𝐿𝑎 đč𝑒𝑚𝑚𝑒 𝑝𝑎𝑱𝑣𝑟𝑒 de LĂ©on Bloy ou l’absolu don de soi

 
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Charles Plet

 

La Femme pauvre Ă  la lumiĂšre du « care catholique Â»

Examiner La Femme pauvre : Ă©pisode contemporain1 de LĂ©on Bloy sous l’angle du care2 ne saurait a priori dĂ©plaire au critique bloyen, Ă  condition toutefois d’adjoindre l’épithĂšte « catholique Â» au concept philosophique issu du monde anglo-saxon, plus prĂ©cisĂ©ment de toujours rattacher celui-ci aux donnĂ©es hĂ©tĂ©rodoxes au fondement de l’imaginaire religieux irrĂ©mĂ©diablement situĂ© et datĂ© de l’« assoiffĂ© d’absolu Â». Dans La Femme pauvre, en effet, c’est l’ensemble des personnages bienveillants (et non pas uniquement l’hĂ©roĂŻne) qui se dĂ©finissent Ă  la fois par l’intĂ©rĂȘt dĂ©sintĂ©ressĂ© qu’ils portent aux autres (care about, for) et par les soins qu’ils prodiguent Ă  ceux qui en expriment plus ou moins ouvertement le besoin (take care of3). Si l’on ne manquera donc pas de porter le regard sur la triade masculine du roman (Gacougnol, Marchenoir et LĂ©opold) en tant qu’elle se fait pourvoyeuse de soins (care givers), c’est nĂ©anmoins le personnage de Clotilde MarĂ©chal qui focalisera l’attention de la prĂ©sente Ă©tude, la jeune femme se situant au cƓur de la scĂšne du roman (la narrativitĂ©), du systĂšme des personnages d’« aidants Â», ainsi que de la mĂ©ditation bloyenne sur les dogmes fondamentaux du catholicisme (dont plusieurs cĂŽtoient plus ou moins la pensĂ©e du care, comme la Communion des Saints, la PriĂšre ou encore la SolidaritĂ© universelle) : en effet, en plus d’« assurer la continuitĂ© de l’histoire Â», de « conditionne[r] l’agencement des situations romanesques4 Â» et de tenir une place de plus en plus importante au fil du rĂ©cit, la jeune femme constitue le centre de gravitĂ© du systĂšme romanesque du « care catholique Â», autrement dit elle est le seul personnage qui Ă  la fois dispense et bĂ©nĂ©ficie des soins d’ordre divers des trois personnages masculins principaux ; ce qui, notons-le, tend Ă  rappeler que la « Femme Â» demeure aux yeux du catholique LĂ©on Bloy celle qui par essence et par excellence concentre et communique l’Amour (de l’autre), disposition fĂ©minine qui, accompagnĂ©e de la Souffrance, permet d’approcher Dieu. Remarquons cependant qu’il est hors de question pour le prochain auteur de l’ExĂ©gĂšse des lieux communs (1901 et 1913) bourgeois d’accorder une telle re-connaissance de leur nature mystique Ă  l’ensemble des femmes quelle que soit leur classe sociale ou leur disposition d’esprit et de cƓur : contrairement aux deux extrĂȘmes intemporels de la vie fĂ©minine (la Sainte et la ProstituĂ©e), en effet, l’« HonnĂȘte Femme Â» ignore le sens profond (mystique) de son sexe et mĂ©prise du mĂȘme coup le choix nĂ©cessaire qu’elle doit opĂ©rer, en tant que « Femme Â», entre « la BĂ©atitude [et] la VoluptĂ© Â» (LFP, 143 ; c’est l’auteur qui souligne).

De maniĂšre plus gĂ©nĂ©rale, tout indique que la pensĂ©e thĂ©ologico-mystique (et non pas sentimentale-morale) sur le souci de l’Autre (au sens le plus pĂ©joratif du terme : le Pauvre, le RĂ©prouvĂ©, le DĂ©sespĂ©rĂ©, la ProstituĂ©e5), c’est-Ă -dire sur la charitĂ© chrĂ©tienne6 telle qu’elle est thĂ©matisĂ©e dans La Femme pauvre retraduit la position dominĂ©e occupĂ©e par l’« Ă©crivain catholique marginal7 Â» dans le sous-champ des romanciers catholiques contemporains. Car si l’on admet que le fait que « le care appara[aisse] comme la prĂ©occupation de ceux qui ont le moins de pouvoir ou d’importance dans la sociĂ©tĂ©8 Â» extratextuelle est vrai aussi dans ce champ de forces et de luttes qu’est le sous-champ littĂ©raire catholique9, force est alors de convenir que ce roman tout entier consacrĂ© Ă  la « sollicitude catholique Â» (Ă  travers l’Amour et son corrĂ©latif, la Souffrance10) rĂ©vĂšle la position minorĂ©e occupĂ©e par LĂ©on Bloy dans l’espace littĂ©raire catholique des annĂ©es 1890, laquelle position tendant d’ailleurs Ă  commander ses prises de position esthĂ©tiques hĂ©tĂ©rodoxes. Ainsi posera-t-on que le systĂšme des personnages du care catholique tel que construit par l’écrivain dans La Femme pauvre, de mĂȘme que les discours thĂ©ologico-mystiques tenus par ceux-ci sur le souci de l’autre peuvent, Ă  la suite et peut-ĂȘtre plus radicalement encore que ceux du DĂ©sespĂ©rĂ© (1887), ĂȘtre apprĂ©hendĂ©s comme une rĂ©action hĂ©tĂ©rodoxe ou, pour faire une place aux dispositions et aux intentions bloyennes, comme la stratĂ©gie subversive renouvelĂ©e d’un Ă©crivain catholique dominĂ© dans le sous-champ, stratĂ©gie dirigĂ©e contre la tiĂšde religiositĂ© du roman d’amour ou Ă  thĂšse catholique en position de dominance dans le sous-champ – et, pour faire intervenir le champ englobant (le champ littĂ©raire global), contre le roman naturaliste et ses prĂ©occupations matĂ©rialistes.

Des tĂ©nĂšbres Ă  la lumiĂšre divine

La Femme pauvre suit la trajectoire ascendante (au plan spirituel plus que matĂ©riel) d’une misĂ©rable jeune femme de trente annĂ©es avoisinant sans cesse le gouffre prostitutionnel sans jamais y tomber nĂ©anmoins : Ă©levĂ©e par l’hypocrite et adultĂšre MarĂ©chal ainsi que par l’ouvrier alcoolique Isidore Chapuis, Clotilde est une personne Ă  la « douceur extrĂȘme Â» et Ă  l’« Ăąme [...] aussi chaste que le rosaire d’une visitandine Â», sans pour autant ĂȘtre une « pieuse enfant Â» (LFP, 34 et 35 ; c’est l’auteur qui souligne) ni l’oie blanche ignorante des choses du monde social, survalorisĂ©e par la doxa catholique du temps. Au contraire, la jeune femme a Ă©prouvĂ© depuis son enfance de vives souffrances au sein d’un milieu familial tarĂ© et ne dĂ©sire au monde qu’aimer et ĂȘtre aimĂ©e en retour (« [...] elle agonisait de la soif d’amour et [...] n’a[vai]t personne Ă  chĂ©rir [...] : LFP, 34). La premiĂšre Ă©tape de cette quĂȘte Ă©perdue d’amour humain s’enclenche lorsque la jeune femme fait la connaissance du peintre Gacougnol, qui, mu par la « charitĂ© chrĂ©tienne Â», la prend en charge au plan matĂ©riel et, en la logeant dans la pension de jeunes filles Ă©trangĂšres tenue par mademoiselle SĂ©choir, lui permet de s’éloigner dĂ©finitivement de sa famille. Se dĂ©roulant en parallĂšle Ă  la premiĂšre, la deuxiĂšme Ă©tape est marquĂ©e par la rencontre avec Marchenoir, sombre et mystĂ©rieux personnage qui, parĂ© de ses conceptions thĂ©ologiques et esthĂ©tiques relatives aux animaux et Ă  l’art littĂ©raro-musical, « dilat[e] Â» les « facultĂ©s intellectuelles Â» (LFP, 107) et les dĂ©sirs spirituels de Clotilde avant de mourir lui aussi – de misĂšre. L’ultime Ă©tape, qui est aussi la plus dĂ©cisive sur les plans de la narration et du care catholique, dĂ©bute aux premiĂšres lueurs de la DeuxiĂšme Partie du roman (« L’épave de la lumiĂšre Â»), c’est-Ă -dire immĂ©diatement aprĂšs la catastrophe entraĂźnĂ©e par le meurtre de Gacougnol par Chapuis, lequel rejette la jeune femme dans les bras de l’extrĂȘme pauvretĂ© matĂ©rielle. C’est en effet au moment oĂč Clotilde est confrontĂ©e plus que jamais au fantĂŽme prostitutionnel qu’elle retrouve le dĂ©sespĂ©rĂ© LĂ©opold au jardin du Luxembourg devenu nouvel Éden. L’ami de Marchenoir devient l’époux de la jeune femme, et, avec elle et malgrĂ© les (ou plutĂŽt : grĂące aux) multiples souffrances et obstacles tendus par le Malin, il atteindra la paix intĂ©rieure au moment de se sacrifier dans l’incendie de l’OpĂ©ra-Comique. Suite Ă  l’immolation volontaire de son mari, celle qui n’est dĂ©sormais plus qu’« une colonne de priĂšres Â» (LFP, 389) fait le choix de se donner entiĂšrement Ă  Dieu : elle offre ses biens aux pauvres et se fait mendiante-vagabonde, cĂŽtoyant du mĂȘme coup l’état de saintetĂ© parfaite (« Il n’y a qu’une tristesse, lui a-t-elle dit la derniĂšre fois [Clotilde Ă  l’artiste pauvre Lazare Druide], c’est de n’ĂȘtre pas des saints Â» : LFP, 393 ; c’est l’auteur qui souligne).

L’amour de la « Femme Â» au cƓur de la mystique bloyenne

Certes ! je [LĂ©on Bloy] ne disais pas [Ă  l’éditeur pressenti, Quantin] toute ma pensĂ©e. [...] Le fond du livre [La Femme pauvre], le voici : Il n’y a pour la femme, crĂ©ature temporairement, provisoirement infĂ©rieure, que deux façons d’ĂȘtre acceptables : la maternitĂ© la plus auguste ou le plaisir. En d’autres termes, la SaintetĂ© ou la prostitution. Marie-Madeleine avant ou Marie-Madeleine aprĂšs. Entre les deux, il n’y a que l’HonnĂȘte-Femme, c’est-Ă -dire la femelle du Bourgeois, le RĂ©prouvĂ© absolu qu’aucun holocauste divin ne peut rĂ©dimer. Une sainte peut tomber dans la boue et une prostituĂ©e jaillir dans la lumiĂšre, mais jamais ni l’une ni l’autre ne pourra devenir une honnĂȘte femme, et l’inamovible pĂ©core sans entrailles et sans cerveau, qu’on appelle une honnĂȘte femme et qui refusa naguĂšre l’hospitalitĂ© de BethlĂ©em Ă  l’Enfant-Dieu est dans une impuissance Ă©ternelle de s’évader de son nĂ©ant par la chute ou par l’ascension.11

Faisons d’abord remarquer que si la douce Clotilde MarĂ©chal ne tombe pas comme sa mĂšre dans les affres de la vente du corps fĂ©minin (LĂ©on Bloy ayant finalement choisi d’approfondir dans son roman la figure sacramentelle de l’Épouse plutĂŽt que celle, ambiguĂ« et provocante, de la ProstituĂ©e), elle n’en a pas moins offert « par curiositĂ© Â» ledit corps Ă  un « bellĂątre quelconque Â» (LFP, 40), ce qui la place dĂšs l’ouverture du rĂ©cit sous le signe d’Ève la pĂ©cheresse12, autorisant du mĂȘme coup le mouvement (rĂ©dempteur) des tĂ©nĂšbres Ă  la lumiĂšre gravĂ© dans la structure narrative (Ă  la PremiĂšre Partie – « L’Épave des tĂ©nĂšbres Â» – rĂ©pond la seconde – « L’Épave de la lumiĂšre Â») et mystĂ©rieusement prophĂ©tisĂ© lors de la rencontre de Clotilde avec le premier homme qui « la consid[Ăšre] avec bontĂ© Â», le Missionnaire :

Un certain jour, [...] un Personnage lui avait parlĂ©, un prĂȘtre Ă  longue barbe blanche de patriarche, portant la croix pectorale et l’amĂ©thyste et qui paraissait venir de ces solitudes situĂ©es aux confins du monde oĂč se promĂšnent, sous des cieux terribles, les lions Ă©vangĂ©liques de l’Épiscopat. Voyant pleurer une si jeune fille, il s’était approchĂ©, la considĂ©rant avec bontĂ©. Il l’avait bĂ©nie d’une trĂšs-lente bĂ©nĂ©diction [...] – Mon enfant, avait-il dit, pourquoi pleurez-vous ? Elle l’entendait encore, cette voix calme et pĂ©nĂ©trante qui lui avait paru la voix d’un ĂȘtre surhumain. [...] – On a dĂ», quelquefois, vous parler d’Ève, qui est la MĂšre du genre humain. C’est une grande Sainte aux yeux de l’Église, quoiqu’on ne l’honore guĂšre dans cet Occident oĂč son nom est souvent mĂȘlĂ© Ă  des rĂ©flexions profanes. Mais on l’invoque toujours, dans nos chrĂ©tientĂ©s du vieil Orient, oĂč les traditions antiques se sont conservĂ©es. Son nom signifie la MĂšre des Vivants... Dieu, qui fait toutes nos pensĂ©es, a voulu, sans doute que je me souvinsse d’Elle en vous voyant. Adressez-vous donc Ă  cette mĂšre qui vous est plus proche que celle qui vous engendra. Elle seule, croyez-moi, peut vous secourir, puisque vous ne ressemblez Ă  personne, pauvre enfant qui avez soif de la Vie !... Peut-ĂȘtre aussi l’Esprit-Saint vous a-t-il marquĂ©e de son redoutable Signe, car les voies sont bien inconnues... [...] Quand vous serez dans les flammes, souvenez-vous du vieux missionnaire qui priera pour vous au fond des dĂ©serts (LFP, 36-37 ; c’est l’auteur qui souligne).

Mais c’est surtout son recueillement par celui qui devient pour elle un pĂšre de substitution (« Pauvre crĂ©ature ! Je suis Dieu pour elle, en ce moment, Dieu le PĂšre Â» : LFP, 71) qui dĂ©clenche le processus axiologique ascensionnel de la jeune femme, lequel prend en premier lieu la forme visible et provisoire du bonheur matĂ©riel. En effet, alors que l’horrible Chapuis portait une attention intĂ©ressĂ©e (autocentrĂ©e) et ponctuelle Ă  la jeune femme (il lui trouve un emploi pour qu’elle lui vienne en aide en un temps difficile au plan financier), le peintre Gacougnol se souci vraiment d’elle et de ses besoins, la prenant durablement en charge : aussi l’homme qui par ses propos bienveillants duplique le Missionnaire (« â€“ Mon enfant, dit-il, pourquoi pleurez-vous ? Â» : LFP, 58. C’est l’auteur qui souligne) habille cette fille d’Ève (alors que le mĂ©tier de modĂšle d’atelier qui lui Ă©tait offert invitait au dĂ©shabillement13), la divertit, l’aide Ă  se loger et lui prodigue avec tendresse une instruction-Ă©ducation. De « profanĂ©e Â» aux plans physiologique et spirituel, la jeune femme se transforme ainsi sur la toile de l’artiste en « sainte PhilomĂšne Â» (LFP, 47 et 60) – Ă  dĂ©faut de pouvoir retrouver sur la terre le Paradis perdu de la VirginitĂ©. La rencontre de Clotilde avec Marchenoir au Jardin des Plantes poursuit la dĂ©couverte du bonheur (ici intellectuel-spirituel) par la malheureuse : lui rĂ©vĂ©lant le mystĂšre de la solidaritĂ© qui, depuis la Chute, unit l’animal Ă  l’homme dans la douleur, le discours de l’ami des bĂȘtes Marchenoir trouve un Ă©cho puissant dans le cƓur de l’innocente qui durant trente annĂ©es n’a cessĂ© de souffrir. Le statut revĂȘtu par Marchenoir de « pĂšre spirituel Â» de Clotilde (il met volontiers la jeune femme dans des Ă©tats « exta[tiques]14 Â») sera par la suite consolidĂ© lors de la soirĂ©e chez Gacougnol, au cours de laquelle l’écrivain livre Ă  ses auditeurs ses conceptions esthĂ©tico-religieuses relatives aux rapports entre l’Art et l’Église catholique.

Si la critique bloyenne a souvent rappelĂ© que Clotilde est « sauvĂ©e Â» par Gacougnol et Marchenoir, elle n’a en revanche peut-ĂȘtre pas assez soulignĂ© que la jeune femme les « sauve Â» elle aussi, quoique temporairement (ils mourront malgrĂ© ses attentions) et diffĂ©remment (aux plans psychologique et affectif) : chez LĂ©on Bloy, en effet, la sollicitude est un phĂ©nomĂšne par essence rĂ©ciproque – « solidaire Â», eĂ»t dit l’écrivain catholique. Ainsi le « service Â» que rend le jeune peintre Ă  Clotilde en lui offrant un travail rĂ©munĂ©rĂ© (celui de modĂšle d’atelier) est-il immĂ©diatement partagĂ© : « Remarquez bien [dit Gacougnol Ă  Clotilde] que c’est un service que je vous demande Â» (LFP, 62). De la mĂȘme maniĂšre, le rĂŽle de « dame de compagnie Â» (ce qui ne veut pas dire « servante15 Â») endossĂ© par la discrĂšte et douce Clotilde un peu plus tard dans le rĂ©cit rĂ©pond-il dans le domaine psychologique aux activitĂ©s de « soins Â» matĂ©riels et Ă©ducatifs qu’elle reçoit de Gacougnol au mĂȘme moment :

D’abord, vous me lirez des livres que j’aime. Je les reverrai Ă  travers vous, ce qui ne sera pas mĂ©diocrement important pour moi, je vous prie de le croire, car vous avez le don presque inouĂŻ de n’ĂȘtre pas une vulgaire. Et puis, quand mĂȘme vous ne me rendriez aucun service positif, ayant une dĂ©nomination prĂ©cise dans le dictionnaire, n’est-ce rien de me garder contre l’ennui de mon existence qui n’est pas trĂšs drĂŽle ?... Je suis une espĂšce de grand homme ratĂ©, je le sais mieux que personne et je ne me l’envoie pas dire. [...] J’ai donc besoin d’une dame de compagnie. Ça ne se fait pas, cette drĂŽlerie. Raison de plus. J’ai passĂ© ma vie Ă  faire, par choix, ce qui ne se faisait pas. Vous voyez donc que vous ĂȘtes Ă  mon Ă©gard dans l’attitude la plus correcte. [...] Tenez-vous donc en paix, ainsi que je vous l’ai recommandĂ©, et si j’ai l’honneur d’ĂȘtre pour vous une image plus ou moins comique de la Providence, dites-vous bien que je reçois peut-ĂȘtre beaucoup plus que je ne donne et ne me harcelez pas de vos scrupules (LFP, 160 et 161 ; c’est l’auteur qui souligne).

Quant au solitaire et peu Ă©coutĂ© de ses contemporains Marchenoir, il trouve en Clotilde une oreille attentive et un disciple16 des plus sĂ»rs – n’est-elle pas en effet qualifiĂ©e de « poĂ©tesse de l’HumilitĂ© Â» (LFP, 82) prĂȘte Ă  tout recevoir ? On comprend nĂ©anmoins le peu d’attention critique qu’a reçu le rĂŽle de care giver revĂȘtu par la jeune femme dans la PremiĂšre Partie de La Femme pauvre, la forme authentique (c’est-Ă -dire absolu) du care catholique se matĂ©rialisant seulement dans la DeuxiĂšme Partie avec et dans le couple formĂ© par les Ă©poux douloureux (et qui se sauvent mutuellement17) LĂ©opold-Clotilde. C’est que dans l’imaginaire catholique du pauvre et rĂ©prouvĂ© LĂ©on Bloy, le bonheur matĂ©riel ou intellectuel ne peut en aucune maniĂšre ĂȘtre la source du salut : c’est plutĂŽt la Souffrance (liĂ©e Ă  l’Amour, ici conjugal) qui constitue chez le lecteur de Blanc de Saint-Bonnet l’instrument Ă  la fois unique et nĂ©cessaire de la RĂ©demption18. VoilĂ  pourquoi la PremiĂšre Partie, qui pourtant porte en son mouvement narratif mĂȘme la marque de l’espoir humain (Clotilde sort progressivement de la misĂšre), se clĂŽt sur un grand malheur (la mort brutale de Gacougnol) ; tandis que la seconde, Ă  la trajectoire tout entiĂšre pavĂ©e de douleur (du fait des souffrances endurĂ©es par les Ă©poux), s’achĂšve sur la possession par Clotilde de la paix divine.

Si Clotilde MarĂ©chal devient « Femme Â» aux yeux du narrateur bloyen, c’est parce qu’elle se rĂ©alise d’abord comme Ă©pouse-mĂšre – et ultimement comme « â€œpĂšlerine du Saint-Tombeau” Â» (LFP, 393) : bien plus que Gacougnol et Marchenoir, en effet, l’incestueux et dĂ©sespĂ©rĂ© LĂ©opold a besoin de la pauvresse, qui d’emblĂ©e se donne Ă  celui qui « avait eu pitiĂ© de sa dĂ©tresse Â» (LFP, 256) :

Revenu sans le sou, j’ai [LĂ©opold] essayĂ© de tromper mon vautour. D’aventurier, je me suis fait artiste. Cette transposition, radicale en apparence, de mes facultĂ©s actives, semblait avoir, au contraire, exaspĂ©rĂ© sa fureur, quand vous apparĂ»tes, enfin, ĂŽ Clotilde ! sur ma route affreuse... J’ignore ce que votre cƓur dĂ©cidera, aprĂšs ce que vous venez d’entendre, mais si je vous perds maintenant, ma situation sera cent fois plus Ă©pouvantable. Ne m’abandonnez pas ! Vous seule pouvez me sauver ! [...] – Pleure, mon bien-aimĂ©, tant que tu pourras et tant que tu voudras. Pleure chez moi, pleure au fond de moi, pour ne plus jamais pleurer, sinon d’amour. Nul ne te verra, mon LĂ©opold, je te cache et je te protĂšge... Tu m’as demandĂ© ma rĂ©ponse. La voici : Je suis incapable de vivre et mĂȘme de mourir sans toi. Rentrons ce soir, pleins d’allĂ©gresse, dans ce Paris Ă©blouissant. C’est pour nous qu’on l’illumine et qu’on le pavoise. Pour nous seuls, je te le dis, car il n’y a pas de joie comme notre joie et il n’y a pas de fĂȘte comme notre fĂȘte. C’est ce que je ne comprenais pas, sotte que j’étais ! quand nous nous rencontrĂąmes, il y a quelques heures, dans le bienheureux jardin...

... Écoute-moi, maintenant, mon amour. Tu iras trouver, demain, un pauvre prĂȘtre que je t’indiquerai. Il a le pouvoir d’arracher de ta poitrine ce vieux cƓur qui te fait tant souffrir et de te donner Ă  la place un cƓur nouveau... AprĂšs cela, si tu es diligent, qui sait ? nous recevrons peut-ĂȘtre le sacrement de mariage [...] Ces deux ĂȘtres comme on n’en voit pas se mariĂšrent, en effet, une semaine plus tard (LFP, 267 et 268-269 ; c’est l’auteur qui souligne).

De fait, celui qui dans la DeuxiĂšme Partie n’est plus que « le fidĂšle compagnon, l’ombre mĂȘme de Clotilde19 Â» transforme la jeune femme (par le Mariage et la MaternitĂ©) au moins autant qu’il est transformĂ© par elle – il devient fervent croyant. Ces deux ĂȘtres fondus l’un dans l’autre ne feront ensuite que monter de souffrance en souffrance (Ă  la mort de leur fils Lazare succĂšde leur persĂ©cution diabolique par les Poulot) vers la lumiĂšre divine, puisque dans l’idĂ©e de LĂ©on Bloy la Souffrance et la PauvretĂ© constituent les signes visibles et associĂ©s du bonheur spirituel. C’est ainsi que la priĂšre (reprise des Psaumes de David) formulĂ©e par la jeune femme (« Je n’ai demandĂ© qu’une chose, murmure-t-elle, c’est d’habiter la Maison de Dieu, tous les jours de ma vie, et de voir la VoluptĂ© du Seigneur ! Â» : LFP, 386-387) est immĂ©diatement exaucĂ©e via l’acte ultime de sanctification-purification : l’immolation conjointe des Ă©poux. Alors que LĂ©opold offre sa vie pour sauver femmes et enfants lors de l’incendie de l’OpĂ©ra-Comique, la jeune femme ressent au mĂȘme moment des « flammes gronde[r] et roule[r] autour d’elle, dĂ©vorant ce qui l’environne, avec des ondulements et des bonds de grands reptiles Â» (LFP, 387). DĂ©sormais privĂ©e de tout, ayant renoncĂ© Ă  toute joie humaine pour le seul Amour de Dieu, Clotilde atteint enfin « au dĂ©nuement parfait qui est [selon Bloy] la vraie richesse spirituelle20 Â».

Léon Bloy dans le sous-champ littéraire catholique

Si l’on accepte l’un des postulats de la thĂ©orie des champs selon lequel « Ă  l’intĂ©rieur du champ littĂ©raire, les Ɠuvres retraduisent la position de leur auteur dans le champ au moment oĂč elles sont produites21 Â», force est alors d’admettre que le roman de LĂ©on Bloy (plus spĂ©cifiquement la pensĂ©e du care catholique qui en constitue la substantifique moelle) rĂ©fracte la position dominĂ©e du Mendiant ingrat au sein du sous-champ romanesque catholique des annĂ©es 1890. Car non seulement La Femme pauvre est tout entier consacrĂ© Ă  la question de l’Amour, dont on sait qu’elle est dĂ©valorisĂ©e au sein du pĂŽle catholique dominant-orthodoxe parce que jugĂ©e matiĂšre « fĂ©minine Â» (et ce au bĂ©nĂ©fice de la nouvelle entrante parmi les « questions Â» transposĂ©es dans la fiction catholique : la multiforme « question sociale Â» prise en charge par le roman Ă  thĂšse catholique Ă©pris d’idĂ©es et par lĂ  rĂ©servĂ© aux Ă©crivains traditionalistes22), mais qui plus est le roman de Bloy traite du care catholique dans des termes largement hĂ©tĂ©rodoxes – et l’on sait que les prises de position « hĂ©tĂ©rodoxes Â» ou « hĂ©rĂ©tiques Â» sont gĂ©nĂ©ralement le fait des producteurs dominĂ©s, selon l’homologie observĂ©e par Pierre Bourdieu entre les positions et les prises de position. C’est ainsi que dans ce qu’il convient d’apprĂ©hender comme une stratĂ©gie de subversion de l’orthodoxie romanesque-clĂ©rical catholique23, LĂ©on Bloy aborde principalement la question de « l’attention Ă  l’autre Â» d’un point de vue thĂ©ologique (« religion Â» des groupes littĂ©raires dominĂ©s dans le sous-champ littĂ©raire catholique) et non pas moral (« religion Â» des groupes littĂ©raires dominants dans ce mĂȘme sous-champ). Aussi ne compte-on plus dans La Femme pauvre les discours tenus par le narrateur ou les personnages masculins principaux par le biais desquels l’écrivain catholique subvertit plus ou moins profondĂ©ment les dogmes fondamentaux du catholicisme (la PriĂšre, la SolidaritĂ© universelle, la Communion des saints, la PauvretĂ©, etc.) ; lesquels dogmes, rĂ©pĂ©tons-le, sont Ă©troitement liĂ©s au souci (catholique) d’autrui en ce qu’ils renvoient au fait que « des gens s’occupent d’autres gens, s’en soucient et veillent ainsi au fonctionnement ordinaire du monde24 Â» social et plus encore spirituel.

Ainsi Ă  propos du sacrement de mariage et du type d’amour qu’il fait naĂźtre (l’amour conjugal), LĂ©on Bloy rompt partiellement avec la doctrine catholique officielle : car si le mariage exemplaire (au sens fort) de Clotilde et de LĂ©opold rappelle aux tenants de l’amour libre que « l’amour [...] ne saurait ĂȘtre proprement et totalement soi-mĂȘme qu’en se coulant dans une institution Â», de mĂȘme qu’il doit se « fixer dans une ligne franchement et irrĂ©versiblement altruiste25 Â» (Clotilde « guĂ©rit [le] lĂ©preux Â» LĂ©opold en mĂȘme temps « qu’elle-mĂȘme avait Ă©tĂ© guĂ©rie Â» par lui : LFP, 279), il est nĂ©anmoins marquĂ© d’un certain « mysticisme sensuel Â» peu apprĂ©ciĂ© de l’Église catholique26. En effet, qualifier le « sexe physiologique Â» de la Femme de « tabernacle du Dieu vivant Â» (LFP, 144), comme le fait le narrateur, revient Ă  affirmer que le corps de la « Femme Â» « ne peut pas attirer l’homme vers lui sans l’attirer vers Dieu aussi : pour l’homme le corps de la Femme est donc [...] janua coeli [porte du Ciel]27 Â». Par ailleurs et de maniĂšre plus gĂ©nĂ©rale, LĂ©on Bloy se sert du mariage des deux pĂ©cheurs pour insister par la voix de CaĂŻn Marchenoir28 sur le processus par lequel la (plus petite) joie de tous les jeunes Ă©poux est mystĂ©rieusement compensĂ©e par la (vaste) souffrance de milliers d’ĂȘtres innocents :

Chaque ĂȘtre formĂ© Ă  la ressemblance du Dieu vivant a une clientĂšle inconnue dont il est, Ă  la fois, le crĂ©ancier et le dĂ©biteur. Quand cet ĂȘtre souffre, il paie la joie d’un grand nombre, mais quand il jouit dans sa chair coupable, il faut indispensablement que les autres assument sa peine. [...] Le recueillement de votre chambre nuptiale, savez-vous de quoi il est fait ? Je vais vous le dire. Il est fait de plusieurs milliards de cris lamentables si prodigieusement simultanĂ©s et Ă  l’unisson, par chaque seconde, qu’ils se neutralisent d’une maniĂšre absolue et que cela Ă©quivaut Ă  l’inscrutable Silence (LFP, 271 et 273).

C’est subvertir le dogme catholique de la SolidaritĂ© tel qu’il est prĂ©sentĂ© par saint Paul en 1 Corinthiens 12:25-2729 afin de rĂ©affirmer la prĂ©Ă©minence tant quantitative (« une centaine de derniers soupirs Â» est causĂ©e par « une minute Â» de « voluptĂ© Â») que qualitative (l’« ĂȘtre qui souffre Â» s’offre pour les autres tandis que l’ĂȘtre qui « jouit dans sa chair coupable Â» crĂ©e des malheureux : LFP, 270 et 271) de la Souffrance en ce monde terrestre dĂ©fini par la Chute. Quant au dogme de la PriĂšre, dont la place est essentielle dans ce que nous nommons un « care catholique Â» (on prie certes pour soi mais aussi et peut-ĂȘtre surtout pour autrui), il prend lui aussi volontiers une teinte hĂ©tĂ©rodoxe chez LĂ©on Bloy : car si la priĂšre susmentionnĂ©e de la (presque) sainte Clotilde demeure Ă  la frontiĂšre de l’orthodoxie (l’on sent bien en effet que le vocable « VoluptĂ© Â» est frappĂ© d’ambiguĂŻtĂ© sous la plume bloyenne), en revanche, la « priĂšre vengeresse Â» formulĂ©e par LĂ©opold Ă  l’adresse de Dieu le PĂšre renverse la logique et les valeurs de la priĂšre : elle rĂ©clame la mort de l’Autre (la Poulot et Mme Grand) et non son sauvetage ; elle fait appel au chĂątiment de Dieu et non Ă  sa misĂ©ricorde.

La pensĂ©e (relationnelle) du care catholique dans La Femme pauvre est donc fonciĂšrement thĂ©ologique (chacun est solidaire de son prochain, et les animaux eux-mĂȘmes sont mystĂ©rieusement unis aux hommes dans la douleur) et personnelle (d’oĂč le risque Ă©levĂ© d’écart avec la « foi correcte Â», orthodoxus) ; Ă  la fois façonnĂ©e par les dispositions religieuses acquises de l’écrivain catholique (ses lectures de Blanc de Saint-Bonnet et de Joseph de Maistre, entre autres ; sa conversion et sa formation littĂ©raire sur les genoux de Barbey d’Aurevilly, etc.) et commandĂ©e par sa position dominĂ©e au sein d’un espace littĂ©raire catholique oĂč la logique morale (hĂ©tĂ©ronome) domine la logique thĂ©ologico-mystique (autonome). Dit autrement, cette pensĂ©e du care catholique est dirigĂ©e au moins en partie contre les occupants (dominants) du sous-champ tel Paul Bourget, reprĂ©sentant exemplaire de l’« Art passionnel Â» selon Bloy (LFP, 223). Et, s’il fallait faire intervenir dans cette Ă©tude le champ littĂ©raire global, il faudrait alors dire que la « stratĂ©gie d’écriture30 Â» de LĂ©on Bloy (entendre ici : la trajectoire narrative de Clotilde de la « profanĂ©e Â» Ă  la « sainte Â» via la souffrance rĂ©demptrice) est dirigĂ©e contre le roman naturaliste en position de dominance, lequel s’intĂ©resse lui aussi au mĂȘme moment Ă  la souffrance des femmes mais lui prodigue une explication toute rationnelle – les « visionnaires Â» chrĂ©tiennes sont en rĂ©alitĂ© des « hystĂ©riques Â». À cet Ă©gard, LĂ©on Bloy se situe aux cĂŽtĂ©s d’autres « Ă©crivains catholiques marginaux Â» (Huysmans notamment), lesquels percevant la RĂ©publique (et son alliĂ© objectif dans le champ littĂ©raire : le roman naturaliste) comme masculine, rationaliste et matĂ©rialiste31 privilĂ©gient par rĂ©action des figures religieuses fĂ©minines (la Vierge de la Salette, sainte Lydwine de Schiedam, Esther, SalomĂ©, etc.) pour communiquer leurs conceptions esthĂ©tiques et religieuses.

*

On l’a dit : Clotilde (« Mademoiselle des Égards Â», dixit Chapuis lui-mĂȘme) se situe au centre du systĂšme romanesque du care catholique, les relations de soin multiformes (quoique rarement attachĂ©es au « mĂ©dical Â» Ă  proprement parler chez le dĂ©tracteur de la mĂ©decine positiviste qu’est Bloy) qu’elle prodigue Ă  l’ensemble des personnages masculins du roman faisant d’elle la figure par excellence du soin catholique prodiguĂ© et reçu. Mais, plus gĂ©nĂ©ralement, c’est la quasi-totalitĂ© des personnages de La Femme pauvre qui ont besoin les uns des autres. Peut-ĂȘtre alors pourrait-on parler, empruntant pour ce faire les critĂšres spĂ©cifiques dressĂ©s par Marjolaine DeschĂȘnes Ă  propos de ce qu’elle nomme la « littĂ©rature care Â», de « littĂ©rature care catholique Â» Ă  propos du second roman de LĂ©on Bloy – et sans doute aussi du premier. En effet, outre que « les attitudes Ă©thiques et temporelles Â» que le roman dĂ©peint « relĂšvent d’une Ă©gale attention Ă  l’autre et Ă  soi-mĂȘme Â» (Ă  travers le Mariage de Clotilde et de LĂ©opold ; Ă  travers l’« Amour chrĂ©tien32 Â» de Gacougnol envers Clotilde, etc.), « les personnages qu’[il] figure rendent justice Ă  la vulnĂ©rabilitĂ© et Ă  la fragilitĂ© humaines Â» (le Pauvre n’est-il pas in fine le personnage principal de La Femme pauvre ?), de mĂȘme qu’« un souci d’égalitĂ© entre les sexes [...] y est prĂ©sent [...] Ă  travers une exigence [...] de promesse pour le groupe social “femmes” [...]33 Â» – la Femme n’est-elle pas dans l’idĂ©e de Bloy une crĂ©ature dont l’« infĂ©rioritĂ© Â» est « temporaire, provisoire Â» , au sens oĂč son « rĂŽle dans ce monde en chute Â» est « promis au “renouvellement” par l’Amour34 Â» ? Nul besoin de dire toutefois que si « littĂ©rature care catholique Â» il y a, celle-ci n’a rien de « fĂ©ministe Â» (au sens oĂč l’on avance communĂ©ment que l’éthique du care est fĂ©ministe) : La Femme pauvre, en effet, ne « critique Â» pas « le patriarcat Â» ni ne « dĂ©boulonne les codes de genre35 Â». C’est mĂȘme tout le contraire : par la conception de la « Femme Â» entiĂšrement (dĂ©)vouĂ©e aux autres (et Ă  Dieu) qu’il livre Ă  ses lecteurs, LĂ©on Bloy essentialise la diffĂ©rence femme/homme. Cette distinction originelle entre les sexes se trouvait d’ailleurs dĂ©jĂ  au cƓur de la rĂ©flexion bloyenne sur l’Ɠuvre telle que celle-ci avait Ă©tĂ© soumise Ă  l’éditeur pressenti Quantin en 1887 : « Le central concept de ce roman est le sexe physiologique de la femme, autour duquel s’enroule ou se dĂ©bobine implacablement sa psychologie tout entiĂšre. Pour parler net, entre nous, la Femme dĂ©pend de sa vulve, comme l’homme de son cerveau...36 Â».

Références bibliographiques

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  1. LĂ©on Bloy, La Femme pauvre, Paris, SociĂ©tĂ© du Mercure de France, 1897. DorĂ©navant, les rĂ©fĂ©rences Ă  cet ouvrage seront indiquĂ©es entre parenthĂšses dans le corps du texte par le sigle LFP, suivi du numĂ©ro de la page – sauf exception.↩

  2. Sur le concept de care, voir Sandra Laugier, « CARE, philosophie », EncyclopĂŠdia Universalis, <http://www.universalis.fr/encyclopedie/care-philosophie/> (page consultĂ©e le 5 fĂ©vrier 2021).↩

  3. Sur les diffĂ©rentes Ă©tapes du processus du care, voir notamment Joan C. Tronto, « Du care », Revue du MAUSS, n° 32, 2008, p. 243-265. Les activitĂ©s de soin s’organisent entre les personnages bienveillants, bien sĂ»r, mais pas que : ainsi, au dĂ©but du rĂ©cit, Clotilde se montre-t-elle attentive aux besoins de son affreuse mĂšre – d’oĂč le service qu’elle lui rend en allant quĂ©mander de l’argent Ă  sa marraine.↩

  4. Pierre Glaudes, L’Ɠuvre romanesque de LĂ©on Bloy, Toulouse, Presses Universitaires du Mirail, 2006, p. 550.↩

  5. Est-il besoin de rappeler qu’avant d’opter pour le titre actuel, LĂ©on Bloy avait d’abord pensĂ© Ă  La DĂ©sespĂ©rĂ©e puis Ă  La ProstituĂ©e ? Voir Joseph Bollery, GenĂšse et composition de « La Femme pauvre » de LĂ©on Bloy. PrĂ©sentation par Jacques Petit, Paris, Lettres modernes, 1969.↩

  6. Il faudrait dans l’idĂ©al clarifier davantage le lien opĂ©rĂ© par nous entre « care catholique » (soin ou sollicitude catholique) et charitĂ© chrĂ©tienne, en ce que des diffĂ©rences entre ces concepts peuvent ĂȘtre observĂ©es. Disons seulement ici qu’à divers Ă©gards ces deux objets se rapprochent sensiblement, et pas seulement parce qu’ils ont connu une mĂȘme dĂ©valorisation Ă  l’époque contemporaine – aprĂšs tout, la vertu de charitĂ©, « amour de dĂ©vouement, [...] amour surnaturel qui n’est autre que la volontĂ© ferme de se donner tout entier Ă  Dieu et au prochain » (Adolphe Tanquerey, article « Perfection », dans Joseph Bricout (dir.), Dictionnaire pratique des connaissances religieuses, t. 5, Paris, Letouzey et AnĂ©, 1927, p. 511), ne rappelle-t-elle pas au moins partiellement ce souci « de tendre vers quelque chose d’autre que soi » (Joan C. Tronto, loc. cit., p. 243) qui dĂ©finit le care ? Notons d’ailleurs que LĂ©on Bloy associe lui-mĂȘme les deux concepts dans son roman : « Un tel empressement, une si rare sollicitude pouvaient-ils s’expliquer par la seule charitĂ© chrĂ©tienne que l’artiste [Gacougnol] avait invoquĂ©e la veille pour justifier sa munificence ? » (LĂ©on Bloy, La Femme Pauvre, op. cit., p. 140).↩

  7. Nous faisons rĂ©fĂ©rence au titre de l’ouvrage Les Ă©crivains catholiques marginaux, actes du colloque organisĂ© par le Centre de recherches Hannah Arendt les 29 et 30 avril 2009, Paris, Cujas, 2010. On comprendra ici le terme de « marginaux » non pas comme voulant dire « Ă  la marge du sous-champ littĂ©raire catholique », mais comme signifiant « Ă  la marge de l’orthodoxie catholique » du temps.↩

  8. Joan C. Tronto, loc. cit., p. 259.↩

  9. Sur le concept de champ littĂ©raire, voir Pierre Bourdieu, Les rĂšgles de l’art. GenĂšse et structure du champ littĂ©raire, Paris, Seuil, 1992. Pour se faire une idĂ©e de ce qu’est le « sous-champ littĂ©raire catholique », voir HervĂ© Serry, Naissance de l’intellectuel catholique, Paris, Éd. La DĂ©couverte, 2004.↩

  10. Voir Charles Plet, « L’amour et la souffrance dans les romans de LĂ©on Bloy : un Ă©crivain contre son temps », Loxias, no 58, 2017, <http://revel.unice.fr/loxias/index.html?id=8732> (page consultĂ©e le 5 fĂ©vrier 2021).↩

  11. Lettre de LĂ©on Bloy Ă  Georges Khnopff du 14 mars 1887, citĂ© dans ibid., p. 6. Cette lettre est reprise presque mot Ă  mot dans le chapitre XX de La Femme pauvre.↩

  12. Ou de Marie-Madeleine, dont on sait la place Ă©minente qu’elle occupe dans l’imaginaire religieux de Bloy – voir le personnage de VĂ©ronique dans Le DĂ©sespĂ©rĂ©.↩

  13. Et par lĂ  rapprochait une nouvelle fois Clotilde de la prostitution.↩

  14. « Clotilde extasiĂ©e pensait au prĂ©dicateur tout-puissant qu’il [Marchenoir] aurait pu devenir, et PĂ©lopidas confondu le contemplait ainsi qu’une fresque trĂšs-ancienne » : LĂ©on Bloy, La Femme pauvre, op. cit., p. 98-99.↩

  15. C’est en rĂ©alitĂ© un statut de « lectrice » (d’Ɠuvres littĂ©raires) et de pourvoyeuse de divertissement (au sens pascalien : « [...] n’est-ce rien de me garder [moi, Gacougnol] contre l’ennui de mon existence qui n’est pas trĂšs drĂŽle ?... » : ibid., p. 160) qu’offre le peintre Ă  la jeune femme.↩

  16. « Et voilĂ  que, n’ayant jamais rien soupçonnĂ© de ses propres facultĂ©s intellectuelles, du premier coup, elle [Clotilde] se voyait sous l’action du maĂźtre [Marchenoir] le plus capable de les dilater instantanĂ©ment » : ibid., p. 107.↩

  17. Ce qui n’était pas le cas du couple Marchenoir-VĂ©ronique dans Le DĂ©sespĂ©rĂ©.↩

  18. Voir Antoine Blanc de Saint-Bonnet, De la douleur ; prĂ©cĂ©dĂ© des Temps prĂ©sents, Lyon, Giberton et Brun, 1849.↩

  19. Pierre Glaudes, op. cit., p. 562.↩

  20. LĂ©on Bloy, La Femme pauvre, Introduction et notes de Jacques Petit, Paris, Mercure de France, 1972, introduction, p. 19.↩

  21. Alain Viala, « Logiques du champ littĂ©raire », Canadian Review of Comparative Literature/Revue Canadienne de LittĂ©rature ComparĂ©e, n° 1, 1997, p. 67. Ces propos sont Ă©galement applicables au sous-champ littĂ©raire catholique, lequel n’est pas seulement une partie du champ littĂ©raire global mais un espace qui a ses propres lois de fonctionnement et dont la logique morale diffĂšre fondamentalement de celle, esthĂ©tique, qui a cours dans le champ littĂ©raire.↩

  22. « Partant de ce point de vue que le roman – sauf, bien entendu le roman de haute portĂ©e sociale ou de trĂšs large thĂšse philosophique – est indigne de l’homme que son intelligence rĂ©serve Ă  d’autres travaux, je trouve logique et bon que les femmes s’y adonnent » : Émile Faguet, citĂ© dans Patricia Izquierdo, Devenir poĂ©tesse Ă  la Belle Époque. Étude littĂ©raire, historique et sociologique, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 66. Nous soulignons.↩

  23. Car si en 1887 Bloy affirme Ă  l’éditeur Quantin que « le pamphlĂ©taire est enterrĂ© avec Marchenoir », il n’empĂȘche que les thĂ©ories religieuses qu’il livre Ă  ses lecteurs grĂące aux relations maĂźtre(s)-disciple(s) thĂ©matisĂ©es dans son roman (Gacgounol-Clotilde et Marchenoir-Clotilde) sont largement empreintes d’hĂ©tĂ©rodoxie doctrinale.↩

  24. Sandra Laugier, loc. cit., non paginĂ©.↩

  25. Stanislas de Lestapis, « Amour conjugal », dans Gabriel Jacquemet (dir.), Catholicisme. Hier, Aujourd’hui, Demain, t. 1, Paris, Letouzey et AnĂ©, 1948, p. 489.↩

  26. « Selon cette doctrine, comme toute la nature exprime une sorte d’immense liturgie au CrĂ©ateur, tout commerce avec elle a quelque chose de sacrĂ©, et l’amour charnel conduit, par des degrĂ©s mystiques, Ă  l’amour de Dieu. RĂ©ciproquement, l’amour de Dieu excite en nous la voluptĂ© » : Jean-Baptiste Amadieu, « LĂ©on Bloy devant le Saint-Office », dans Les Ă©crivains catholiques marginaux, op. cit., p. 12.↩

  27. Grahame C. Jones, « LĂ©on Bloy et Graham Greene : l’influence de La Femme pauvre sur The End of the Affair », Revue de LittĂ©rature ComparĂ©e, n° 4, 1970, p. 544-545.↩

  28. Si dans La Femme pauvre CaĂŻn Marchenoir n’est plus le « double » de Bloy qu’il Ă©tait dans Le DĂ©sespĂ©rĂ©, il porte nĂ©anmoins (Ă  l’instar de Gacougnol et de LĂ©opold) « la marque de [l]a “personnalitĂ©â€ » de l’écrivain : Pierre Glaudes, op. cit., p. 550.↩

  29. [...] afin qu'il n'y ait pas de division dans le corps, mais que les membres aient Ă©galement soin les uns des autres. Et si un membre souffre, tous les membres souffrent avec lui ; si un membre est honorĂ©, tous les membres se rĂ©jouissent avec lui. Vous ĂȘtes le corps de Christ, et vous ĂȘtes ses membres, chacun pour sa part. »↩

  30. « Il serait non moins utile de distinguer les “stratĂ©gies d’écriture” (inscrites dans l’Ɠuvre : choix thĂ©matiques, formels, stylistiques) des “stratĂ©gies d’auteurs” (postures ou prises de position explicites) » : GisĂšle Sapiro, « StratĂ©gie(s) », dans GisĂšle Sapiro (dir.), Dictionnaire international Bourdieu, Paris, CNRS Éditions, 2020, p. 816.↩

  31. Voir Judith Surkis, Sexing the Citizen : Morality and Masculinity in France, 1870-1920, Ithaca, Cornell University Press, 2006 et Barbara Corrado Pope, « Immaculate and Powerful : The Marian Revival in the nineteenth-century », dans Clarissa W. Atkinson, Constance H. Buchanan et Margaret R. Miles (dir.), Immaculate and Powerful : The Female in Sacred Image and Social Reality, Boston, Aquarian Press, 1986, p. 173-200.↩

  32. « [...] elle [Clotilde] se disait [...] qu’il Ă©tait bien effrayant que le premier ĂȘtre qui l’avait aimĂ©e [Gacougnol], comme un chrĂ©tien [...] » : LĂ©on Bloy, La Femme pauvre, Paris, Mercure de France, 1897, p. 250.↩

  33. Marjolaine DeschĂȘnes, « Les ressources du rĂ©cit chez Gilligan et RicƓur : peut-on penser une “littĂ©rature care” », dans Sophie Bourgault et Julie Perreault (dir.), Le care. Éthique fĂ©ministe actuelle, MontrĂ©al, Éditions du Remue-MĂ©nage, 2015, p. 222.↩

  34. Lettre de LĂ©on Bloy Ă  Mme Henriette L’Huillier du 6 fĂ©vrier 1887, citĂ©e dans Joseph Bollery, op. cit., p. 3. C’est l’auteur qui souligne.↩

  35. Marjolaine DeschĂȘnes, loc. cit., p. 222.↩

  36. Lettre de LĂ©on Bloy du 24 fĂ©vrier 1887 Ă  son Ă©diteur Quantin, citĂ©e dans Joseph Bollery, op. cit., p. 5. C’est Bloy qui souligne.↩

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