȘtre Ă©ditĂ©e chez FĂ©lix Juven et plus tard Calmann-LĂ©vy (pour ne citer que ses principaux Ă©diteurs), Colette Yver dĂ©bute par des romans Ă©difiants publiĂ©s par des maisons d’édition strictement religieuses (MĂ©gard et Mame). Sur cette premiĂšre pĂ©riode de l’Ɠuvre de la romanciĂšre, voir Michel Manson, « Colette Yver, une jeune auteure pour la jeunesse de 1892 Ă  1900 », Cahiers Robinsons, n° 15, 2004, p. 61-77.↩

  12. L’expression « oie blanche » est usitĂ©e de maniĂšre pĂ©jorative dans la culture laĂŻque du tournant des XIXe et XXe siĂšcles pour dĂ©signer une « jeune fille [...] dont la naĂŻvetĂ© confine Ă  la bĂȘtise » : Yvonne Knibiehler, La virginitĂ© fĂ©minine. Mythes, fantasmes, Ă©mancipation, Paris, Odile Jacob, 2012, p. 156. Dans la culture catholique, en revanche, le vocable ne reçoit alors pas un tel stigmate.↩

  13. « Alors il [Paul Tisserel] se souvint du corps magnifique et fort de Jeanne Boerk, qui insultait de son insensible bĂ©atitude cette chĂšre petite crĂ©ature de douleur [Henriette Tisserel], et il comprit qu’il avait fini de l’aimer » : Colette Yver, Les Cervelines, Paris, FĂ©lix Juven, 1908 [1903], p. 220. DorĂ©navant, les rĂ©fĂ©rences au roman seront indiquĂ©es par le sigle C, suivi de la page et placĂ©es entre parenthĂšses dans le corps du texte (sauf exceptions).↩

  14. Colette Yver, Le Mois de Marie, Paris, Flammarion, 1932, p. 12.↩

  15. Les personnages les plus secondaires du rĂ©cit (Blanche Bassaing, la mĂšre de Jean CĂ©cile ou encore le professeur de mĂ©decine Ponard) sont eux aussi des figures du care ; et EugĂ©nie Lebrun elle-mĂȘme, dont les « matinĂ©es Ă©taient employĂ©es Ă  des dĂ©marches, Ă  des suppliques dont la chargeait sans trĂȘve la classe des femmes laborieuses qu’elle aimait tant aider » : C, 29.↩

  16. Philippe Hamon, Texte et idĂ©ologie, Paris, Presses Universitaires de France, 1984, p. 6.↩

  17. Ibid., p. 24. « À premiĂšre vue n’importe quoi peut faire, dans un Ă©noncĂ©, l’objet d’une Ă©valuation, peut ĂȘtre investi d’une valeur positive ou nĂ©gative, peut devenir terme d’une comparaison, peut tomber sous le coup d’une prescription ou d’une proscription. Quatre relations privilĂ©giĂ©es semblent cependant, a posteriori, pouvoir ĂȘtre retenues, celles qui mettent en scĂšne des relations mĂ©diatisĂ©es entre des sujets et des objets, entre des sujets et des sujets (il y a, rĂ©pĂ©tons-le, valeur lĂ  oĂč il y a norme, et il y a norme lĂ  oĂč il y a relation mĂ©diatisĂ©e entre actants), c’est-Ă -dire celles qui consistent en manipulations d’outils [le « savoir-faire »] (l’outil est un mĂ©diateur entre un sujet individuel et un autre sujet individuel ou pluriel), en manipulations de lois [le « savoir-vivre » et le « savoir-dire »] (la loi est mĂ©diateur entre le sujet individuel et des sujets collectifs), et en manipulations de canons esthĂ©tiques [le « savoir-jouir »] (la grille esthĂ©tique est mĂ©diatrice entre un sujet individuel sensoriel et des collections de sujets ou d’objets non utilitaires). Cette notion de mĂ©diation implique donc non seulement relation entre actants, mais analyse “discrĂšte” (dĂ©coupage en unitĂ©s diffĂ©renciĂ©es) de cette relation » : idem.↩

  18. Philippe Hamon, Texte et idĂ©ologie, op. cit., p. 108.↩

  19. Henriette Charasson, « Rose, Madame..., par Colette Yver », Optima, revue fĂ©minine illustrĂ©e, n° 51-52, 1928, p. 11.↩

  20. LĂ©ontine Zanta, « Le fĂ©minisme et l’intelligence de la femme », La Revue hebdomadaire : romans, histoire, voyages, n° 19, 1921, p. 49.↩

  21. « Ses deux mains [celles de Jeanne Boerk] aux hanches serrant autour de la taille les fronces de sa blouse, elle ressemblait aussi bien Ă  un bel adolescent qu’à une femme, la tĂȘte ployant en arriĂšre » : C, 52.↩

  22. La relation aux autres des personnages agissant « en collectivitĂ© » se trouve « rĂ©glementĂ©e par des Ă©tiquettes, des lois, un code civil, des hiĂ©rarchies, des prĂ©sĂ©ances [...] des codes de politesse (convenable/inconvenant, correct/incorrect, privĂ©/public [...] » : Philippe Hamon, Texte et idĂ©ologie, op. cit., p. 27. En l’occurrence, les « lois » sociales que semble enfreindre Jeanne Boerk concernent la bienveillance Ă  l’égard d’autrui et la prĂ©dominance de l’intuition et du sentiment sur la raison, attendus des femmes aux alentours de 1900.↩

  23. Le vocable « norme » est Ă  entendre ici au double sens de « rĂšgle statistique de frĂ©quence » et d’« idĂ©al auquel doivent tendre lesdites pratiques » : François Provenzano, « Doxa », dans Anthony Glinoer et Denis Saint-Amand (dir.), Le lexique socius. URL : http://ressources-socius.info/index.php/lexique/21-lexique/57-doxa. ↩

  24. « [...] : la diphtĂ©rie. – C’est affreux ! dit Marceline en frissonnant. – Tout est affreux, fit placidement l’interne. Une maladie ou une autre, qu’est-ce que cela fait ! Celle-lĂ  est plus amusante, parce qu’on la guĂ©rit davantage » : C, 289.↩

  25. « Moi, ma chĂšre, sans mari et sans enfants, je me trouve une femme absolument complĂšte, et si vous le voulez, quoique je m’en inquiĂšte fort peu, dans l’engrenage social, j’estime que je fonctionne admirablement. Quoi ! je fournis chaque jour huit Ă  dix heures de travail Ă  des Ă©tudes qui portent sur le soulagement de l’infirmitĂ© humaine, de mes mains j’opĂšre et soigne les malades, je les guĂ©ris, je cherche des formules de sciences plus sagaces ou plus fortes que celles qui ont Ă©tĂ© dites jusqu’ici, j’apporte au mouvement gĂ©nĂ©ral une pareille contribution, et vous oseriez dire que je ne fais pas mon devoir ! Â» : C, 291-292.↩

  26. En effet, Marceline Rhonans enseigne « l’histoire morale » (C, 69) de la France, c’est-Ă -dire inculque Ă  ses Ă©lĂšves les valeurs nationales (socle du futur citoyen). Quant aux recherches auxquelles s’adonne la jeune femme, elles tendent elles aussi Ă  retrouver « ce qui fut, l’HumanitĂ©-mĂšre, le PassĂ© », en particulier fĂ©minin et antique (idem).↩

  27. Faut-il rappeler que le mot « compassion » est dĂ©rivĂ© du latin chrĂ©tien mĂ©diĂ©val et signifie « fait de souffrir avec » ?↩

  28. De plus, on fera remarquer que Jeanne Boerk, qualifiĂ©e habituellement d’« insensible », pleure lors de la cĂ©rĂ©monie funĂšbre qui clĂŽt le roman : « Quand on sortit, en descendant lentement la nef, il [Jean CĂ©cile] vit contre un pilier la belle forme drapĂ©e de deuil de Jeanne Boerk. Il ne l’avait jamais connue pĂąle et dĂ©faite comme elle Ă©tait ici ; son visage, au masque modelĂ© blanc et rose, Ă©tait marbrĂ© et blĂȘme. Elle avait pleurĂ© » : C, 336.↩

  29. « La vision souriante de Jeanne Boerk planait sur ses pensĂ©es [celles de Marceline Rhonans] en idĂ©al. Elle ne la condamnait plus maintenant, mais l’admirait. Comme elle la trouvait libre, belle et forte ! » : C, 319.↩

  30. Soulignons cette conciliation pacifique opĂ©rĂ©e par le rĂ©cit de la foi (la religion) et de la raison (le savoir) dans un personnage globalement positif (Marceline Rhonans), conciliation par ailleurs souvent mise en avant par les auteures « fĂ©ministes » ou Ă  tout le moins « progressistes » autour de 1900 (on pense notamment Ă  Marie Dugard). Sur ce point, voir Charles Plet, « La “jeune fille” amĂ©ricaine. Une menace pour les Françaises ? », dans Fabien Dubosson et Philippe Geinoz (dir.), L’AmĂ©rique au tournant. La place des États-Unis dans la littĂ©rature française (1890-1920), Paris, Classiques Garnier, 2020, p. 109-125.↩

  31. « – Des femmes qu’il y a maintenant, qu’il y a en masse Ă  Paris surtout, mais en province aussi. Les romanciers ont dĂ©noncĂ© le danger des coquettes, le danger des aventuriĂšres, le danger des dĂ©vergondĂ©es ; mais il y a le danger des cervelines qui est peut-ĂȘtre le pire, parce que les autres, au moins, c’étaient des femmes. Menteuses ou vicieuses, avec des mots ou malproprement, elles nous aimaient ; elles faisaient, comme elles le pouvaient, l’acte de charitĂ© ; elles Ă©taient des campagnes, niaises, ou perfides, ou brutales, ou mĂ©chantes, mais des compagnes. Celles-lĂ  sont des cervelles ; de belles petites cervelles, qui portent de jolies robes, des attraits, de la grĂące, qui ont gardĂ© de la femme, et de la meilleure, tout, tu entends bien, tout, sauf le cƓur, et le cƓur, souvent mĂȘme, sauf l’amour » (C, 9).↩

  32. La seule prĂ©sence du curĂ© auprĂšs de la mourante enclenche la conversion de celle-ci (« Il n’en dit pas davantage ; quelque chose de mystĂ©rieux se passa Â» : C, 304-305).↩

  33. Voir Colette Yver, Le Mois de Marie, op. cit. ; La vie secrĂšte de Catherine LabourĂ©, Paris, Éd. Spes, 1935 et Histoire de Jeanne d’Arc, Paris, Calmann-LĂ©vy, 1937.↩

  34. Colette Yver, Le Mois de Marie, op. cit., p. 29.↩

  35. Presque sans tache, disons-nous, car lorsqu’elle se sent amoureuse de Jean CĂ©cile Marceline Rhonans voit son savoir-faire presqu’entiĂšrement dĂ©truit (elle n’arrive plus Ă  penser, ne prĂ©pare plus ses confĂ©rences, bĂącle ses leçons, etc.). Ce manque temporaire de savoir-faire doit-il ĂȘtre apprĂ©hendĂ© comme une critique nĂ©gative du sentiment amoureux, lequel empĂȘche l’individu de recourir Ă  sa raison et neutralise son attention ?↩

  36. En effet, la plupart des personnages des Cervelines aiment sans ĂȘtre aimĂ©s en retour (c’est le cas de Jean CĂ©cile avec EugĂ©nie Lebrun ; de Henriette Tisserel avec Jean CĂ©cile ; de Paul Tisserel avec Jeanne Boerk ; de Blanche Bassaing avec Jean CĂ©cile ; des jeunes internes avec Jeanne Boerk, etc.).↩

  37. « Mme Colette Yver a conquis trĂšs courageusement sa rĂ©putation d’écrivain au moment oĂč s’ébauchait le nouveau fĂ©minisme, le fĂ©minisme actif, correspondant Ă  des faits neufs et non plus tout en bavardages. Je dis : courageusement, parce qu’elle faisait opposition, parce qu’elle criait casse-cou, parce qu’elle ne voulait pas que la femme sacrifiĂąt sa fĂ©minitĂ© et ses qualitĂ©s propres dans des conquĂȘtes qu’elle jugeait stĂ©rile » : Henriette Charasson, « Rose, Madame..., par Colette Yver », art. cit., p. 11.↩

  38. Sandra Laugier, « CARE, philosophie », EncyclopĂŠdia Universalis [En ligne], consultĂ© le 18 juillet 2020. URL : http://www.universalis.fr/encyclopedie/care-philosophie/.↩

  39. MaĂŻtĂ© Snauwaert et Dominique HĂ©tu, « PoĂ©tiques et imaginaires du care », art. cit., non paginĂ©.↩

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Écriture et confidence : vers un « đ‘đ‘Žđ‘Ÿđ‘’ 𝑞𝑱𝑒𝑒𝑟 Â» avec 𝐿𝑒 𝑃𝑱𝑟 𝑒𝑡 𝑙’𝑖𝑚𝑝𝑱𝑟 de Colette