La guerre au fĂ©minin dans đđ đđđđđ đđđŁđđ đđ 1914 de Lucie Delarue-Mardrus
Sandrine Bienvenu
Un roman civil en 1914 est un roman de Lucie Delarue-Mardrus publiĂ© en 1916 chez Fasquelle. LâĆuvre, qui suit le quotidien dâune famille de la haute sociĂ©tĂ© française, relate les tout dĂ©buts de la PremiĂšre Guerre mondiale en mettant lâaccent sur le travail des infirmiĂšres et des mĂ©decins de la Croix-Rouge. Ăcrit par une autrice qui fut elle-mĂȘme infirmiĂšre volontaire dĂšs 1914, le roman se lit comme une incitation Ă la mobilisation des femmes pour soutenir leur pays, un engagement qui passe le plus souvent par la dimension pratique du travail de care.
Synopsis
Le rĂ©cit est racontĂ© par le narrateur Francis Malavent, un jeune homme de vingt-cinq ans solitaire et un peu misanthrope. Boiteux, il ne peut se rendre au front avec son pĂšre et son frĂšre, et est contraint de rester chez lui avec sa grand-mĂšre et sa demoiselle de compagnie, Ălisabeth ClĂšves, dont il ne peut supporter la « froideur supĂ©rieure [et] lâirritante simplicitĂ©1 ». Voulant tout de mĂȘme participer Ă lâeffort de guerre, Francis, qui a appris la mĂ©decine de son pĂšre, dĂ©cide de former des infirmiĂšres pour la Croix-Rouge, formation Ă laquelle participe Ălisabeth. Ă force de la cĂŽtoyer, Francis se rend compte que la haine quâil porte envers la jeune femme cache en rĂ©alitĂ© une certaine tendresse. Lorsquâil lui rĂ©vĂšle ses sentiments, elle lui rĂ©pond quâelle est dĂ©jĂ promise Ă son pĂšre, le docteur Malavent, mais on comprend rapidement quâĂlisabeth est entre-temps elle aussi tombĂ©e amoureuse de Francis. Ă la fin du rĂ©cit, le pĂšre de Francis revient de la guerre, blessĂ© et aveugle. Se rendant compte de la situation impliquant son fils et la dame de compagnie, il donne Ă Francis sa bĂ©nĂ©diction, lui souhaitant dâĂȘtre heureux avec Ălisabeth, et meurt quelques jours plus tard.
Ălisabeth ClĂšves, un modĂšle fĂ©minin ?
Câest dâabord par lâentremise du personnage de Mlle ClĂšves que la notion du prendre soin est abordĂ©e dans Un roman civil en 1914. Les figures de care, presque toutes des infirmiĂšres, sont prĂ©sentĂ©es en comparaison avec la protagoniste qui, bien quâelle ne soit pas la narratrice du rĂ©cit, se retrouve Ă en ĂȘtre en quelque sorte lâhĂ©roĂŻne. Elle est montrĂ©e comme une femme aux qualitĂ©s viriles : froide, sĂ©rieuse et disciplinĂ©e, elle nâest ni coquette, ni sensible, ni Ă©goĂŻste, contrairement aux autres personnages fĂ©minins. MĂȘme son corps est dĂ©crit comme masculin : « mince, droite, avec des Ă©paules singuliĂšrement puissantes et des hanches trĂšs Ă©troites » (RC, 17). Câest cette virilitĂ© qui la rend menaçante aux yeux de Francis ; ces qualitĂ©s, bien vues chez un homme, sont perçues comme une marque de prĂ©tention et de suffisance inappropriĂ©e pour une femme. Cela semble ĂȘtre dâautant plus le cas quâĂlisabeth, bien quâelle ne soit pas une domestique, est une dame de compagnie, employĂ©e au service de Mme Deville â elle est donc de rang infĂ©rieur Ă la famille Malavent. Son air autoritaire semble ainsi encore plus surprenant, surtout pour Francis, qui sâĂ©tonne par exemple â bien quâavec une certaine ironie â quâelle connaisse un compositeur aussi cĂ©lĂšbre que Bach : « Comment ?... Vous connaissez ça, Bach ?... » (RC, 24) De la mĂȘme maniĂšre, il interprĂšte le fait quâĂlisabeth ClĂšves joue du violon devant des invitĂ©.e.s comme un dĂ©sir de faire preuve de virtuositĂ©, alors que rien, dans le rĂ©cit, ne nous laisse croire quâelle avait des intentions vaniteuses. On sous-entend ainsi quâune femme qui sort de la domesticitĂ© veut nĂ©cessairement se montrer, se donner en spectacle, sâapproprier un espace qui nâest pas le sien. Le mĂȘme procĂ©dĂ© est Ă lâĆuvre lorsque Francis « trouv[e] la demoiselle de compagnie prĂ©tentieusement au travail avec son pĂšre » (RC, 52) : le simple fait de travailler avec un homme, surtout dans une profession aussi masculine que celle de la mĂ©decine, est dâemblĂ©e perçu comme prĂ©somptueux. Ces Ă©lĂ©ments nous permettent de comprendre que le regard qui est posĂ© par le narrateur sur les femmes, et plus spĂ©cifiquement sur les femmes qui exercent un travail de care, est condescendant, mĂ©prisant et rĂ©ducteur. Câest Ă partir de ce rapport aux femmes pourvoyeuses de soins que nous pourrons analyser plus spĂ©cifiquement les figures dâinfirmiĂšres dans le roman.
La condescendance face au travail des femmes nâest toutefois pas anodine. Comme le mentionne Ruth Amossy, le choix dâune Ă©nonciation masculine â et donc plus neutre, surtout aux yeux du lectorat du dĂ©but du XXe siĂšcle â joue un rĂŽle important dans la lĂ©gitimitĂ© accordĂ©e au rĂ©cit :
[Francis est un] homme qui se trouve malgrĂ© lui obligĂ© de rester Ă lâarriĂšre et se trouve dĂšs lors semblable aux femmes, « ces rĂ©formĂ©es de naissance » (p. 73). Partageant leur inconfortable situation, Francis dĂ©couvre chez les infirmiĂšres bĂ©nĂ©voles un exemple de vaillance quâil sâapplique Ă suivre. LâexpĂ©rience hospitaliĂšre des femmes est ainsi montrĂ©e Ă travers un homme supĂ©rieur qui porte sur elles un regard Ă la fois intĂ©rieur (il les comprend car il partage leur situation) et extĂ©rieur (il est un homme, et de surcroĂźt un homme de sciences). Câest cette figure dotĂ©e dâautoritĂ© qui fait partager au lectorat son estime pour le comportement patriotique des femmes.2
Ainsi, bien que la narration soit assurĂ©e par Francis pour donner plus de lĂ©gitimitĂ© à « [lâ]hommage au travail des femmes Ă lâarriĂšre, notamment aux infirmiĂšres3 », la vĂ©ritable protagoniste est Mlle ClĂšves, sur qui est focalisĂ© tout le rĂ©cit. Parce quâelle est un exemple dâinfirmiĂšre idĂ©ale, elle sert de modĂšle fĂ©minin Ă partir duquel est construit tout le discours sur le rĂŽle des femmes en temps de guerre. Delarue-Mardrus se garde toutefois de trop bousculer les attentes et les valeurs de ses lecteurs et lectrices. Pour ce faire, elle met en place un « dispositif dâĂ©nonciation [qui] contredit habilement le discours explicite sur la femme en valorisant nettement lâhĂ©roĂŻne, mais sans jamais mettre en avant son sexe4 », ce qui explique certaines tensions entre la situation dâĂ©nonciation et les valeurs vĂ©hiculĂ©es dans le roman. Ainsi, lâautrice rĂ©ussit à « assure[r] la reconnaissance de la valeur fĂ©minine, mais sans bouleverser les hiĂ©rarchies liĂ©es Ă la diffĂ©rence des sexes. [Le rĂ©cit] contribue de la sorte Ă mĂ©nager lâopinion publique tout en participant Ă lâĂ©volution qui se fait jour pendant la guerre5 ».
Les infirmiÚres, entre frivolité et care
Dans le rĂ©cit, le travail dâinfirmiĂšre est dĂ©crit de maniĂšre ambiguĂ« : parfois prĂ©sentĂ© comme un acte dâhĂ©roĂŻsme et de patriotisme, il est aussi perçu par Francis comme une tĂąche dont il doit « se contenter » (RC, 73), câest-Ă -dire comme une responsabilitĂ© de moindre importance que celle des soldats. Les infirmiĂšres, pour leur part, sont dâabord dĂ©crites comme un « tas dâignorantes » (RC, 73) dont « la compagnie [âŠ] humiliait [Francis] » (RC, 73). Bien que lâon souligne Ă quelques reprises leurs bonnes intentions, leur nature fĂ©minine semble toujours reprendre le dessus sur leur volontĂ© de servir leur patrie, et elles ne peuvent sâempĂȘcher de bavarder et de se quereller, sâintĂ©ressant plus aux enjeux mondains quâĂ ceux trĂšs sĂ©rieux de la guerre. On comprend ainsi que le mĂ©tier dâinfirmiĂšre nâest pas une vocation : les femmes ne sont pas prĂ©sentĂ©es comme naturellement altruistes et elles ne font pas preuve dâassez dâabnĂ©gation pour ne pas se laisser dĂ©ranger par la souffrance, le sang ou les blessures. Par exemple, au tout dĂ©but de la formation, une des infirmiĂšres sâĂ©crie que si elle « devai[t] jamais piquer quelquâun, [elle sâ]Ă©vanouirai[t] » (RC, 80), ce Ă quoi Mme Serille rĂ©pond : « si jamais on me fait voir un blessĂ©, je me sauverai en criant » (RC, 80). Ălisabeth ClĂšves, durant cette formation, semble ĂȘtre la seule qui ne cĂšde pas Ă sa « nature » fĂ©minine et elle est souvent comparĂ©e aux autres infirmiĂšres pour mettre en Ă©vidence leur caractĂšre Ă©goĂŻste, ridicule, voire pathĂ©tique. La comparaison est particuliĂšrement frappante lors de la premiĂšre sĂ©ance de formation : pour rendre service aux autres femmes et leur montrer quâil nây a pas de raison de sâalarmer, Ălisabeth se porte volontaire pour se faire piquer â ce que Francis interprĂšte dâailleurs comme une preuve quâelle a « le sens du martyre » (RC, 80) â suite Ă quoi « les fleurs de la capote entrĂšrent en convulsion, et toutes les tĂȘtes de lâassistance se dĂ©tournĂšrent Ă la fois, parmi divers petits cris dâĂ©pouvante. » (RC, 81) Câest donc en raison de ses qualitĂ©s masculines quâelle devient « lâune des meilleures infirmiĂšres de lâambulance » (RC, 186) : elle nâest pas impliquĂ©e dans les « querelles dâhĂŽpital », reste impassible devant les pires des blessures et ne se laisse pas emporter par lâĂ©motion. Peut-ĂȘtre sâagit-il dâune maniĂšre de lĂ©gitimer la place des femmes dans le milieu du travail Ă une Ă©poque oĂč le succĂšs dâune femme se mesure par sa capacitĂ© Ă faire preuve des mĂȘmes aptitudes et des mĂȘmes qualitĂ©s que ses collĂšgues masculins, ce que Lucie Delarue-Mardrus prouve Ă travers le personnage dâĂlisabeth.
La perception des infirmiĂšres dans le rĂ©cit nous permet par ailleurs de noter certains enjeux intersectionnels relatifs au care : ĂȘtre infirmiĂšre durant la guerre est perçu comme une affaire de riches, puisque ce sont surtout des femmes aisĂ©es qui, parce quâelles ne travaillent pas dĂ©jĂ , peuvent se permettre de participer Ă lâeffort de guerre : « La Croix-Rouge Ă©tait pour eux, sans doute, une blanche et prĂ©cieuse aristocratie. Il y avait de lâĂ©lĂ©gance dans lâair, et comme des prĂ©paratifs de fĂȘte » (RC, 128). Les femmes pauvres, bien quâelles exercent le plus souvent des mĂ©tiers liĂ©s au care â en tant que, par exemple, domestiques ou cuisiniĂšres â ne sont pas perçues comme aussi hĂ©roĂŻques ou volontaires. On peut le constater dans le rĂ©cit par la description des domestiques qui, plutĂŽt que de redoubler dâefforts elles aussi, quittent presque toutes le Caillou gris lorsque la guerre est dĂ©clenchĂ©e, ce qui est prĂ©sentĂ© comme une marque de lĂąchetĂ© et de paresse. Le care exercĂ© dans le cadre de lâeffort de guerre, contrairement au travail quotidien du care assumĂ© par les femmes des classes infĂ©rieures, a une grande valeur symbolique puisquâil est perçu comme une preuve de patriotisme. Il sous-entend aussi un plus grand effort et de plus grands sacrifices de la part des femmes nobles, qui sont « fatiguĂ©es par leur hĂŽpital quotidien, usĂ©es par ce mĂ©tier de servante qui nâĂ©tait pas prĂ©vu pour elles » (RC, 205). La narration nous fait ainsi comprendre quâil y a des femmes faites pour le care et dâautres pas, et que la distinction entre les deux est une affaire de classe sociale. Ătre infirmiĂšre de la Croix-Rouge est donc un mĂ©tier honorable ; câest le seul travail du care qui soit valorisĂ© dans le rĂ©cit, mais aussi le seul qui soit en partie exercĂ© par des femmes aristocrates.
Le care conjugué au masculin et au féminin
Dans Un roman civil en 1914, on peut constater lâopposition entre fĂ©minin et masculin dans les comparaisons entre soldats et personnel soignant et, au sein de lâhĂŽpital, entre infirmiĂšres et mĂ©decins. Dâun cĂŽtĂ©, nous avons les Ă©chos du front et les blessĂ©s de guerre, associĂ©s Ă la violence et au sang et, de lâautre, les infirmiĂšres innocentes mais vaillantes, constamment associĂ©es Ă la blancheur et Ă la puretĂ©. Or, comme mentionnĂ© prĂ©cĂ©demment, le care infirmier ne semble pas innĂ© chez les femmes : bien quâelles aient un certain instinct maternel, selon la narration, elles doivent « appr[endre] Ă soigner les blessĂ©s » (RC, 185) de la mĂȘme maniĂšre que « lâarmĂ©e avait appris Ă faire la guerre » (RC, 185). On les compare dâailleurs Ă plusieurs reprises Ă des animaux, et plus prĂ©cisĂ©ment Ă des poules, ce qui Ă©voque la maternitĂ© â on peut penser entre autres Ă lâimage de la mĂšre poule â et sous-entend une prĂ©disposition Ă prendre soin des autres. Par exemple, Francis se dit que « quand les blessĂ©s seront arrivĂ©s, toutes, religieuses et dames, elles seront satisfaites et sages, comme des poules qui veulent couver et auxquelles on vient de donner enfin des Ćufs » (RC, 129). Plus tard, il soulignera que « [h]Ă©roĂŻques et simples prĂšs des soldats, compliquĂ©es et mesquines entre elles, les femmes auront partout, pendant la durĂ©e des hostilitĂ©s, laissĂ© subsister quand mĂȘme les motifs qui, pour jamais, hĂ©risseront la volaille fĂ©minine » (RC, 200) ; il ira mĂȘme jusquâĂ comparer les querelles entre les infirmiĂšres Ă des « [b]atailles de mouettes » (RC, 202). Câest donc un care un peu Ă©goĂŻste qui est prĂ©sentĂ© dans lâĆuvre : les femmes ne font pas preuve dâune intelligence Ă©motionnelle, mais dâun instinct bĂȘte dans les deux sens du terme. La fĂ©minitĂ© est par ailleurs mise en relation avec lâimprĂ©visibilitĂ© de la nature, ce qui insiste sur le caractĂšre inconsistant et impulsif des femmes : Francis dit quâil « aime les ĂȘtres dâinstinct, les humbles, les innocents, les ignorants dâeux-mĂȘmes. Câest pourquoi [il] devrai[t] aimer les femmes, dans ce quâelles ont dâinvolontaire, de presque animal. Câest pourquoi [il] aime la nature, la mer » (RC, 238). Le mĂ©tier dâinfirmiĂšre nâest donc pas une vocation Ă proprement parler, dans le sens oĂč les femmes nâont pas de talent naturel pour les choses sĂ©rieuses du mĂ©tier dâinfirmiĂšre ; la spĂ©cialisation ou le savoir-faire plus technique est encore rĂ©servĂ© aux hommes â câest pourquoi Francis, mĂȘme sâil ne pratique pas rĂ©ellement la mĂ©decine, agit Ă titre de professeur â ou aux femmes masculines comme Ălisabeth ClĂšves. Les femmes, parce quâelles ont ce cĂŽtĂ© instinctif des animaux, ont tout de mĂȘme une capacitĂ© Ă sâoccuper de la dimension affective des soins, ce qui semble compenser pour leur absence de discipline et leur nature faible. On assiste donc, dans le rĂ©cit, aux premiĂšres Ă©tapes dâune « professionnalisation des infirmiĂšres [qui] se fonde sur une conception genrĂ©e de la profession : il sâagit bel et bien de former une profession âfĂ©minineâ Ă partir de lâidĂ©e que le soin (ou le care) serait rĂ©servĂ© aux femmes6 ». On peut ici clairement distinguer les notions de care et de cure, le « service de soins infirmiers [Ă©tant] dĂ©finis comme caring [et de ce fait relĂ©guĂ© aux femmes] Ă cĂŽtĂ© des soins mĂ©dicaux centrĂ©s sur le traitement et la guĂ©rison (curing)7 » qui, eux, relĂšvent de lâexpertise masculine. Cette distinction, au dĂ©but du XXe siĂšcle, sous-entend une conception trĂšs hiĂ©rarchisĂ©e du rapport entre mĂ©decins et infirmiĂšres : « lâinfirmiĂšre est [âŠ] explicitement dĂ©finie comme un pur instrument au service du mĂ©decin8 », justement en raison de lâabsence, chez les femmes, des compĂ©tences nĂ©cessaires pour effectuer un vĂ©ritable travail de cure. Le care au masculin, reprĂ©sentĂ© surtout par les mĂ©decins, nâest donc pas aussi ambigu que le care au fĂ©minin : avoir « lâair doctoral », par exemple, « reprĂ©sente une considĂ©rable louange » (RC, 87). Pour cette raison, Mlle ClĂšves, parce quâelle incarne un care plus masculin, agit comme un homme envers les autres femmes et ne sâempĂȘche pas de les sermonner de maniĂšre assez paternaliste, ne tĂ©moignant dâaucune solidaritĂ© fĂ©minine. Lorsque la cuisiniĂšre refuse de travailler, invoquant quâelle ne devrait pas ĂȘtre employĂ©e en temps de guerre, Ălisabeth lui fait la morale en lui disant :
Vous devriez ĂȘtre honteuse, quand vous avez sept frĂšres sous les drapeaux, de faire entendre votre voix. Les femmes nâont quâĂ garder le silence pendant que leurs hommes se battent. Ce nâest pas, en ce moment, le tour des femmes de crier. Ce sont les hommes qui souffrent, et ils chantent. Vous, on ne vous demande que de vous taire, et vous allez vous taire ! (RC, 90)
La posture dâĂlisabeth, bien quâelle semble aux premiers abords dĂ©courager lâaccĂšs des femmes Ă la parole publique, autorise Delarue-Mardrus Ă parler de la guerre : en « sâappu[yant] sur les prĂ©misses partagĂ©es de son auditoire â son patriotisme, sa vision traditionnelle des sexes â pour renforcer son adhĂ©sion Ă la mobilisation citoyenne des femmes et son respect Ă lâĂ©gard du bĂ©nĂ©volat des infirmiĂšres9 », lâautrice « devient autorisĂ©e Ă parler de la guerre. Lâautorisation tacite sâopĂšre dâautant plus habilement que la thĂ©matique du roman reprend le motif de la censure qui interdit aux femmes, en mĂȘme temps quâĂ tous les non-combattants, de se prononcer sur la guerre10 ». Ainsi, en sâappuyant sur la « m[ise] en lumiĂšre [dâ]une psychologie fĂ©minine vraisemblable et non pas fantasmĂ©e11 », Delarue-Mardrus cherche Ă faire valoir la place des femmes dans la guerre : « Quâelles Ă©taient simples et grandes, toutes ces dames de petite ville, toutes ces dames un peu grelottantes quâon avait arrachĂ©es du repos douillet de la nuit, et qui avaient laissĂ© leur maison, leurs enfants, pour les rudesses du devoir patriotique ! » (RC, 149) La dĂ©valorisation de la fĂ©minitĂ©, dans un contexte de guerre, a par ailleurs une certaine utilitĂ©, dans la mesure oĂč elle montre aux femmes que peu importe leurs faiblesses, mĂȘme si elles sont de nature sensible et dĂ©licate, elles peuvent apprendre Ă prendre soin des soldats. LâĆuvre se prĂ©sente donc rĂ©ellement comme une contrepartie fĂ©minine aux rĂ©cits de guerre, autant parce quâelle donne une voix aux femmes et valorise leur implication que parce quâelle montre lâimportance du travail du care. En prenant bien soin de ne heurter aucune sensibilitĂ© en prĂ©tendant que le travail des femmes serait aussi honorable que celui des soldats, Delarue-Mardrus rĂ©ussit Ă montrer que les femmes, mĂȘme si Ă une plus petite Ă©chelle, mĂšnent leur propre combat et quâelles « [sont] Ă la guerre, ces petites, comme les soldats » (RC, 176).
Conclusion
Avec Un roman civil en 1914, Lucie Delarue-Mardrus nous montre que la guerre concerne autant les soldats au front que les gens qui en prennent soin. Plus quâune revalorisation de la place et du travail des femmes, donc, câest celle du care qui est Ă lâĆuvre dans le rĂ©cit. En Ă©crivant un roman sur le quotidien des infirmiĂšres, lâautrice affirme que cet autre pan de la guerre â celui des femmes, des blessĂ©s, des boiteux et des vieux â est aussi digne dâĂȘtre racontĂ© que celui des hommes et que cet envers de la guerre peut ĂȘtre lui aussi, Ă sa maniĂšre, hĂ©roĂŻque et patriotique.
Références bibliographiques
Corpus principal
Delarue-Mardrus, Lucie, Un roman civil ne 1914, Paris, Fasquelle, coll. « BibliothÚque-Charpentier », 1916.
Corpus critique
Amossy, Ruth, « De la sociocritique Ă lâargumentation dans le discours », LittĂ©rature, no 145, 2005, p. 56-71.
Bockstaele, Anne-Marie van, « Traduction ou réécriture des genres ? Le cas de Lucie Delarue-Mardrus (1874-1945) », Palimpsestes, no 22, 2009, p. 149-167.
Izquierdo, Patricia, « Postures et impostures de Lucie Delarue-Mardrus de 1908 à 1939 », Andrea Oberhuber, Alexandra Arvisais et Marie-Claude Dugas (dir.), Fictions modernistes du masculin-féminin : 1900-1940, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, p. 139-151, https://books.openedition.org/pur/55970?lang=fr#notes> (page consultée le 23 mars 2021).
Noël-Hureaux, Elisabeth, « Le care : un concept professionnel aux limites humaines ? », Recherche en soins infirmiers, vol. 3, no 122, p. 7-17.
Poisson, Michel, « Le pansement et la pensée : splendeurs et misÚres du rÎle propre », Recherche en soins infirmiers, vol. 2, no 93, 2008, p. 56-60.
Rothier Bautzer, Ăliane, « Care et profession infirmiĂšre », Recherche et formation, no 76, 2014, p. 93-106.
Lucie Delarue-Mardrus, Un roman civil ne 1914, Paris, Fasquelle, coll. « BibliothĂšque-Charpentier », 1916, p. 9. DorĂ©navant, les rĂ©fĂ©rences Ă cet ouvrage seront indiquĂ©es entre parenthĂšses dans le corps du texte par le sigle RC, suivi du numĂ©ro de la page.â©ïž
Ruth Amossy, « De la sociocritique Ă lâargumentation dans le discours », LittĂ©rature, no 145, 2005, p. 66.â©ïž
Patricia Izquierdo, « Postures et impostures de Lucie Delarue-Mardrus de 1908 Ă 1939 », Andrea Oberhuber, Alexandra Arvisais et Marie-Claude Dugas (dir.), Fictions modernistes du masculin-fĂ©minin : 1900-1940, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2016, p. 139-151. <https://books.openedition.org/pur/55970?lang=fr#notes> (page consultĂ©e le 23 mars 2021).â©ïž
Ibid.â©ïž
Ruth Amossy, loc. cit.â©ïž
Elisabeth NoĂ«l-Hureaux, « Le care : un concept professionnel aux limites humaines ? », Recherche en soins infirmiers, vol. 3, no 122, p. 13.â©ïž
Ăliane Rothier Bautzer, « Care et profession infirmiĂšre », Recherche et formation, no 76, 2014, p. 95. On peut se demander si le mĂ©decin prodigue des soins ou sâil dĂ©cide quels soins seront prodiguĂ©s par dâautres. Dans le second cas, il serait plutĂŽt un gestionnaire du careâŠâ©ïž
Michel Poisson, « Le pansement et la pensĂ©e : splendeurs et misĂšres du rĂŽle propre », Recherche en soins infirmiers, vol. 2, no 93, 2008, p. 56.â©ïž
Ruth Amossy, loc. cit., p. 66.â©ïž
Ibid., p. 67.â©ïž
Anne-Marie van Bockstaele, « Traduction ou réécriture des genres ? Le cas de Lucie Delarue-Mardrus (1874-1945) », Palimpsestes, no 22, 2009, p. 149.â©ïž