Réconcilier émancipation et travail du 𝑐𝑎𝑟𝑒 : 𝐿𝑎 𝑅𝑒𝑏𝑒𝑙𝑙𝑒 de Marcelle Tinayre

Sandrine Bienvenu

 

Écrivaine d’une très grande popularité durant la Belle Époque, aujourd’hui souvent écartée du canon littéraire français, Marcelle Tinayre est l’autrice d’une œuvre prolifique : collaboratrice à de nombreux journaux, elle publie durant sa carrière quelques dizaines de romans, souvent marqués par un parti pris anticlérical et des idéaux féministes1. En ce sens, plusieurs de ses œuvres abordent l’amour d’un point de vue féminin, à une époque où le désir des femmes était le plus souvent passé sous silence. C’est le cas de La Rebelle, publié en 1905 chez Calmann-Lévy, qui raconte l’histoire de Josanne Valentin, mère monoparentale travaillant pour un journal parisien, Le Monde féminin. Mariée très jeune pour des raisons financières à Pierre Valentin, un homme plus âgé et malade, Josanne joue le rôle de la bonne épouse et « se dévou[e à son mari] avec une patience inlassable2 », tout en rêvant d’amour et de liberté. « [I]gnora[nt] le remords [et] ne p[ouvant] vivre sans bonheur » (LR, 8), elle entretient une relation extra-conjugale avec un jeune homme de son âge, Maurice Nattier. De cette union naît un enfant, Claude, que Josanne fait passer pour le fils légitime de Pierre. Après la mort de son mari et sa séparation avec Maurice, la protagoniste fait la rencontre d’un écrivain féministe, Noël Delysle. Les deux tombent amoureux, mais leur relation est compliquée à cause des réticences de Noël face aux liaisons passées de Josanne :

Their happy ending is stalled by Noël’s inability to cope, which reveals a flaw in his feminist thinking. Indeed, the obstacle to Noël and Josanne’s happiness comes from Noël the lover, who cannot quite live up to the image of Noël the feminist author. In other words, even the author of La Travailleuse falls short of feminist ideals when it comes to his own personal life, demonstrating the disjunction between feminist theories and lived experience3.

Tiraillé entre ses émotions et ses idéaux progressistes, Noël hésite à faire entièrement confiance à Josanne : bien que, dans son livre La Travailleuse, il reconnaisse que les femmes ne sont « pas déchues parce qu’elles ont aimé plusieurs fois » (LR, 14), la présence de Claude lui rappelle constamment l’infidélité de son amante à l’égard de Pierre Valentin. Finalement, après de nombreuses discussions et après avoir eu peur qu’une infection ne cause la mort de Claude – ce qui lui fait prendre conscience de l’amour qu’il a envers l’enfant –, Noël finit par accepter le passé de Josanne et à reconnaître Claude comme son fils.

Le roman pose la question de la réconciliation entre le besoin d’émancipation des femmes et leurs sentiments amoureux, souvent ancrés dans des fantasmes et des désirs perçus comme archaïques, ou du moins se conformant à un certain traditionalisme. Ainsi, on peut observer un conflit entre la vision progressiste et féministe de Noël et de Josanne, et la manière dont se structure leur relation, dans l’intimité, où Josanne prend un rôle plus traditionnel, ancré dans le souci de l’autre, voire dans la servitude. Cette apparente contradiction dans le discours féministe de l’œuvre se reflète dans la manière dont est présentée la domesticité et dans la perception du travail du care et de la place des femmes au sein du noyau familial qui se dégage du roman.

Une femme émancipée ?

L’indépendance du personnage de Josanne est soulignée très tôt dans le récit et est d’emblée mise en lien avec le célibat : on dit qu’elle a « un air de hardiesse défensive, la libre allure qui révèle la fille émancipée ou la femme sans époux » (LR, 1). Cependant, même si elle est émancipée, elle garde certaines qualités féminines, notamment la sollicitude, le care et le sens du devoir, principalement envers son mari, qui permettent d’en faire un personnage moralement acceptable aux yeux des lectrices de son temps – c’est-à-dire « un personnage féminin à la fois averti et conforme à la norme féminine de l’époque4 ». Josanne prend soin de son époux avec « une patience inlassable, qui [ne va] point sans tendresse » (LR, 8), presque comme s’il était son enfant : elle dit qu’elle a « adopté [s]on mari » (LR, 8) et qu’elle ne « l’abandonner[a] jamais » (LR, 8). Ainsi, si la protagoniste est moderne dans le sens où elle ne croit pas que la vie d’une femme devrait se limiter au prendre soin de sa famille, elle ne remet toutefois pas en question le rôle de la femme au sein du noyau familial comme étant celle qui doit assumer les tâches de soin. Cette ambiguïté du personnage de Josanne permet à Tinayre de représenter un modèle féminin moderne pour son époque, mais qui ne serait ni ancré dans la figure de la « femme nouvelle5 » ni dans celle de la féministe telle qu’elle était perçue au début du XXe siècle :

Tinayre’s and Compain’s novels point to the importance of another model of Belle Epoque femininity […]. This alternative feminist figure was at once a traditional bourgeoise highly invested in preserving traditional familial structures, and a modern woman seeking equality with her male counterparts in both the public and private spheres. […] Tinayre’s and Compain’s characters struggle independently to reconcile what appear to be competing ideologies : French marriage, as dictated by the Civil Code, presents itself as a betrayal of core feminist values ; the feminist, on the other hand, is presumed to have shed her femininity6.

Josanne s’oppose au féminisme radical de son époque, associé à la « femme nouvelle » et considéré comme menaçant et provocateur, en ne refusant pas de partager sa vie avec un homme et de prendre soin de lui. Cependant, elle s’inscrit dans une certaine vision féministe de la place de la femme en société dans le fait que, pour elle, le don de soi n’a pas à prendre toute la place dans sa vie et que le devoir familial et le plaisir peuvent coexister : « Je ne peux pas vivre sans bonheur. Et la volupté du sacrifice ne me suffit pas… » (LR, 8) Elle ne refuse donc pas le « sacrifice » que demande le fait de prendre soin d’une famille, mais reconnaît comme légitimes certains désirs et besoins que ses rôles de care giver, d’épouse et de mère ne comblent pas, et c’est pourquoi elle n’éprouve pas de remords à prendre un amant. Ainsi, bien qu’elle revendique une plus grande liberté des femmes dans la sphère publique, Josanne, dans l’intimité de sa relation avec Noël, souhaite prendre un rôle plus traditionnel, et décide elle-même de se placer dans un rapport d’asservissement : « Le couple de l’avenir est, pour Tinayre, un couple où l’homme et la femme se respectent, mais en dépit de l’autonomie qu’elle accorde à ses héroïnes, ces dernières finissent généralement par accepter une forme de soumission qu’elles justifient par l’amour7 ». Pour Josanne, cette forme de soumission ne signifie pas, cependant, qu’elle doive renoncer complètement à son émancipation ou à son autonomie. La protagoniste soutient que le rôle qu’elle décide d’assumer dans son couple ne remet pas en question ses idéaux féministes :

Mon maître ! mon maître chéri !... Je n’ai pas d’autre volonté que la vôtre… Je ne suis qu’une chose, une très petite chose, dans vos chères mains. Que je sois votre égale respectée, devant le monde, devant votre raison et votre amitié, c’est notre désir à tous deux. Mais la rebelle s’est rebellée contre la société injuste, et non pas contre la nature ; elle ne s’est pas rebellée contre la loi éternelle de l’amour… Elle ne repousse point la tendre, joyeuse et noble servitude volontaire, qui n’humilie point, puisqu’elle est consentie (LR, 305).

Que la « servitude » dans laquelle se positionne Josanne soit « volontaire » plutôt qu’imposée laisse penser qu’il ne s’agit pas réellement de servitude, entendue dans le sens du service qui « va avec “servante” et “serviteur”, autre nom du, ou de la, domestique8 » :

Pour le dire vite, ce mot désigne alors la dépendance, on servait le roi comme on sert le bourgeois, ce mot est le signe d’une hiérarchie sociale, d’une part, d’une infériorité de condition, d’autre part9.

On retrouve ici une idée qui deviendra centrale dans l’éthique du care et dans les care studies : le prendre soin n’est pas, en lui-même, un aveu de soumission, et qu’une femme assume le rôle de care giver ne devrait pas lui attribuer une position de servitude, dans la mesure où elle décide elle-même d’occuper ce rôle. Ainsi, « [d]ans une société et une culture démocratiques, basées sur l’égalité des voix et le débat ouvert, le care est par contre une éthique féministe : une éthique conduisant à une démocratie libérée du patriarcat et des maux qui lui sont associés10 ». À une beaucoup plus petite échelle, la relation entre Josanne et Noël est à l’image de cette culture démocratique, et se veut un modèle de relation égalitaire où le prendre soin ne s’inscrit pas dans un rapport de domination puisque Josanne et Noël se considèrent comme des égaux au sein de leur couple. Bien que leur relation présente certains problèmes – Noël, par exemple, peine à réconcilier ses valeurs féministes avec ses émotions quant au passé amoureux de Josanne, alors que Josanne, plutôt que de simplement écouter Noël, « répon[d] à la douleur de son amant par des justifications, où elle s’étonn[e], où elle s’indign[e] presque qu’il lui demand[e] de “renier le passé” [en] invoqua[nt] […] contre Noël la justice et la logique, et cette raison que le cœur ignore » (LR, 333) – les deux personnages réussissent, à force de longues discussions – il faudra attendre la toute fin du roman pour que Noël soit libéré de toutes ses appréhensions face à son couple – et de « débats ouverts », à régler leurs différends. « La question importante n’est pas de savoir si oui ou non le souci des autres est sacrificiel, mais de comprendre dans quelles conditions – politiques, psychologiques – il le devient ou pas11 » : si Josanne accepte de se mettre dans une position de « servitude volontaire », c’est parce qu’elle le désire et que Noël ne la confine pas à ce rôle. Seulement dans ces conditions, le care peut être perçu comme une forme d’empowerment ou une source d’épanouissement.

Le care domestique

Maternité et sexualité ne sont pas présentées, dans le roman, comme mutuellement exclusives : Josanne, autant lorsqu’elle est avec Maurice que quand elle est avec Noël, est à la fois amante et mère. C’est d’ailleurs un des points à la base du conflit entre Noël et Josanne, puisque Noël voit Claude comme un obstacle à leur relation amoureuse. Ce conflit révèle certaines failles dans le féminisme de Noël qui, comme il le réalise lui-même, s’intéressait plus à la position sociale théorique des femmes dans la société française qu’aux relations intimes réelles entre hommes et femmes. En effet, son essai La Travailleuse, comme son titre l’indique, concerne principalement l’émancipation des femmes par le travail. Noël considère la libération des femmes d’abord comme une affaire économique, comme on peut le constater dans l’extrait de La Travailleuse que lit Josanne :

Ce n’est point parce que la femme s’est affranchie moralement qu’elle a souhaité conquérir son indépendance matérielle. À l’usine, à l’atelier, au magasin, au bureau, à l’école, au laboratoire elle eût préféré, peut-être, l’amour protecteur de l’homme et les tendres servitudes du foyer. Mais l’homme a fermé son foyer à la fille pauvre… Et la fille pauvre, qui répugne à se vendre et ne consent pas à mourir de faim, a essayé de vivre hors du foyer, sans le secours de l’homme. Elle est donc allée où elle pouvait gagner sa vie, dans le domaine réservé de tout temps à l’activité féminine, et elle a envahi bientôt le domaine réservé à l’activité masculine… […] Mais l’homme s’est avisé que cette prétention de la femme était dangereuse pour l’ordre établi […] (LR, 13).

Il ne s’agit donc pas tant de révolutionner les rôles de genres au sein de la société française, mais plutôt d’accepter l’arrivée des femmes dans le monde du travail, qui a déjà eu lieu et qui n’aurait d’ailleurs pas été un réel souhait des femmes, mais plutôt une chose à laquelle elles auraient été contraintes : « Mais l’homme s’est avisé que cette prétention de la femme était dangereuse pour l’ordre établi, l’équilibre de la société, la famille, les mœurs, la religion… Trop tard !... » (LR, 14) On comprend que, bien que les femmes aient réussi à entrer dans le monde du travail rémunéré, cela ne signifie pas qu’elles se soient libérées du travail qu’elles doivent continuer d’exercer chez elles, ensemble de tâches domestiques qui consistent à prendre soin de leurs enfants et de leur mari. Un peu plus loin, dans La Travailleuse, Noël écrit :

On voit s’ébaucher déjà cette morale féminine qui ne sera plus essentiellement différente de la morale masculine. […] Les termes du contrat conjugal seront changés par cela même que la femme pourra vivre sans le secours de l’homme, élever seule ses enfants. Elle ne demandera plus la protection et ne promettra plus l’obéissance. […] Leur union ne subsistera que par la tendresse réciproque […] (LR, 14).

Il s’agit donc d’accepter l’entrée des femmes dans des sphères autrefois considérées masculines, plutôt que de valoriser les sphères féminines et de partager les tâches domestiques que les femmes doivent accomplir quotidiennement. L’arrivée des femmes dans le monde du travail permet de leur donner une certaine autonomie financière sans augmenter au-delà de celle-ci leur degré d’indépendance : elles peuvent peut-être désormais « élever seules [leurs] enfants » (LR, 14), sans se libérer, au même titre que les hommes, du travail domestique. Ce travail invisible que doivent fournir les femmes, est d’ailleurs reconnu dans la narration qui souligne que, chaque dimanche, alors que les hommes se reposent, « la femme, qui n’a jamais de vacances, commence le branle-bas dominical » (LR, 48). C’est donc toujours la sphère masculine – celle du travail rémunéré – qui est valorisée au profit de la sphère considérée féminine, celle du care :

Il faut rappeler que les éthiques du care s’appuient sur une analyse des conditions historiques qui ont favorisé une division du travail moral en vertu de laquelle les activités de soin ont été socialement et moralement dévalorisées. L’assignation historiquement attestée des femmes à la sphère domestique a renforcé le rejet de ces activités et de ces préoccupations hors de la sphère publique, valorisée par les hommes et les femmes socialement avantagés et conçue comme seul lieu du politique. C’est alors l’ensemble des activités domestiques qui se trouve subrepticement dévalorisé, comme ne comportant pas de dimension proprement politique ni morale12.

Quand bien même qu’on laisse les femmes intégrer la sphère publique, certaines qualités sont encore attendues d’elles dans leur ménage, qualités qui tiennent surtout au care et à la servitude. Josanne, bien qu’elle relègue une partie du care domestique à d’autres femmes, reste préoccupée par les tâches domestiques : « Il faut que je sois rentrée à sept heures. Pierre a besoin de moi… Et le petit !... Il était bien pâlot, ce matin !... La femme de ménage brûlera le dîner ou cassera des assiettes, comme l’autre jour… J’aurai une scène, sûrement » (LR, 11). Non seulement la responsabilité du bien-être de sa famille et de l’entretien de sa maison lui revient toujours, mais elle porte aussi la charge d’un care émotionnel, puisque, même lorsqu’elle n’a pas de tâche domestique concrète à accomplir, elle s’inquiète du travail de sa bonne et du confort de Pierre et Claude. Il est important de noter, cependant, que malgré la charge mentale portée par Josanne, son émancipation, qui passe principalement par le monde du travail, ne peut se réaliser que parce que d’autres femmes prennent soin de sa maison et de sa famille pour elle :

l’autonomisation de certaines femmes […] – notamment des femmes « puissantes », qui souvent parlent au nom des femmes – par le travail […] s’est aussi faite en quelque sorte sur un modèle masculin ; au sens où cette autonomie […] s’est accomplie non point, on s’en doute, par un transfert des tâches domestiques aux hommes, ou une meilleure répartition de ces tâches, mais par la mise d’autres femmes au service des femmes13.

Deux figures du care dans le roman vont libérer Josanne de ses obligations familiales et domestiques : la femme de ménage lui permet d’aller travailler durant le jour en prenant soin de sa maison, de son mari et de son fils, alors que sa tante, à Chartres, s’occupe de Claude pour permettre à Josanne de reprendre son travail pour Le Monde féminin à Paris. Une certaine contradiction apparaît alors entre l’émancipation des femmes dans la sphère publique et le travail domestique du care, qui n’est toujours pas pris en charge de manière équitable dans les foyers bourgeois puisqu’il revient systématiquement aux femmes :

Les féministes des années 1900 ne s’y étaient pas trompées : l’égalité des sexes se jouait à l’extérieur mais aussi à l’intérieur de la famille. Pour la bourgeoise, cela apparut sous la forme d’une contradiction : le service domestique devait accompagner, voire permettre, la conquête de l’espace public par les femmes, mais pourtant avoir un double à la maison, une « remplaçante », mettait mal à l’aise, faisait une ombre dans le tableau de l’émancipation. Par ailleurs, conquérir des droits civils et politiques ne signifiait pas nécessairement en accorder à celles qui faisaient « tourner » le ménage. L’émancipation de l’une pouvait aller de pair avec l’oppression de l’autre, avec la tradition inégalitaire, celles des familles nobles de jadis, bourgeoises désormais14.

L’émancipation de Josanne n’est donc possible qu’au prix d’une délégation du travail domestique à d’autres femmes – qui, dans le cas des femmes de ménage, sont issues de classes sociales plus basses et sont donc défavorisées vis-à-vis de Josanne – sans que la naturalisation du care domestique chez les femmes et l’assignation systématique du travail domestique à celles-ci ne soient remises en question.

Le care maternel

Ce caractère prétendument « naturel » du care chez les femmes est aussi visible dans la manière dont la maternité est abordée dans le roman de Marcelle Tinayre : le care envers les enfants et naturalisé chez certaines femmes, et celles qui ne parviennent pas à répondre aux attentes de la société envers les mères sont dévalorisées. Lorsqu’il est question de maternité dans le roman, « les décisions des femmes sont structurées par l’opposition entre l’égoïsme (selfishness) et l’absence de soi (selflessness)15 ». On peut penser notamment à « madame Neuf », qui « a fait pis que de mourir » (LR, 127) en abandonnant son enfant pour rester avec son amant, refusant la part de sacrifice, de selflessness, que demande le care maternel. En raison de la similitude de leur situation – les deux ont eu un enfant illégitime, d’un père qui ne souhaitait pas être impliqué dans la vie de l’enfant, et les deux « n’avai[ent] pas beaucoup l’instinct maternel » (LR, 285) à la naissance de leur fils –, le personnage de « madame Neuf » agit comme une sorte de miroir à celui de Josanne, lui rappelant à plusieurs reprises ce qu’elle aurait pu devenir si ses circonstances ou son caractère avaient été un peu différents. Bien que Josanne ressente de l’empathie envers « madame Neuf » et ne lui attribue pas d’autres fautes que d’avoir été faible face à un homme manipulateur, elle reconnaît que la manière dont elle a agi en abandonnant son enfant n’est pas acceptable. Lorsque Noël lui fait remarquer qu’elle, « une très bonne mère, [est] indulgente à cette mauvaise mère » (LR, 283), Josanne reconnaît que

[l]’instinct maternel résiste presque toujours aux sollicitations mauvaises… presque toujours, mais pas toujours… Il y a des femmes qui ne l’ont pas, cet instinct, et, dans l’enfant, elles aiment, d’abord, le père de l’enfant… […] L’amant de « madame Neuf » pouvait éveiller en elle l’instinct endormi. Et cette malheureuse fût devenue une mère comme tant d’autres ; elle eût aimé l’enfant de son amour… (LR, 284)

Josanne semble d’ailleurs remettre en question, à certains moments, la notion d’instinct maternel, en parlant plutôt d’un « sentiment maternel [qui peut se] développ[er] » (LR, 312) que d’un instinct inné qui se réveille dès la naissance de l’enfant. Elle réussit également à dissocier l’amour et la maternité, idée qui semble assez nouvelle pour l’époque puisqu’elle « parai[t] invraisemblable » (LR, 313) pour Noël. Cette remise en question est toutefois mitigée par la manière dont est décrit le care de Josanne envers Claude lorsque celui-ci tombe malade : elle devient alors comme un animal, prête à tout pour protéger son fils. Sa « nature de mère » semble alors prendre le dessus, bien qu’elle ait, dans le reste du roman, toujours agi de manière assez impassible avec son fils : « Il comprit qu’elle avait senti le danger, sans le définir, avec l’instinct animal de la mère… Et il comprit encore que ce seul instinct subsistait en elle : Josanne n’était plus amante ; elle n’était plus femme : elle était la femelle farouche, tapie auprès du nourrisson qu’elle défend » (LR, 354). Ainsi, même une « rebelle » ne peut échapper complètement à sa nature de mère, ce qui renforce l’idée, véhiculée dans tout le roman, que la sphère privée résiste à certaines valeurs féministes, peu importe à quel point celle qui les véhicule semble émancipée lorsqu’elle est en société, dans la sphère publique.

Malgré un certain conservatisme dans la vision de la relation conjugale et une naturalisation de rôles traditionnellement attribués aux femmes comme le travail domestique, on peut souligner l’importance que la narration, à travers l’exemple de Josanne, accorde au droit des femmes de choisir le rôle qu’elles veulent exercer en société et dans l’espace domestique, idée centrale dans les courants féministes actuels. Bien que ces choix puissent parfois être faits en fonction de représentations réductrices de la féminité, le fait de reconnaître l’agentivité des femmes reste une étape cruciale de leur émancipation, surtout à une époque où l’un des enjeux centraux de l’égalité entre les hommes et les femmes réside dans l’autonomisation de ces dernières. Ainsi, comme le souligne mademoiselle Bon, qui semble en quelques lignes résoudre le problème posé par le roman :

Ce sont des femmes ! […] Elles sont nées à une époque de transition, et elles se révoltent contre une morale et des lois dont elles subissent la contrainte. De toutes parts, la société limite l’effet de leur rébellion. Elles n’accordent pas toujours leurs actes avec leurs idées ? – Ainsi les anarchistes font leur service militaire et paient l’impôt. – Elles gardent l’instinct de la servitude amoureuse ? – N’oubliez pas que les siècles et les siècles ont façonné leur sensibilité pour l’obéissance et le sacrifice (LR, 131).

Ce que dit mademoiselle Bon, c’est que la perception que les femmes ont du rôle qu’elles doivent jouer auprès de leur mari et de leur famille est conditionnée par des siècles de confinement à la sphère privée et d’asservissement à leur mari. Dénaturaliser le care et la servitude chez les femmes, c’est donc déconstruire tout un système qui impose le masculin comme norme et relègue de ce fait le féminin aux sphères privées, hors de l’espace public et des processus décisionnels. Dans un tel contexte, La Rebelle apparait comme une première étape vers une prise de parole proprement féminine dans la sphère publique et vers une reconnaissance et une légitimation de ce que Carol Gilligan a nommé a different voice, une nouvelle manière de voir le monde se présentant comme alternative au patriarcat.


Références bibliographiques

Corpus principal

Tinayre, Marcelle, La Rebelle, Paris, Calmann-Lévy, 1905.

Corpus critique

Collado, Mélanie, Colette, Lucie Delarue-Mardrus, Marcelle Tinayre : émancipation et résignation, Paris, L’Harmattan, 2004.

Dugas, Marie-Claude, « La New Woman ou la fictionnalisation d’un nouveau modèle féminin dans La Rebelle de Marcelle Tinayre, @nalyses, vol. 10, no  1, 2015, https://uottawa.scholarsportal.info/ottawa/index.php/revue-analyses/article/ view/1245/1872 (page consultée le 9 février 2022), p. 210-223.

Fraisse, Genevière, Service ou servitude : essai sur les femmes toutes mains, Paris, Points, coll. « Points Essais », 2021.

Ibos, Caroline, Aurélie Damamme, Pascale Molinier et Patricia Paperman, Vers une société du care : une politique de l’attention, Paris, Le Cavalier Bleu, coll. « Idées reçues », 2019.

Laugier, Sandra, « Le care comme critique et comme féminisme », Travail, genre et sociétés, vol. 2, no  26, 2011, p. 183-188.

Laugier, Sandra et Patricia Paperman, « Le care, éthique féminine ou éthique féministe ? Entretien avec Carol Gilligan », Multitudes, vol. 2, nos  37-38, 2009, p. 76-78.

Mesch, Rachel, « A New Man for the New Woman ? Men, Marriage, and Feminism in the Belle Epoque », Historical Reflections, vol. 38, no  3, 2012, p. 85-106.

Rees, Kate, « Plotting New Womanhood on Either Side of the Channel : A Comparison of Tinayre’s La Rebelle and Dixon’s The Story of a Modern Woman », Comparative Literature Studies, vol. 54, no  3, 2017, p. 581-609.


  1. « Écrivaine engagée, féministe revendiquée », Marcelle Tinayre collabore notamment, comme journaliste et comme romancière, au journal féministe La Fronde. Voir Marie-Claude Dugas, « La New Woman ou la fictionnalisation d’un nouveau modèle féminin dans La Rebelle de Marcelle Tinayre, @nalyses, vol. 10, no  1, 2015, https://uottawa.scholarsportal.info/ottawa/index.php/revue-analyses/article/view/1245/1872 (page consultée le 9 février 2022), p. 210.↩︎

  2. Marcelle Tinayre, La Rebelle, Paris, Calmann-Lévy, 1905, p. 8. Dorénavant, les références à cet ouvrage seront indiquées entre parenthèses dans le corps du texte par le sigle LR, suivi du numéro de page.↩︎

  3. Rachel Mesch, « A New Man for the New Woman ? Men, Marriage, and Feminism in the Belle Epoque », Historical Reflections, vol. 38, no  3, 2012, p. 94.↩︎

  4. Marie-Claude Dugas, loc. cit., p. 210.↩︎

  5. La figure de la « femme nouvelle » est apparue à la Belle Époque comme l’équivalent de la New Woman américaine et anglaise, terme employé pour la première fois en 1894 par Sarah Grand pour désigner une femme qui cherche à contester, par son mode de vie et ses choix de carrière, les représentations traditionnelles de la féminité : « the New Woman […] was much caricatured in the fin de siècle press as a threatening presence abandoning both feminity and domesticity as she bicycled mannishly around the city streets » (Kate Rees, « Plotting New Womanhood on Either Side of the Channel : A comparison of Tinayre’s La Rebelle and Dixon’s The Story of a Modern Woman », Comparative Literature Studies, vol. 54, no  3, 2017, p. 586).↩︎

  6. Rachel Mesch, loc. cit., p. 95.↩︎

  7. Mélanie Collado, Colette, Lucie Delarue-Mardrus, Marcelle Tinayre : émancipation et résignation, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 115.↩︎

  8. Geneviève Fraisse, Service ou servitude : essai sur les femmes toutes mains, Paris, Points, coll. « Points Essais », 2021, p. 9.↩︎

  9. Ibid.↩︎

  10. Sandra Laugier et Patricia Paperman, « Le care, éthique féminine ou éthique féministe ? Entretien avec Carol Gilligan », Multitudes, vol. 2, nos  37-38, 2009, p. 77.↩︎

  11. Caroline Ibos, Aurélie Damamme, Pascale Molinier et Patricia Paperman, Vers une société du care : une politique de l’attention, Paris, Le Cavalier Bleu, coll. « Idées reçues », 2019, p. 152.↩︎

  12. Sandra Laugier, « Le care comme critique et comme féminisme », Travail, genre et sociétés, vol. 2, no  26, p. 184.↩︎

  13. Ibid., p. 187.↩︎

  14. Geneviève Fraisse, op. cit., p. 20.↩︎

  15. Caroline Ibos, Aurélie Damamme, Pascale Molinier et Patricia Paperman, op. cit., p. 152.↩︎

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