Un claquement de porte qui retentit dans toute l’Europe : 𝑈𝑛𝑒 𝑚𝑎𝑖𝑠𝑜𝑛 𝑑𝑒 𝑝𝑜𝑢𝑝𝑒́𝑒 d’Henrik Ibsen ou le 𝑠𝑒𝑙𝑓-𝑐𝑎𝑟𝑒

Illustration pour Une maison de poupée.jpg

Clarence Lampron

 

Publiée en 1879, la pièce de théâtre Une maison de poupée1 d’Henrik Ibsen remue les idées naissantes d’un débat sur le féminisme partout en Europe, alors que le personnage principal de la pièce, Nora, quitte son mari et ses enfants sans jeter un regard en arrière. Cet abandon de la famille est le point sur lequel tous les critiques se penchent, autant dans une perspective théâtrale que sociale. Alors que certains estiment la décision de Nora comme une rupture dans le dispositif théâtral de la pièce, d’autres considèrent le départ du personnage principal, comme un acte égoïste absolument monstrueux de la part d’une femme2. C’est le caractère étonnant du départ de Nora qui est à l’origine de la popularité de la pièce d’Ibsen à travers l’Europe (Danemark, Suède, Norvège, Finlande, Allemagne, Autriche, Russie, Pologne3), une popularité à saveur de scandale qui entretient des échos jusqu’au Japon4. Le scandale de la pièce est tel que la scène finale est réécrite pour bien des représentations, alors que Nora, sur le point de quitter, pose le regard sur ses enfants endormis et perd toute force de révolte en elle. Nora devient un personnage à charge symbolique dans les débats féministes déclenchés par la pièce, alors qu’elle est à la fois un modèle pour les mouvements féministes scandinaves et une cible pour les défenseurs de la « place légitime » de la femme, soit au sein de l’espace domestique. Mais la rébellion de Nora s’étend bien au-delà de cette porte claquée à la fin de la pièce. Sa révolte contre le rôle féminin qui lui est assigné avait commencé il y a déjà de nombreuses années, de manière inconsciente, alors qu’elle emprunte illégalement de l’argent pour sauver son mari, grâce à un séjour en Italie lui permettant de se rétablir de sa maladie. c’est au moment où Krogstad, l’avocat véreux auquel Nora a emprunté la somme faramineuse de « douze cents écus, quatre mille huit cents couronnes » (MP, 38), la menace soudainement de tout révéler à son mari que la conception du féminin auquel Nora se raccroche, soit celle de la poupée, s’effrite rapidement. Et c’est face à la colère explosive de son mari, apprenant finalement l’acte illégal commis par Nora pour le sauver, que celle-ci découvre que le care n’est pas toujours destiné aux autres, qu’il peut aussi être destiné à soi-même, sous une forme de self-care5 : « C’est ce que comprend Nora quand elle décide qu’avant de pouvoir être une épouse et une mère, il lui faut devenir d’abord une personne6 ».

Un care fondé sur la mascarade

Le lectorat est confronté dès le début de la pièce aux différents rôles endossés par Nora aux yeux de son mari : celle-ci est à la fois une « alouette qui gazouille » (MP, 26), un « écureuil qui frétille » (MP, 26) et une « joueuse [qui] a encore trouvé le moyen de gaspiller un tas d’argent » (MP, 27). Cette manie d’Helmer d’affubler sa femme de ces noms hypocoristiques dévoile en fait la propension de Nora à revêtir plusieurs rôles : c’est l’endossement du masque de l’insouciante légèreté propre au féminin qui lui permet de se soumettre en apparence à la loi de son mari ; c’est pour cacher son acte illégal de l’emprunt que Nora se travestit, se revêtant d’un masque de la féminité tel que réfléchi par Joan Riviere dans « Womanliness as a masquerade » ou la psychanalyste note : « Womanliness therefore could be assumed and worn as a mask, both to hide the possession of masculinity and to avert the reprisals expected if she was found to possess it […]7 ». Car c’est bel et bien une certaine masculinité que Nora essaie de cacher à son mari. En tant que femme, en empruntant de l’argent à Korgstad, c’est non seulement la loi de son mari qu’elle brise – celui-ci refusant toute forme d’emprunt sous n’importe quelle condition, pour ne pas être dépendant de quiconque –, mais également la Loi au sens propre, la justice de l’homme – une femme ne peut emprunter de l’argent sans être prise en charge par un homme. Nora, lorsqu’elle contracte la dette en cachette de son mari auprès de Korgstad, signe avec le nom de son père, décédé trois jours plus tôt. Ainsi, la fille prend symboliquement la place du père en s’appropriant le droit d’emprunter, de posséder de l’argent et de faire de l’argent (pour rembourser la dette), tous des droits exclusivement réservés à l’homme :

Nora : J’ai eu aussi d’autres recettes. L’hiver dernier j’eus le bonheur de trouver beaucoup de copies. Alors je m’enfermais et j’écrivais jusqu’à une heure avancée de la nuit. Oh ! souvent je me trouvais fatiguée, très fatiguée. Mais c’était bien amusant de travailler pour gagner de l’argent. Il me semblait presque que j’étais un homme (MP, 47-48).

C’est un care aux différentes connotations genrées que Nora illustre dans la pièce : tout en se conformant à un rôle de care traditionnel qui se veut féminin, celui d’épouse et de mère, c’est un care masculinisé dont Nora s’empare dans la pièce, en s’appropriant également une sollicitude fondée sur la protection (autant économique que physique), un rôle habituellement masculin. Nora endosse le masque de la féminité, en se confinant dans les rôles de l’alouette et de l’écureuil qui égaient son mari, afin d’éviter les représailles de celui-ci, représailles dirigées sur la possession du phallus symbolique de Nora, fondé sur un care qui est virilisé. Elle s’approprie le phallus lorsqu’elle prend symboliquement la place du père par la signature, c’est une appropriation qu’elle tente de voiler non seulement tout au long de la pièce, mais déjà depuis huit ans. Le topos du travestissement devient central dans l’œuvre, alors que Korgstad, découvrant que Nora a signé à la place du père, menace de tout dévoiler à son mari ; Nora doit divertir Helmer durant plus de 30 heures, afin d’éviter que celui-ci ouvre la boîte aux lettres et y découvre le fatidique message de Korgstad dévoilant la mascarade. Nora enfile un châle sur sa tête et joue de la tarentelle de manière grotesque pour captiver l’attention de son mari, pour le dévier de la lettre qui dévoilerait le travestissement orchestré par l’épouse depuis des années :

Nora : Il se peut qu’avec le temps, quand bien des années auront passé, quand je ne serai plus aussi jolie qu’aujourd’hui… Ne ris pas… je veux dire quand Torvald ne m’aimera plus autant, quand il n’aura plus de plaisir à me voir danser, me travestir et déclamer pour le divertir, il sera bon peut-être que j’aie alors quelque chose à qui m’accrocher… (MP, 46-47).

Car c’est à la figure de la poupée que Nora s’identifie inconsciemment, un jouet que l’on prend et délaisse, un objet que l’on regarde et admire. Malgré cette identification au masculin à travers un care fondé sur l’argent et le remplacement symbolique de la place du père, ce sera toujours la poupée qui aura la plus grande emprise sur Nora, jusqu’au moment où la colère démesurée d'Helmer vis-à-vis son crime déjoue les attentes de Nora sur les rôles genrés du masculin et du féminin.

Émancipation féminine et self-care

Le dénouement de la pièce d’Ibsen repose uniquement sur ce formidable prodige, une illusion construite par Nora dès le début de sa relation avec son mari :

Helmer : Et comment peux-tu m’expliquer comment j’ai perdu ton amour ?

Nora : C’est très simple. C’est l’œuvre de cette nuit, quand j’ai vu que le prodige attendu ne se produisait pas, alors j’ai compris que tu n’étais pas l’homme que je croyais.

Helmer : Explique-toi, je ne te comprends pas.

Nora : Pendant huit ans j’ai attendu tranquillement. Je savais parfaitement que les prodiges ne s’accomplissent pas tous les jours. Enfin, ce moment d’angoisse est arrivé. « Maintenant le prodige va s’accomplir » me disais-je. Tant que la lettre de Krogstad a été dans la boîte aux lettres, je n’ai pas pensé une minute que tu serais obligé de subir les exigences de cet homme. Je croyais fermement que tu lui dirais : « Allez et publiez tout. » Et quand cela serait arrivé !…

Helmer : Ah ! oui… quand j’aurais livré ma femme à la honte, au mépris…

Nora : Quand cela serait arrivé, j’étais tout à fait sûre que tu allais te présenter pour répondre de tout, en disant : « C’est moi le coupable ! » (MP, 158-159)

C’est lorsque son mari ne réagit pas selon les attentes que Nora s’était façonnées sur le genre masculin qu’elle comprend que son propre rôle féminin est non fondé. Une fois la lettre de Korgstad lue par Helmer, il jette l’opprobre sur sa femme, la menaçant de l’enfermer et de lui interdire d’élever ses enfants, rejetant sa prise en charge du rôle du care masculin fondé sur la protection de la cellule familiale. Bien qu’une seconde lettre de Korgstad arrive quelques minutes plus tard, indiquant qu’il se rétracte et qu’il a détruit la seule preuve qui incriminait Nora, les masques sont tombés. Alors qu’Helmer se réjouit et implore Nora de le pardonner, elle se dirige vers la chambre pour enlever son costume de bal masqué et remettre ses vêtements de la journée, délaissant définitivement le travestissement qui caractérise sa relation conjugale avec Helmer. C’est parce que le grand prodige qu’elle attendait ne se produit pas qu’elle prend conscience de son rôle de poupée, lieu d’identification fondé sur le pouvoir du père et/ou du mari :

Nora : Je te le dis, Torvald. Quand j’étais avec papa, il m’exposait ses idées et je les suivais. Si j’en avais d’autres qui me fussent personnelles, je les cachais, parce que cela ne lui aurait pas plu. Il m’appelait sa poupée et jouait avec moi comme je jouais avec les miennes… Ensuite je suis venue chez toi.

Helmer : Tu emploies des expressions singulières pour parler de notre mariage.

Norasans changer de ton : Je veux dire que des mains de papa je suis passée dans les tiennes. Tu as tout arrangé à ton goût, et je partageais ton goût ou je le laissais croire, je ne puis le dire au juste. Peut-être l’un et l’autre. Maintenant quand je regarde en arrière, il me semble que j’ai vécu comme les pauvres au jour le jour. J’ai vécu les pirouettes que je faisais pour t’amuser, Torvald, mais cela allait à ton but. Toi et papa, vous avez été bien coupables envers moi. C’est vous qui êtes responsables que je ne sois bonne à rien. […]

Nora : Non, j’étais gaie, cela oui. Tu étais si gentil pour moi. Mais notre maison n’était qu’un salon de fête. J’ai été grande poupée chez toi, comme j’avais été petite poupée chez papa et nos enfants à leur tour ont été mes poupées. J’aimais à te voir jouer avec moi, comme les enfants s’amusaient à me voir jouer avec eux. Voilà ce qu’a été notre union, Torvald. (MP, 152-153).

Lorsque Nora accepte de ne plus définir sa propre féminité selon le regard de l’homme, sa décision de partir devient inévitable. Après s’être conformée à plusieurs tâches de care (domestique et marital), c’est sur elle-même que Nora porte une sollicitude, dans un devoir de s’éduquer elle-même qui prime sur l’éducation de ses enfants. Alors que la sollicitude de Nora envers son mari était fondée sur le don de soi – elle commet un crime pour sauver son mari, puis elle songe brièvement au suicide pour libérer celui-ci de l’emprise de Korgstad –, il lui devient insensé de se dévouer aux autres lorsqu’elle n’a pas encore trouvé sa propre consistance, ce qui fait d’elle une humaine, mais, avant tout, ce qui fait d’elle une femme. C’est en tournant la sollicitude vers elle-même, faisant preuve de self-care, que Nora réussi à se défaire des liens qui la maintient dans un système de pouvoir hétéronormatif, système qu'elle consolidait dans son rôle de care féminin traditionnel. Le souci de soi de Nora est ce qui fit de la pièce d’Ibsen une œuvre qui appelait au scandale, alors qu’une femme, quittant et abandonnant la cellule familiale, était considérée comme une créature contre nature qui reniait son destin biologique. Mais plus encore, c’est parce qu’elle se préoccupe d’elle-même que l’outrage est si grand : si Nora avait quitté Helmer pour un autre homme, pour se conformer à un rôle du care féminin envers une autre personne, son départ n’aurait pas été si choquant8. Car Nora, en plus de brouiller les limites entre gender et care, trouble également les sphères privées et publiques. Nora veut non seulement se définir elle-même, mais elle veut également se définir en tant qu’être social. Elle assume son désir de trouver un travail et de pourvoir à elle-même, ne cherchant plus à dissimuler sa « masculinité » : lorsque les représailles du père ont été lancées, elle laisse tomber le masque de la féminité. Car le self-care, cette sollicitude portée sur soi, n’est le propre ni du genre féminin, ni du genre masculin.

*

Ainsi, la pièce d’Henrik Ibsen, qui se présente tout d’abord comme un mélodrame classique, se transforme en une œuvre marquée par un discours féministe polémique. Nora, bien qu’elle prenne en charge plusieurs sphères du care, se conforme malgré tout au rôle féminin attendu d’elle, celui d’une poupée emprisonnée dans une cage dorée, tout en accaparant un pouvoir typiquement masculin, soit le pouvoir économique. Henrik Ibsen met en scène une émancipation féminine inattendue, un nœud dramatique mettant à jour les nombreux jeux de rôles assumés par Nora, autant de travestissements conscients et, pour certains, inconscients. Ce sera grâce au self-care que Nora réussira à délaisser le lieu d’identification de la poupée formée à travers le regard masculin, puis à claquer la porte derrière elle pour redéfinir sa féminité.


Références bibliographiques

Corpus primaire

Ibsen, Henrik, Une maison de poupée, trad. Albert Savine, Paris, Éditions Stock, 1906 [1879]. (Le texte intégral est disponible sur Wikisource : https://fr.wikisource.org/wiki/Une_maison_de_poup%C3%A9e/Texte_int%C3%A9gral)

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Autres

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Répertoire des citations (par thèmes ou motifs)

Un care fondé sur la mascarade

Page 28 : « Helmer : Nora, Nora, tu es bien femme… Sérieusement, Nora, tu connais mes idées là-dessus. Pas de dettes, pas d’emprunts. Dans toute maison qui repose sur les dettes et les emprunts s’introduit une sorte d’esclavage, je ne sais quelle laideur. Jusqu’ici tous deux nous avons résisté et nous résisterons encore pendant le peu de temps que l’épreuve doit continuer à durer. »

Page 30 : « Helmer : C’est la pure vérité, ma petite Nora chérie, (il la prend par la taille.) L’étourneau est un animal très gentil, mais que d’argent il lui faut. C’est incroyable ce qu’il en coûte à un homme de posséder un étourneau. »

Page 38 : « Nora : Ah ! la vérité c’est que jusqu’ici je n’ai pas eu grand chose à gaspiller : il a fallu que nous travaillions tous les deux. Madame Linde : Toi aussi ? Nora : Oui, des bagatelles, des travaux à la main, du crochet, des broderies. (Elle change de ton.) Et encore autre chose. »

Page 45 : « Madame Linde : Dis-moi, ma chère Nora, tu n’as pas agi à la légère ? Nora, se redressant. Nora : Est-ce une légèreté de la part d’une femme de sauver la vie de son mari ? »

Page 46 : « Nora : Jamais, bon Dieu ! Y penses-tu ? lui qui est si sévère là-dessus ! Puis son amour-propre masculin en serait si froissé. Quelle humiliation savoir qu’il me doit quelque chose. Cette pensée serait venue bouleverser tous nos rapports ; notre vie domestique si heureuse ne serait plus ce qu’elle est. »

Page 69 : « Nora : J’en doute fort. Une fille n’avait-elle pas le droit d’épargner à son vieux père moribond des inquiétudes et des soucis ? Une femme n’avait-elle pas le droit de sauver la vie de son mari ? Il se peut que je ne connaisse pas le fond des lois mais je suis certaine que quelque part on a dû y inscrire que cela est permis. Et vous qui êtes homme de lois, vous savez bien cela ? Vous me semblez bien peu malin pour un avocat, monsieur Krogstad. »

Pages 75-76 : « Helmer : Parce que pareille atmosphère de mensonges doit infecter de principes malsains toute une famille ! Chaque fois que ces enfants respirent, ils absorbent des germes de mal. Noras’approchant de lui : En es-tu sûr ? Helmer : Et comment en douter, chérie ? J’ai eu mille occasions d’en faire l’expérience comme avocat : presque toutes les personnes dépravées de bonne heure ont eu des mères menteuses. »

Page 103 : « Nora : Non, mon Dieu ! cher docteur, non, ce n’est pas ce que j’ai voulu dire. Mais vous pouvez bien comprendre que maintenant ce qui m’arrivait avec papa, m’arrive avec Torvald. »

Pages 115-117 : « Helmer : Mais, ma chère Nora, comme tu es pâle ! T’es-tu fatiguée en répétant la tarentelle ? Nora : Non, je ne l’ai pas même répétée une fois. Helmer : Alors, il faut que je m’en mêle. Nora : Oui, Torvald, c’est indispensable. Je ne puis rien faire sans toi, j’ai tout oublié ! Helmer : Bien ! nous nous y remettrons. Nora : Oui, n’est-ce pas ? Tu vas enfin t’occuper de moi ? Tu me le promets. Je suis si inquiète… de cette soirée… Pas d’affaires, pas de lettres, tu veux bien. Helmer : Je te le promets. Ce soir je suis entièrement à ta disposition… ma petite alouette… Ah ! vraiment, auparavant il faut que je voie quelque chose. Il se dirige vers la porte du vestibule. Nora : Que vas-tu faire ? Helmer : Voir seulement s’il y a des lettres. Nora : Non, Torvald, n’y va pas. Helmer : Pourquoi ? Nora : Je t’en supplie, Torvald. Il n’y en a pas. Helmer : Laisse-moi voir. Il fait un pas vers la porte, Nora se met au piano et commence à jouer la tarentelle. Helmer: Ah ! Nora : Je ne pourrai danser demain, si je ne répète pas aujourd’hui avec toi. Helmer, s’approchant d’elle : Tu as vraiment si grand peur, ma petite Nora. Nora : Ah ! oui, une peur terrible ! Nous allons répéter tout de suite. Nous avons encore le temps avant de nous mettre à table. Assieds-toi là, mon cher Torvald, et joue. Reprends-moi, donne-moi des conseils comme d’habitude. Helmer : Puisque tu le désires, allons-y ! Il s’assied au piano. Nora ouvre un carton, en tire un tambourin et un châle multicolore. Elle se drape en un clin d’œil. D’un bond elle se campe au milieu de la pièce. Nora, criant : Allons, joue, je vais danser. Helmer joue, Nora danse, Rank demeure immobile à côté d’Helmer, la suivant des yeux. »

Page 139 : « Nora : Docteur, vous devez aimer beaucoup les mascarades. Rank : Oui, quand on y voit beaucoup de costumes grotesques. Nora : Dites donc, quel costume mettrons-nous, vous et moi, la prochaine fois ? Helmer : La petite folle ! Elle pense déjà à son prochain bal. Rank : Vous et moi ! Écoutez, vous serez en mascotte. Helmer : Bien, mais trouve-moi un joli costume de mascotte. Rank : Que ta femme soit comme nous la voyons tous les jours ! »

Émancipation féminine et abandon de la cellule familiale

Page 143 : « Helmer : Maintenant nous voici exclusivement voués l’un à l’autre. (Il la prend dans ses bras.) Ah ! ma petite femme adorée, jamais je ne te serrerai assez étroitement. Vois-tu, Nora, bien des fois j’ai voulu te voir menacée de quelque danger pour pouvoir exposer ma vie, donner mon sang, tout risquer, tout pour te protéger… Noras’arrachant de ses bras, d’une voix ferme et résolue : Maintenant lis les lettres, Torvald. »

Page 146 : « Helmer : Tu viens de détruire mon bonheur, de briser tout mon avenir. Je n’y puis penser sans frémir. Me voici dans les mains d’un homme sans scrupules, il peut faire de moi ce qui lui plaît, me demander ce qu’il veut, commander, ordonner à sa guise, sans que j’ose même souffler mot. Ainsi je puis me voir réduit à l’impuissance, coulé à pic par la légèreté d’une femme. »

Page 147 : « Helmer: Tout cela est si incroyable que je n’en reviens pas. Mais il faut prendre un parti… Enlève ce domino, enlève, te dis-je… Il faut que je le contente d’une façon ou d’une autre. Il faut étouffer la chose à tout prix. Pour nous, que ce soit comme si rien n’était changé, bien entendu je ne parle que des apparences. En conséquence, tu continueras à vivre ici, cela va sans dire, mais il te sera interdit d’élever tes enfants. Je n’ose pas te les confier. Ah ! être obligé de parler ainsi à celle que j’ai tant aimée et qui encore… Enfin c’est du passé, c’est sans remède ; à l’avenir il ne faut plus penser au bonheur, mais uniquement à sauver des débris, des ruines, des apparences… »

Page 149 : « Helmer : Tu m’as aimé comme une femme doit aimer son mari. Seulement tu te trompais dans l’emploi des moyens. Mais crois-tu que je t’aime moins parce que tu n’es pas capable de te guider toi-même. Non, non, repose-toi sur moi. Ni aide, ni direction ne te manqueront. Je ne serais pas homme si ton incapacité ne te rendait doublement séduisante à mes yeux. Oublie les paroles dures que je t’ai dites dans les premiers moments de terreur quand je croyais que tout allait crouler sur moi. Je t’ai pardonné, Nora. Je te jure que je t’ai pardonné. Nora : Merci de ton pardon. Elle sort par la porte de droite. Helmer : Non, reste ici… (il la suit des yeux.) Pourquoi vas-tu dans l’alcôve ? Norade sa chambre : Pour enlever ce déguisement. »

Page 154 : « Nora : Mon Dieu, tu l’as très bien dit. C’est une tâche supérieure à mes forces. Il y en a une autre à laquelle je dois m’appliquer auparavant. Je veux penser d’abord à m’élever moi-même. Tu n’es pas homme à me faciliter ce travail. Il faut que je l’entreprenne seule. Voilà pourquoi je vais te quitter. »

Pages 155-156 : « Helmer : Ah ! c’est irritant. De sorte que tu manqueras à tes devoirs les plus sacrés. Nora : Qu’appelles-tu mes devoirs les plus sacrés ? Helmer : Tu as besoin que je te le dise ? Est-ce que ce ne sont pas tes devoirs envers ton mari et tes enfants ? Nora : J’en ai d’autres non moins sacrés. Helmer : Tu n’en as pas. Quels sont ces devoirs ? Nora : Mes devoirs envers moi-même. Helmer : Avant tout tu es épouse et mère. Nora : Je n’y crois plus. Je crois que je suis avant tout un être humain, avec les mêmes droits que toi, ou que du moins je dois tâcher de l’être. Je sais que la majorité des hommes te donnera raison et, que ces idées sont imprimées dans les livres, mais maintenant je ne puis penser à ce que disent les hommes et à ce qu’ils impriment dans les livres. Je ne sais rien, mais je vais tout tirer de moi-même. Il faut que je forme moi-même mes idées là-dessus, et que j’essaye de m’en rendre compte. »

Page 157 : « Nora : Que veux-tu, Torvald ? Il m’est difficile de te répondre. Je ne sais, je ne vois pas clair là-dedans, je ne sais qu’une chose, c’est que mes idées sont complètement distinctes des tiennes. Je vois aussi que les lois ne sont pas ce que je croyais, mais que ces lois soient justes, cela je ne puis l’admettre. Qu’une femme n’ait pas le droit d’éviter un souci à son vieux père moribond, et de sauver la vie à son mari, cela n’est pas possible. »

Page 157 : « Nora : Non, non, je n’y comprends rien, mais je puis m’enquérir et me rendre compte de qui a raison de la société ou moi. Helmer : Tu es malade, Nora. Tu as la fièvre, et je crois même que tu n’as pas ton bon sens. »

Page 159 : « Helmer : Nora, j’aurais travaillé avec plaisir pour toi jour et nuit, et j’aurais subi toutes espèces de privations et de peines, mais il n’y a personne qui offre son honneur pour l’être qu’il aime. Nora : Des milliers de femmes l’ont fait. »

Pages 159-160 : « Nora : Soit ! Mais tu ne penses pas, tu ne parles pas comme un homme que je puisse suivre. Une fois rassuré, non sur le danger qui me menaçait, sur celui que tu craignais, toi tu as tout oublié. Je suis redevenue ton oiseau chanteur, la poupée que tu étais disposé à porter dans tes bras comme avant et avec plus de précautions, puisque tu avais découvert que j’étais plus fragile. (Elle se lève.) Écoute, Torvald. À ce moment il m’a paru que j’avais vécu huit ans dans cette maison avec un étranger, et que j’avais eu de lui trois enfants. Ah ! je n’y veux pas penser. Cela me donne envie de me déchirer moi-même. »


  1. Henrik Ibsen, Une maison de poupée, trad. Albert Savine, Paris, Éditions Stock, 1906 [1879]. Dorénavant, les références à cet ouvrage seront indiquées entre parenthèses dans le corps du texte par le sigle MP, suivi du numéro de la page.↩︎

  2. Christian Klein, « “Ce qui arriva après que Nora eut quitté son mari ou les soutiens des sociétés” (1977). Une récriture d’Ibsen par Elfriede Jelinek », Germanica, no 31, 2002, p. 3.↩︎

  3. Marthe Segrestin, « La scandaleuse Nora Helmer », Théâtre et scandale (II) : scandales d’hier, scandales d’aujourd’hui, <http://www.fabula.org/colloques/document6667.php> (page consultée le 22 mars 2021).↩︎

  4. Christine Lévy, « Le premier débat public de Seitō : autour d’Une maison de poupée », Ebisu, no 48, 2012, p. 29-58. Également : Yōko Nimura, « Nora, Seitō, Xīn Qīngnián », Ebisu, no 48, 2012, p. 59-82.↩︎

  5. Le self-care, ou plutôt le souci de soi, est une notion travaillée par Michel Foucault dans plusieurs de ses écrits, notamment dans Histoire de la sexualité, vol. 3: le souci de soi, ainsi que dans les cours L’herméneutique du sujet et Le gouvernement de soi et des autres, vol. 1. Michel Foucault envisage le souci de soi comme un lieu de résistance au pouvoir normatif, où les pratiques du souci de soi peuvent entraîner des changements politiques dans les relations d’un individu avec les instances de pouvoir. L’aspect subversif du self-care est repris par les études féministes sur les femmes de couleur, notamment par Audrey Lorde dans son essai A Burst of Light, dans la mesure où le self-care réinvestit dans le symbolique des corps de femmes de couleur laissés pour compte.↩︎

  6. Simone de Beauvoir, Le deuxième sexe, vol. 2, Paris, Gallimard, 2012 [1976], p. 320.↩︎

  7. Joan Riviere, « Womanliness as a Masquerade », dans The Inner World and Joan Rivière, Collected Papers : 1920-1958, Londres, Karnac, 1991 [1929], p. 94.↩︎

  8. Marthe Segrestin, op. cit. n. p.↩︎

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