La guerre au fĂ©minin dans 𝑈𝑛 𝑟𝑜𝑚𝑎𝑛 𝑐𝑖𝑣𝑖𝑙 𝑒𝑛 1914 de Lucie Delarue-Mardrus

 
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Sandrine Bienvenu

 

Un roman civil en 1914 est un roman de Lucie Delarue-Mardrus publiĂ© en 1916 chez Fasquelle. L’Ɠuvre, qui suit le quotidien d’une famille de la haute sociĂ©tĂ© française, relate les tout dĂ©buts de la PremiĂšre Guerre mondiale en mettant l’accent sur le travail des infirmiĂšres et des mĂ©decins de la Croix-Rouge. Écrit par une autrice qui fut elle-mĂȘme infirmiĂšre volontaire dĂšs 1914, le roman se lit comme une incitation Ă  la mobilisation des femmes pour soutenir leur pays, un engagement qui passe le plus souvent par la dimension pratique du travail de care.

Synopsis

Le rĂ©cit est racontĂ© par le narrateur Francis Malavent, un jeune homme de vingt-cinq ans solitaire et un peu misanthrope. Boiteux, il ne peut se rendre au front avec son pĂšre et son frĂšre, et est contraint de rester chez lui avec sa grand-mĂšre et sa demoiselle de compagnie, Élisabeth ClĂšves, dont il ne peut supporter la « froideur supĂ©rieure [et] l’irritante simplicitĂ©1 Â». Voulant tout de mĂȘme participer Ă  l’effort de guerre, Francis, qui a appris la mĂ©decine de son pĂšre, dĂ©cide de former des infirmiĂšres pour la Croix-Rouge, formation Ă  laquelle participe Élisabeth. À force de la cĂŽtoyer, Francis se rend compte que la haine qu’il porte envers la jeune femme cache en rĂ©alitĂ© une certaine tendresse. Lorsqu’il lui rĂ©vĂšle ses sentiments, elle lui rĂ©pond qu’elle est dĂ©jĂ  promise Ă  son pĂšre, le docteur Malavent, mais on comprend rapidement qu’Élisabeth est entre-temps elle aussi tombĂ©e amoureuse de Francis. À la fin du rĂ©cit, le pĂšre de Francis revient de la guerre, blessĂ© et aveugle. Se rendant compte de la situation impliquant son fils et la dame de compagnie, il donne Ă  Francis sa bĂ©nĂ©diction, lui souhaitant d’ĂȘtre heureux avec Élisabeth, et meurt quelques jours plus tard.

Élisabeth ClĂšves, un modĂšle fĂ©minin ?

C’est d’abord par l’entremise du personnage de Mlle ClĂšves que la notion du prendre soin est abordĂ©e dans Un roman civil en 1914. Les figures de care, presque toutes des infirmiĂšres, sont prĂ©sentĂ©es en comparaison avec la protagoniste qui, bien qu’elle ne soit pas la narratrice du rĂ©cit, se retrouve Ă  en ĂȘtre en quelque sorte l’hĂ©roĂŻne. Elle est montrĂ©e comme une femme aux qualitĂ©s viriles : froide, sĂ©rieuse et disciplinĂ©e, elle n’est ni coquette, ni sensible, ni Ă©goĂŻste, contrairement aux autres personnages fĂ©minins. MĂȘme son corps est dĂ©crit comme masculin : « mince, droite, avec des Ă©paules singuliĂšrement puissantes et des hanches trĂšs Ă©troites Â» (RC, 17). C’est cette virilitĂ© qui la rend menaçante aux yeux de Francis ; ces qualitĂ©s, bien vues chez un homme, sont perçues comme une marque de prĂ©tention et de suffisance inappropriĂ©e pour une femme. Cela semble ĂȘtre d’autant plus le cas qu’Élisabeth, bien qu’elle ne soit pas une domestique, est une dame de compagnie, employĂ©e au service de Mme Deville – elle est donc de rang infĂ©rieur Ă  la famille Malavent. Son air autoritaire semble ainsi encore plus surprenant, surtout pour Francis, qui s’étonne par exemple – bien qu’avec une certaine ironie – qu’elle connaisse un compositeur aussi cĂ©lĂšbre que Bach : « Comment ?... Vous connaissez ça, Bach ?... Â» (RC, 24) De la mĂȘme maniĂšre, il interprĂšte le fait qu’Élisabeth ClĂšves joue du violon devant des invitĂ©.e.s comme un dĂ©sir de faire preuve de virtuositĂ©, alors que rien, dans le rĂ©cit, ne nous laisse croire qu’elle avait des intentions vaniteuses. On sous-entend ainsi qu’une femme qui sort de la domesticitĂ© veut nĂ©cessairement se montrer, se donner en spectacle, s’approprier un espace qui n’est pas le sien. Le mĂȘme procĂ©dĂ© est Ă  l’Ɠuvre lorsque Francis « trouv[e] la demoiselle de compagnie prĂ©tentieusement au travail avec son pĂšre Â» (RC, 52) : le simple fait de travailler avec un homme, surtout dans une profession aussi masculine que celle de la mĂ©decine, est d’emblĂ©e perçu comme prĂ©somptueux. Ces Ă©lĂ©ments nous permettent de comprendre que le regard qui est posĂ© par le narrateur sur les femmes, et plus spĂ©cifiquement sur les femmes qui exercent un travail de care, est condescendant, mĂ©prisant et rĂ©ducteur. C’est Ă  partir de ce rapport aux femmes pourvoyeuses de soins que nous pourrons analyser plus spĂ©cifiquement les figures d’infirmiĂšres dans le roman.

La condescendance face au travail des femmes n’est toutefois pas anodine. Comme le mentionne Ruth Amossy, le choix d’une Ă©nonciation masculine – et donc plus neutre, surtout aux yeux du lectorat du dĂ©but du XXe siĂšcle – joue un rĂŽle important dans la lĂ©gitimitĂ© accordĂ©e au rĂ©cit :

[Francis est un] homme qui se trouve malgrĂ© lui obligĂ© de rester Ă  l’arriĂšre et se trouve dĂšs lors semblable aux femmes, « ces rĂ©formĂ©es de naissance Â» (p. 73). Partageant leur inconfortable situation, Francis dĂ©couvre chez les infirmiĂšres bĂ©nĂ©voles un exemple de vaillance qu’il s’applique Ă  suivre. L’expĂ©rience hospitaliĂšre des femmes est ainsi montrĂ©e Ă  travers un homme supĂ©rieur qui porte sur elles un regard Ă  la fois intĂ©rieur (il les comprend car il partage leur situation) et extĂ©rieur (il est un homme, et de surcroĂźt un homme de sciences). C’est cette figure dotĂ©e d’autoritĂ© qui fait partager au lectorat son estime pour le comportement patriotique des femmes.2

Ainsi, bien que la narration soit assurĂ©e par Francis pour donner plus de lĂ©gitimitĂ© Ă  « [l’]hommage au travail des femmes Ă  l’arriĂšre, notamment aux infirmiĂšres3 Â», la vĂ©ritable protagoniste est Mlle ClĂšves, sur qui est focalisĂ© tout le rĂ©cit. Parce qu’elle est un exemple d’infirmiĂšre idĂ©ale, elle sert de modĂšle fĂ©minin Ă  partir duquel est construit tout le discours sur le rĂŽle des femmes en temps de guerre. Delarue-Mardrus se garde toutefois de trop bousculer les attentes et les valeurs de ses lecteurs et lectrices. Pour ce faire, elle met en place un « dispositif d’énonciation [qui] contredit habilement le discours explicite sur la femme en valorisant nettement l’hĂ©roĂŻne, mais sans jamais mettre en avant son sexe4 Â», ce qui explique certaines tensions entre la situation d’énonciation et les valeurs vĂ©hiculĂ©es dans le roman. Ainsi, l’autrice rĂ©ussit Ă  « assure[r] la reconnaissance de la valeur fĂ©minine, mais sans bouleverser les hiĂ©rarchies liĂ©es Ă  la diffĂ©rence des sexes. [Le rĂ©cit] contribue de la sorte Ă  mĂ©nager l’opinion publique tout en participant Ă  l’évolution qui se fait jour pendant la guerre5 Â».

Les infirmiÚres, entre frivolité et care

Dans le rĂ©cit, le travail d’infirmiĂšre est dĂ©crit de maniĂšre ambiguĂ« : parfois prĂ©sentĂ© comme un acte d’hĂ©roĂŻsme et de patriotisme, il est aussi perçu par Francis comme une tĂąche dont il doit « se contenter Â» (RC, 73), c’est-Ă -dire comme une responsabilitĂ© de moindre importance que celle des soldats. Les infirmiĂšres, pour leur part, sont d’abord dĂ©crites comme un « tas d’ignorantes Â» (RC, 73) dont « la compagnie [
] humiliait [Francis] Â» (RC, 73). Bien que l’on souligne Ă  quelques reprises leurs bonnes intentions, leur nature fĂ©minine semble toujours reprendre le dessus sur leur volontĂ© de servir leur patrie, et elles ne peuvent s’empĂȘcher de bavarder et de se quereller, s’intĂ©ressant plus aux enjeux mondains qu’à ceux trĂšs sĂ©rieux de la guerre. On comprend ainsi que le mĂ©tier d’infirmiĂšre n’est pas une vocation : les femmes ne sont pas prĂ©sentĂ©es comme naturellement altruistes et elles ne font pas preuve d’assez d’abnĂ©gation pour ne pas se laisser dĂ©ranger par la souffrance, le sang ou les blessures. Par exemple, au tout dĂ©but de la formation, une des infirmiĂšres s’écrie que si elle « devai[t] jamais piquer quelqu’un, [elle s’]Ă©vanouirai[t] Â» (RC, 80), ce Ă  quoi Mme Serille rĂ©pond : « si jamais on me fait voir un blessĂ©, je me sauverai en criant Â» (RC, 80). Élisabeth ClĂšves, durant cette formation, semble ĂȘtre la seule qui ne cĂšde pas Ă  sa « nature Â» fĂ©minine et elle est souvent comparĂ©e aux autres infirmiĂšres pour mettre en Ă©vidence leur caractĂšre Ă©goĂŻste, ridicule, voire pathĂ©tique. La comparaison est particuliĂšrement frappante lors de la premiĂšre sĂ©ance de formation : pour rendre service aux autres femmes et leur montrer qu’il n’y a pas de raison de s’alarmer, Élisabeth se porte volontaire pour se faire piquer – ce que Francis interprĂšte d’ailleurs comme une preuve qu’elle a « le sens du martyre Â» (RC, 80) – suite Ă  quoi « les fleurs de la capote entrĂšrent en convulsion, et toutes les tĂȘtes de l’assistance se dĂ©tournĂšrent Ă  la fois, parmi divers petits cris d’épouvante. Â» (RC, 81) C’est donc en raison de ses qualitĂ©s masculines qu’elle devient « l’une des meilleures infirmiĂšres de l’ambulance Â» (RC, 186) : elle n’est pas impliquĂ©e dans les « querelles d’hĂŽpital Â», reste impassible devant les pires des blessures et ne se laisse pas emporter par l’émotion. Peut-ĂȘtre s’agit-il d’une maniĂšre de lĂ©gitimer la place des femmes dans le milieu du travail Ă  une Ă©poque oĂč le succĂšs d’une femme se mesure par sa capacitĂ© Ă  faire preuve des mĂȘmes aptitudes et des mĂȘmes qualitĂ©s que ses collĂšgues masculins, ce que Lucie Delarue-Mardrus prouve Ă  travers le personnage d’Élisabeth.

La perception des infirmiĂšres dans le rĂ©cit nous permet par ailleurs de noter certains enjeux intersectionnels relatifs au care : ĂȘtre infirmiĂšre durant la guerre est perçu comme une affaire de riches, puisque ce sont surtout des femmes aisĂ©es qui, parce qu’elles ne travaillent pas dĂ©jĂ , peuvent se permettre de participer Ă  l’effort de guerre : « La Croix-Rouge Ă©tait pour eux, sans doute, une blanche et prĂ©cieuse aristocratie. Il y avait de l’élĂ©gance dans l’air, et comme des prĂ©paratifs de fĂȘte Â» (RC, 128). Les femmes pauvres, bien qu’elles exercent le plus souvent des mĂ©tiers liĂ©s au care – en tant que, par exemple, domestiques ou cuisiniĂšres – ne sont pas perçues comme aussi hĂ©roĂŻques ou volontaires. On peut le constater dans le rĂ©cit par la description des domestiques qui, plutĂŽt que de redoubler d’efforts elles aussi, quittent presque toutes le Caillou gris lorsque la guerre est dĂ©clenchĂ©e, ce qui est prĂ©sentĂ© comme une marque de lĂąchetĂ© et de paresse. Le care exercĂ© dans le cadre de l’effort de guerre, contrairement au travail quotidien du care assumĂ© par les femmes des classes infĂ©rieures, a une grande valeur symbolique puisqu’il est perçu comme une preuve de patriotisme. Il sous-entend aussi un plus grand effort et de plus grands sacrifices de la part des femmes nobles, qui sont « fatiguĂ©es par leur hĂŽpital quotidien, usĂ©es par ce mĂ©tier de servante qui n’était pas prĂ©vu pour elles Â» (RC, 205). La narration nous fait ainsi comprendre qu’il y a des femmes faites pour le care et d’autres pas, et que la distinction entre les deux est une affaire de classe sociale. Être infirmiĂšre de la Croix-Rouge est donc un mĂ©tier honorable ; c’est le seul travail du care qui soit valorisĂ© dans le rĂ©cit, mais aussi le seul qui soit en partie exercĂ© par des femmes aristocrates.

Le care conjugué au masculin et au féminin

Dans Un roman civil en 1914, on peut constater l’opposition entre fĂ©minin et masculin dans les comparaisons entre soldats et personnel soignant et, au sein de l’hĂŽpital, entre infirmiĂšres et mĂ©decins. D’un cĂŽtĂ©, nous avons les Ă©chos du front et les blessĂ©s de guerre, associĂ©s Ă  la violence et au sang et, de l’autre, les infirmiĂšres innocentes mais vaillantes, constamment associĂ©es Ă  la blancheur et Ă  la puretĂ©. Or, comme mentionnĂ© prĂ©cĂ©demment, le care infirmier ne semble pas innĂ© chez les femmes : bien qu’elles aient un certain instinct maternel, selon la narration, elles doivent « appr[endre] Ă  soigner les blessĂ©s Â» (RC, 185) de la mĂȘme maniĂšre que « l’armĂ©e avait appris Ă  faire la guerre Â» (RC, 185). On les compare d’ailleurs Ă  plusieurs reprises Ă  des animaux, et plus prĂ©cisĂ©ment Ă  des poules, ce qui Ă©voque la maternitĂ© – on peut penser entre autres Ă  l’image de la mĂšre poule – et sous-entend une prĂ©disposition Ă  prendre soin des autres. Par exemple, Francis se dit que « quand les blessĂ©s seront arrivĂ©s, toutes, religieuses et dames, elles seront satisfaites et sages, comme des poules qui veulent couver et auxquelles on vient de donner enfin des Ɠufs Â» (RC, 129). Plus tard, il soulignera que « [h]Ă©roĂŻques et simples prĂšs des soldats, compliquĂ©es et mesquines entre elles, les femmes auront partout, pendant la durĂ©e des hostilitĂ©s, laissĂ© subsister quand mĂȘme les motifs qui, pour jamais, hĂ©risseront la volaille fĂ©minine Â» (RC, 200) ; il ira mĂȘme jusqu’à comparer les querelles entre les infirmiĂšres Ă  des « [b]atailles de mouettes Â» (RC, 202). C’est donc un care un peu Ă©goĂŻste qui est prĂ©sentĂ© dans l’Ɠuvre : les femmes ne font pas preuve d’une intelligence Ă©motionnelle, mais d’un instinct bĂȘte dans les deux sens du terme. La fĂ©minitĂ© est par ailleurs mise en relation avec l’imprĂ©visibilitĂ© de la nature, ce qui insiste sur le caractĂšre inconsistant et impulsif des femmes : Francis dit qu’il « aime les ĂȘtres d’instinct, les humbles, les innocents, les ignorants d’eux-mĂȘmes. C’est pourquoi [il] devrai[t] aimer les femmes, dans ce qu’elles ont d’involontaire, de presque animal. C’est pourquoi [il] aime la nature, la mer Â» (RC, 238). Le mĂ©tier d’infirmiĂšre n’est donc pas une vocation Ă  proprement parler, dans le sens oĂč les femmes n’ont pas de talent naturel pour les choses sĂ©rieuses du mĂ©tier d’infirmiĂšre ; la spĂ©cialisation ou le savoir-faire plus technique est encore rĂ©servĂ© aux hommes – c’est pourquoi Francis, mĂȘme s’il ne pratique pas rĂ©ellement la mĂ©decine, agit Ă  titre de professeur – ou aux femmes masculines comme Élisabeth ClĂšves. Les femmes, parce qu’elles ont ce cĂŽtĂ© instinctif des animaux, ont tout de mĂȘme une capacitĂ© Ă  s’occuper de la dimension affective des soins, ce qui semble compenser pour leur absence de discipline et leur nature faible. On assiste donc, dans le rĂ©cit, aux premiĂšres Ă©tapes d’une « professionnalisation des infirmiĂšres [qui] se fonde sur une conception genrĂ©e de la profession : il s’agit bel et bien de former une profession “fĂ©minine” Ă  partir de l’idĂ©e que le soin (ou le care) serait rĂ©servĂ© aux femmes6 Â». On peut ici clairement distinguer les notions de care et de cure, le « service de soins infirmiers [Ă©tant] dĂ©finis comme caring [et de ce fait relĂ©guĂ© aux femmes] Ă  cĂŽtĂ© des soins mĂ©dicaux centrĂ©s sur le traitement et la guĂ©rison (curing)7 Â» qui, eux, relĂšvent de l’expertise masculine. Cette distinction, au dĂ©but du XXe siĂšcle, sous-entend une conception trĂšs hiĂ©rarchisĂ©e du rapport entre mĂ©decins et infirmiĂšres : « l’infirmiĂšre est [
] explicitement dĂ©finie comme un pur instrument au service du mĂ©decin8 Â», justement en raison de l’absence, chez les femmes, des compĂ©tences nĂ©cessaires pour effectuer un vĂ©ritable travail de cure. Le care au masculin, reprĂ©sentĂ© surtout par les mĂ©decins, n’est donc pas aussi ambigu que le care au fĂ©minin : avoir « l’air doctoral Â», par exemple, « reprĂ©sente une considĂ©rable louange Â» (RC, 87). Pour cette raison, Mlle ClĂšves, parce qu’elle incarne un care plus masculin, agit comme un homme envers les autres femmes et ne s’empĂȘche pas de les sermonner de maniĂšre assez paternaliste, ne tĂ©moignant d’aucune solidaritĂ© fĂ©minine. Lorsque la cuisiniĂšre refuse de travailler, invoquant qu’elle ne devrait pas ĂȘtre employĂ©e en temps de guerre, Élisabeth lui fait la morale en lui disant :

Vous devriez ĂȘtre honteuse, quand vous avez sept frĂšres sous les drapeaux, de faire entendre votre voix. Les femmes n’ont qu’à garder le silence pendant que leurs hommes se battent. Ce n’est pas, en ce moment, le tour des femmes de crier. Ce sont les hommes qui souffrent, et ils chantent. Vous, on ne vous demande que de vous taire, et vous allez vous taire ! (RC, 90)

La posture d’Élisabeth, bien qu’elle semble aux premiers abords dĂ©courager l’accĂšs des femmes Ă  la parole publique, autorise Delarue-Mardrus Ă  parler de la guerre : en « s’appu[yant] sur les prĂ©misses partagĂ©es de son auditoire – son patriotisme, sa vision traditionnelle des sexes – pour renforcer son adhĂ©sion Ă  la mobilisation citoyenne des femmes et son respect Ă  l’égard du bĂ©nĂ©volat des infirmiĂšres9 Â», l’autrice « devient autorisĂ©e Ă  parler de la guerre. L’autorisation tacite s’opĂšre d’autant plus habilement que la thĂ©matique du roman reprend le motif de la censure qui interdit aux femmes, en mĂȘme temps qu’à tous les non-combattants, de se prononcer sur la guerre10 Â». Ainsi, en s’appuyant sur la « m[ise] en lumiĂšre [d’]une psychologie fĂ©minine vraisemblable et non pas fantasmĂ©e11 Â», Delarue-Mardrus cherche Ă  faire valoir la place des femmes dans la guerre : « Qu’elles Ă©taient simples et grandes, toutes ces dames de petite ville, toutes ces dames un peu grelottantes qu’on avait arrachĂ©es du repos douillet de la nuit, et qui avaient laissĂ© leur maison, leurs enfants, pour les rudesses du devoir patriotique ! Â» (RC, 149) La dĂ©valorisation de la fĂ©minitĂ©, dans un contexte de guerre, a par ailleurs une certaine utilitĂ©, dans la mesure oĂč elle montre aux femmes que peu importe leurs faiblesses, mĂȘme si elles sont de nature sensible et dĂ©licate, elles peuvent apprendre Ă  prendre soin des soldats. L’Ɠuvre se prĂ©sente donc rĂ©ellement comme une contrepartie fĂ©minine aux rĂ©cits de guerre, autant parce qu’elle donne une voix aux femmes et valorise leur implication que parce qu’elle montre l’importance du travail du care. En prenant bien soin de ne heurter aucune sensibilitĂ© en prĂ©tendant que le travail des femmes serait aussi honorable que celui des soldats, Delarue-Mardrus rĂ©ussit Ă  montrer que les femmes, mĂȘme si Ă  une plus petite Ă©chelle, mĂšnent leur propre combat et qu’elles « [sont] Ă  la guerre, ces petites, comme les soldats Â» (RC, 176).

Conclusion

Avec Un roman civil en 1914, Lucie Delarue-Mardrus nous montre que la guerre concerne autant les soldats au front que les gens qui en prennent soin. Plus qu’une revalorisation de la place et du travail des femmes, donc, c’est celle du care qui est Ă  l’Ɠuvre dans le rĂ©cit. En Ă©crivant un roman sur le quotidien des infirmiĂšres, l’autrice affirme que cet autre pan de la guerre – celui des femmes, des blessĂ©s, des boiteux et des vieux – est aussi digne d’ĂȘtre racontĂ© que celui des hommes et que cet envers de la guerre peut ĂȘtre lui aussi, Ă  sa maniĂšre, hĂ©roĂŻque et patriotique.


Références bibliographiques

Corpus principal

Delarue-Mardrus, Lucie, Un roman civil ne 1914, Paris, Fasquelle, coll. « BibliothĂšque-Charpentier Â», 1916.

Corpus critique

Amossy, Ruth, « De la sociocritique Ă  l’argumentation dans le discours Â», LittĂ©rature, no 145, 2005, p. 56-71.

Bockstaele, Anne-Marie van, « Traduction ou réécriture des genres ? Le cas de Lucie Delarue-Mardrus (1874-1945) Â», Palimpsestes, no 22, 2009, p. 149-167.

Izquierdo, Patricia, « Postures et impostures de Lucie Delarue-Mardrus de 1908 Ă  1939 Â», Andrea Oberhuber, Alexandra Arvisais et Marie-Claude Dugas (dir.), Fictions modernistes du masculin-fĂ©minin : 1900-1940, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, p. 139-151, https://books.openedition.org/pur/55970?lang=fr#notes> (page consultĂ©e le 23 mars 2021).

NoĂ«l-Hureaux, Elisabeth, « Le care : un concept professionnel aux limites humaines ? Â», Recherche en soins infirmiers, vol. 3, no 122, p. 7-17.

Poisson, Michel, « Le pansement et la pensĂ©e : splendeurs et misĂšres du rĂŽle propre Â», Recherche en soins infirmiers, vol. 2, no 93, 2008, p. 56-60.

Rothier Bautzer, Éliane, « Care et profession infirmiĂšre Â», Recherche et formation, no 76, 2014, p. 93-106.


  1. Lucie Delarue-Mardrus, Un roman civil ne 1914, Paris, Fasquelle, coll. « BibliothĂšque-Charpentier », 1916, p. 9. DorĂ©navant, les rĂ©fĂ©rences Ă  cet ouvrage seront indiquĂ©es entre parenthĂšses dans le corps du texte par le sigle RC, suivi du numĂ©ro de la page.↩

  2. Ruth Amossy, « De la sociocritique Ă  l’argumentation dans le discours », LittĂ©rature, no 145, 2005, p. 66.↩

  3. Patricia Izquierdo, « Postures et impostures de Lucie Delarue-Mardrus de 1908 Ă  1939 », Andrea Oberhuber, Alexandra Arvisais et Marie-Claude Dugas (dir.), Fictions modernistes du masculin-fĂ©minin : 1900-1940, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, p. 139-151. <https://books.openedition.org/pur/55970?lang=fr#notes> (page consultĂ©e le 23 mars 2021).↩

  4. Ibid.↩

  5. Ruth Amossy, loc. cit.↩

  6. Elisabeth NoĂ«l-Hureaux, « Le care : un concept professionnel aux limites humaines ? », Recherche en soins infirmiers, vol. 3, no 122, p. 13.↩

  7. Éliane Rothier Bautzer, « Care et profession infirmiĂšre », Recherche et formation, no 76, 2014, p. 95. On peut se demander si le mĂ©decin prodigue des soins ou s’il dĂ©cide quels soins seront prodiguĂ©s par d’autres. Dans le second cas, il serait plutĂŽt un gestionnaire du care ↩

  8. Michel Poisson, « Le pansement et la pensĂ©e : splendeurs et misĂšres du rĂŽle propre », Recherche en soins infirmiers, vol. 2, no 93, 2008, p. 56.↩

  9. Ruth Amossy, loc. cit., p. 66.↩

  10. Ibid., p. 67.↩

  11. Anne-Marie van Bockstaele, « Traduction ou réécriture des genres ? Le cas de Lucie Delarue-Mardrus (1874-1945) », Palimpsestes, no 22, 2009, p. 149.↩

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