Écriture et confidence : vers un « 𝑐𝑎𝑟𝑒 𝑞𝑢𝑒𝑒𝑟 » avec 𝐿𝑒 𝑃𝑢𝑟 𝑒𝑡 𝑙’𝑖𝑚𝑝𝑢𝑟 de Colette

 
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Jérémy Champagne


 

Un texte hybride sur le plaisir

Livre sur « Ces plaisirs… » qui lui ont valu son titre originel (plaisirs des sens, plaisirs de la chair), Le Pur et l’impur1, ainsi renommé pour l’édition de 1941, porte sur une série de rencontres entre la narratrice et diverses figures d’un Paris dévergondé. Tantôt amicales, tantôt amoureuses, tantôt littéraires, ces rencontres disparates mettent en lumière un certain nombre d’enjeux qui ont effectivement tous trait au plaisir, mais surtout à ses voies marginales, qu’elles soient donjuanesques, pédérastiques ou saphiques. Au carrefour de ces histoires se trouve une narratrice, concernée de près (Charlotte, Renée Vivien, Pepe, etc.) ou de loin (les « dames de Llangollen », Amalia) par les personnages mis en scène dans leur rapport aux plaisirs de la chair, et dont l’identité renvoie, onomastiquement du moins, à l’auteure. Entretenant un ethos de confidente, d’amie, d’observatrice ou de « témoin translucide » (PI, 128), cette narratrice-écrivaine inscrit la question de l’autre au cœur de son écriture en alternant conversations, récits de rencontre et réflexions personnelles sur des questions - les sens, le désir, l’amour, l’amitié, etc.- qui interrogent constamment les rapports humains.

Figures indistinctes

Il n’est pas étonnant que les personnages associés aux professions de service occupent, dans l’économie du texte, une place plutôt secondaire. C’est que la narratrice s’intéresse d’abord à la richesse de l’être au-delà des médiations imposées par le travail, donc à l’être profond, saisi dans son « abandon » (PI, 19), dans son intimité, voire dans son « cœur » (PI, 26). Or la profession de ces personnages, les engageant dans des rapports commerciaux plus qu’humains, semble agir comme une façade entre ceux-ci et les autres. Aussi vite oubliés que mentionnés, ces hôtes d’atelier, valets, serveurs et autres domestiques apparaissent comme des accessoires dans une trame essentiellement bourgeoise et aristocratique, où le mélange des classes a peu cours.

Une seule exception vient nuancer ce constat. Dans un passage sur la vie des enfants de la bourgeoisie, élevés par les domestiques, on comprend qu’une complicité tacite s’est développée entre les femmes et les membres de l’office, du fait de leur statut subalterne dans une société où l’homme « mène » (PI, 48) et où la femme est condamnée à devenir la domestique personnelle de son mari. Aussi, lorsqu’une femme apprend être enceinte de son mari, c’est chez un domestique qu’elle trouve consolation ; un domestique qui, on le sait à son espagnol réconfortant, n’est pas du pays : le care au sens de « services rendus » serait donc réservé aux femmes, aux domestiques et aux étrangers, membres déclassés d’une société à la fois bourgeoise et patriarcale. Ce déclassement en commun est ici à la source de l’empathie ressentie par le domestique à l’endroit de la femme.

Mais hormis cette exception significative, ces spectres d’un care soumis aux impératifs professionnels, payés pour servir les autres, sont réduits au mutisme pour la plupart, et incarnent une altérité indistincte et abstraite, qui n’intervient que superficiellement dans la vie des personnages.

L’écriture comme métaphore de la sollicitude

L’optique du livre – celle de l’intimité immédiate – est constamment réitérée par un style descriptif où les sens et l’intuition de la narratrice viennent compléter ou interpréter les trous laissés par les dialogues. En contrepartie, ces dialogues permettent d’introduire des voix autres qui perturbent, enrichissent ou interrompent le discours de la narratrice. Cette dynamique est d’ailleurs renforcée, au sein de la narration, par une attention absolue accordée à l’autre, à sa spécificité, à sa réalité propre. Ce registre de l’intime informe la poétique du livre : l’attention à l’autre se traduit, notamment, en de longues descriptions de son visage, de sa voix et de ses attributs physiques, attributs qu’on tente presque de rendre immédiats aux sens du lecteur.

Mais surtout, la narratrice, tout au long du livre, campe la position d’une investigatrice tenue de repérer ce qui, en chacun de ses interlocuteurs, relève de l’exception, de la spécificité. Aux idées reçues sur les femmes et sur les hommes, elle veut confronter la réalité concrète d’existences individuelles qui échappent, même par des détails infinitésimaux, aux archétypes de la pensée abstraite. Ainsi, en Charlotte, jeune femme rencontrée dans un atelier-fumerie, et qu’elle voit dévouée à son amant malade, elle cherche rapidement ce qui ne va pas : « Déjà je voulais qu’elle ne ressemblât en rien à ces nonnes encombrantes que l’on heurte à tout carrefour. » (PI, 22) La quête de la narratrice tient à la fois d’une attention à l’autre et d’un désir d’identification : partout, elle reconnaît ceux qui, « repoussa[nt] les lois de l’ordinaire amour » (PI, 92), vivent comme elle en inadéquation avec la norme, elle qui finit par s’accepter femme « virile », incapable de s’affranchir de son « ambiguïté » (PI, 57) qui l’empêche d’intégrer ce qu’on pourrait appeler la dynamique du couple hétérosexuel.

Ici, le travail de l’écrivaine apparaît comme une manière de sollicitude : écrire les autres, c’est d’abord avoir fait l’expérience des autres dans leur unicité respective, expérience qui les abstrait des stéréotypes pour leur rendre une vérité qui leur soit propre. C’est aussi les inscrire dans sa propre mémoire, et consolider leur présence dans un récit qui donne du sens, un horizon, un ordre quelconque à sa vie, par identification ou par distanciation. En outre, cette écriture attentive de l’autre est cohérente avec le caractère de la narratrice, dont les talents d’apaisement sur les enfants et sur les animaux nous montrent à quel point le souci de l’autre est un trait essentiel et définitoire de son être. En développant ses réflexions à partir de conversations ou de rencontres, le sujet de la narration introduit volontairement un dialogisme dans son discours, et fait la juste part à ces autres qui lui ont permis de se penser, de se former, donc de s’écrire en tant que sujet.

Le care et le genre

Cette interdépendance du sujet et de ceux qui l’entourent est particulièrement caractéristique, chez Colette, d’une dynamique de formation du genre. C’est que l’identité de genre peut être comprise, à la suite des théories de Butler sur sa performativité, comme indissociable de la reconnaissance de l’autre : toujours inscrite dans une « performance » qui réitère, par des actes, un rapport aux normes – actes complaisants ou subversifs, c’est selon -, cette identité est légitimée par la reconnaissance des autres, et se consolide dans un espace social où elle se trouve un langage, une voix2.

Chez Colette, ce passage à la légitimation est toujours avorté, car coupables de la rareté de leur désir, ses personnages demeurent marginaux : à propos de ces femmes viriles qu’elle côtoie et auxquelles elle s’identifie, la narratrice écrit qu’elles n’organisent des « fêtes [qu’]à huis clos », pour ensuite traverser la rue en « [endossant], le cœur battant, un grand manteau sévère de dame patronnesse qui [cache] leur complet veston ou leur jaquette bordée » (PI, 64). En contrepartie, cette exigence de secret s’accompagne d’une reconnaissance de ses propres désirs dans les désirs de l’autre, dans lequel on cherche un semblable. Ces lesbiennes, par exemple ont pour chacune de leurs consœurs un souci résolument sororal. C’est que la relation entre femmes, contrairement à la relation hétérosexuelle, est ici fondée sur la réciprocité plutôt que sur le sacrifice : dans les ateliers, les femmes sont aux petits soins les unes envers les autres, tolèrent d’être tutoyées, etc. À l’opposé, le donjuanisme et le mariage, deux formes de l’hétérosexualité, reposent sur une même loi de l’homme : la femme y est conçue comme un dû, comme une possession.

Acculées à la dissimulation et à l’entre-soi, ces figures marginales du désir, qui pour certaines vont prendre la narratrice pour confidente, sont à la source d’une tonalité triste qui parcourt tout le livre, livre dont on nous avertit, dès le début, qu’il « parlera [tristement] du plaisir. » (PI, 27) La tristesse domine en effet, du « chagrin » (PI, 8) initial de la narratrice au « Paris triste » (PI, 138) dans lequel Pepe observe – supplice de Tantale – les « ouvriers blonds » qui sortent du métro, en passant par la « tragique tristesse » (PI, 76) des vers de Renée Vivien, ou par le « chic mécontent » (PI, 96) d’Amalia qui cherche à se faire homme, mais qui ne trouve personne pour la confirmer dans son désir. Ces personnages sont limités, dans la performance de leur identité, d’un côté par les normes sociales, de l’autre par l’inadéquation de leur désir à celui des autres, qui eux-mêmes subissent les pressions de la norme – ici, la norme est celle du couple monogame hétérosexuel. Le Don Juan (X, ou Damien), le pédéraste (Pepe) et la lesbienne (Amalia) sont constamment frustrés dans leur puissance d’agir, et ne trouvent, pour se consoler, que la compagnie triste de leurs semblables, ou la confidence permise par l’amitié. La question du genre constamment performé est donc une autre manière, pour Colette, de mettre au jour l’interdépendance du sujet et de ceux qui l’entourent : toujours engagé dans des processus d’affirmation, d’interpellation, de confirmation ou d’infirmation, le genre colettien, comme celui de Butler, a besoin de l’autre pour se « pos[er] dans un espace extérieur3 » ; autrement dit, l’identité de genre, « tissée avec le temps par des fils ténus4 », nécessite un soin constant, un entretien en quelque sorte, autant de la part de ceux qui l’affirment que de ceux qui la reçoivent5.

Plus encore, on pourrait dire que le sujet du care, chez Colette, est aussi un sujet queer, dès lors que la matrice hétérosexuelle y présuppose l’hégémonie du désir de l’homme, et la nécessaire servitude aveugle de la femme qui s’y soumet. Le lesbianisme colettien, ainsi que la marginalité ontologique du sujet de la narration (cette « femme virile »), réorientent la sollicitude en dehors des impératifs d’asservissement reliés à l’hétérosexualité, et vers une reconnaissance de l’autre, de ses désirs, et de l’unicité de son être.

En effet, la narratrice, qu’on peut identifier par truchement à une Colette qui, entre deux mariages au moment de l’écriture (1930), est désillusionnée par les affres du couple, choisit de camper une position d’« hermaphrodisme mental » (PI, 57) et social : son caractère « viril » lui permet d’accéder au monde des femmes comme à celui des hommes. Dans les deux cas, elle maintient un ethos d’ « amie », voire de « confidente », qui la garde à l’écart des obligations associées aux rôles sexués. Figure intermédiaire entre les sexes, elle est une sorte de vagabonde qui arrive à s’affranchir de sa solitude sans pourtant s’engager dans le jeu de la séduction : elle le fait précisément par le biais de la confidence, en devenant le réceptacle de l’intimité des autres. Cela lui permet d’incarner l’attachement sans servitude, mais surtout, en aidant la narratrice à comprendre ses propres expériences à partir de celles des autres, cette dynamique de la confidence met au jour une conception plus égalitaire de la sollicitude, où le soi n’est plus sacrifié au profit de l’autre (comme c’est le cas pour ces « nonnes » que la narratrice abhorre), mais où il est défini, enrichi et consolidé par ses relations avec lui. Un modèle queer du care, qui substitue l’horizontalité des rapports au sacrifice constamment réitéré dans la relation amoureuse hétérosexuelle, s’esquisse alors à partir de cette ambiguïté sociale et sexuelle de la narratrice.

Références bibliographiques

Corpus primaire
Colette, Le Pur et l’impur, Paris, Le livre de poche, 2019 [1932], 159 p.

Études sur Le Pur et l’impur
Courville, Vanessa, « Femmes “viriles”, femmes par paires : la représentation des personnages lesbiens dans Le Pur et l’impur de Colette », dans Michel Pierssens (dir.), Colette entre deux siècles, Montréal, 2016. Actes de la journée d’étude du 3 novembre 2016 organisée par Michel Pierssens et Andrea Oberhuber, Département des littératures de langue française, Université de Montréal.
Dupont, Jacques, « Faire une fin : remarques sur Le Pur et l’impur de Colette », Revue d’histoire littéraire de la France, volume 105, numéro 4, 2005, p. 929-938.
Fouchard, Flavie, Colette aux frontières des genres : relire Le Pur et l’impur, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Interférences », 2020, 296 p.
Ghaïss, Jasser, « La hiérarchie des genres dans Le Pur et l’impur de Colette », Nouvelles questions féministes, volume 14, numéro 3, 1993, p. 63-82.
Kadji, Amin, « Ghosting Transgender Historicity in Colette’s The Pure and the Impure », L’Esprit créateur, volume 53, numéro 1, printemps 2013, p. 114-130.
Peebles, Catherine M., « What Does a Woman Enjoy? Colette’s Le Pur et l’impur », dans Woman Before Love: Ethics and Sexual Difference in French Women’s Writing, Thèse de doctorat, Université d’État de New York à Binghamton, 1999, p. 133-184.

Études sur Colette en relation avec les enjeux du care
Bonné, Rena Barbara, The Female Presence in the Novels of Virginia Woolf and Colette, Thèse de doctorat, Université Case Western Reserve, 1979, 207 p.
Cummins, Laurel, Discourse, Gender, and Resistance: Selfhood in Colette, Thèse de doctorat, Université de l’Indiana, 1995, 194 p.
Slawy-Sutton, Catherine, Communication avec le non-humain chez Colette, Thèse de doctorat, Université de l’Indiana, 1980, 350 p.

Autres
Butler, Judith, Trouble dans le genre, Paris, La Découverte, 2005 [1990].
Butler, Judith, Bodies That Matter, New York, Routledge, 1993.


  1. Colette, Le Pur et l’impur, Paris, Le livre de poche, 2019 [1932], 159 p. Désormais PI, suivi de la page.↩︎

  2. Ou comme l’écrit Butler, « performativity must be understood not as a singular or deliberate “act”, but, rather, as the reiterative and citational practice by which discourse produces the effects that it names » : Bodies That Matter, New York, Routledge, 1993, p. 2.↩︎

  3. Judith Butler, Trouble dans le genre, Paris, La Découverte, 2005 [1990], p. 265.↩︎

  4. Ibid.↩︎

  5. L’aspect structurant des interactions personnelles se ressent très bien, notamment, lorsque Damien, ami de la narratrice, interpelle celle-ci en lui disant : « Vous, une femme ? Vous voudriez bien… » (PI, 56) Face à cette réplique qui vient nier d’un coup l’efficacité des efforts de la narratrice pour parvenir à un « être femme », celle-ci s’en trouve « bless[ée] assez longtemps » (PI, 57). En contrepartie, cette interpellation permet de consolider l’ « hermaphrodisme mental » visé par la narratrice, qui choisit alors de s’y adonner pleinement : là où, dans l’interpellation, un aspect de l’être est nié, l’autre s’en trouve renforcé, encouragé.↩︎

 

Le Pur et l’impur : répertoire de citations

Les femmes et le care

Page 20 : « Un génie femelle, occupé de tendre imposture, de ménagement, d’abnégation, habitait donc cette tangible Charlotte, rassurante amie des hommes… Assise et les jambes étendues, elle attendait oisive, à mon côté, de reprendre la tâche dévolue à celui qui aime le mieux : la fourberie quotidienne. Mensonge déférent, duperie entretenue avec flamme, prouesse ignorée qui n’espère pas de récompense… »

Pages 22-23 : « J’appelle nonnes ces prédestinées qui soupirent entre les draps, mais de résignation, aiment en secret l’abnégation, la couture, les travaux de ménage et les couvre-lits en satin ciel, faute d’un autre autel à napper de la couleur virginale… Celles-là prennent un soin fanatique des vêtements de l’homme, du pantalon surtout, bifide et mystérieux. De là elles s’élancent jusqu’à la pire perversité, qui est de guetter, de convoiter les maladies de l’homme, de tendre les mains à tout vase souillé, à tout linge moite… »

Page 24 : « Un cœur, ça ne choisit pas. On finit toujours par aimer. J’en suis bien une preuve. »

Faire l’expérience de l’autre

Page 47 : « Écouter, c’est une application qui vieillit le visage, courbature les muscles du cou, et roidit les paupières à force de tenir les yeux fixés sur celui qui parle… C’est une sorte de débauche studieuse… Non seulement l’écouter, mais le traduire… Hausser jusqu’à son sens secret une litanie de mots ternes, et l’acrimonie jusqu’à la douleur, jusqu’à la sauvage envie… »

Page 50 : « Il se leva. J’eus peur de reconnaître, pour l’avoir rencontré quelque part et de plus près, ce troqueur déçu. Je craignis de voir rapetisser son énigme et que de don Juan il ne tournât au créancier malheureux. »

Page 76 : « Ses livres, qu’elle me donnait, elle les cachait chaque fois sous un bouquet de violettes, un panier de fruits, un lé de soierie orientale… »

Page 80 : « [J]’apportai un soir une offensante, une inadmissible grosse lampe à pétrole, et la plantai tout allumée devant mon couvert. Renée en pleura à grosses larmes, d’une manière enfantine, il est juste d’ajouter qu’elle se consola de même. »

Pages 80-81 : « Si je me reporte aux changements qui peu à peu me rendirent Renée plus intelligible, je crois que quelques gestes, quelques mots, d’abord me l’éclairèrent d’une lumière différente. »

Page 87 : « À la découvrir faillible, maniaque, atteinte d’un délabrement qu’elle espérait tenir secret, ma sympathie pour Renée se changeait en amitié. »

Care et genre/Tristesse

Page 71 : « Anxieux et voilé, jamais nu, l’androgyne erre, s’étonne, mendie tout bas… Son demi-pareil, l’homme, est prompt à s’effrayer et l’abandonne. Il lui reste surtout le droit, même le devoir, de ne jamais être heureux. Jovial, c’est un monstre. Mais il traîne incurablement parmi nous sa misère de séraphin, sa lueur de larme. Il va du penchant tendre à l’adoption maternelle… »

Pages 72-73 : « Quelque cave montmartroise aussi hébergeait ces inquiètes, traquées par leur propre solitude et qui se rassérénaient entre des murs bas, sous la rude tutelle d’une camarade-tenancière […] Le même besoin de refuge, de chaleur, d’ombre, le même effroi de l’intrus et du curieux amenaient là des amies dont les visages, sinon les noms, me devenaient vite familiers. »

Page 96 : « Tu comprends, une femme qui reste une femme, c’est un être complet. Il ne lui manque rien, même auprès de son “amie”. Mais si elle se met en tête de vouloir être un homme, elle est grotesque. Qu’est-ce qu’il y a de plus ridicule, et de plus triste, qu’un homme… simulé ? »

Page 137 : « Ô monstres, ne me laissez pas seule… Je ne vous confie rien, que ma crainte d’être seule, vous êtes ce que je connais de plus humain, de plus rassurant au monde… Si je vous appelais “monstres”, quel nom donnerais-je à ce qu’on m’inflige pour normal ? Voyez, sur le mur, l’ombre de cette effrayante épaule, l’expression de ce vaste dos et de la nuque embarrassée de sang… Ô monstres, ne me laissez pas seule… »

Réflexion sur les ami(e)s

Pages 143-144 : « “Nous n’avons pas chaud sans vous”, m’affirment des amis des deux sexes […] Ô innocents ! Je tremble qu’ils ne fassent erreur, et que de mendiants ils ne se découvrent donneurs de vie… Saurai-je jamais ce que je dérobe à ceux qui se sont fiés à moi ? Les avoir réchauffés, est-ce là tout ce que je leur devais ? Recevoir d’un être le bonheur, - il faut bien user de ce mot que je ne comprends pas – n’est-ce pas choisir la sauce à laquelle nous voulons être mangés ? »

Animaux

Page 144 : « J’ai senti naître, croître, le sentiment de ma dette envers les animaux qui m’ont consacré leur brève existence. Tutélaire, moi ? Capteuse de sources plutôt. L’ami des bêtes, c’est peut-être celui qui soupire, excédé : “Que ce chien me fatigue ! Ôtez ce chat qui m’empêche de penser !” Tandis que je fatigue sciemment le chien, car il cède toujours, et j’ai coutume, si je dis : “Chat, viens”, de voir accourir, fût-ce de mauvaise grâce, le chat, réservoir opulent où puiser la clairvoyance secrète, la chaleur, la fantaisie, l’empire sur soi. »

Page 145 : « Pourquoi, sans autres moyens que le regard, les paroles, laissé-je la Puissance amollie, livrée aux assauts du sommeil ? À la voir ainsi liée et souriant de l’être, je me souviens d’une paire de petits chevaux, luisants d’oisiveté et d’avoine, qui, tirés de l’écurie et attelés, cassèrent d’abord trait et timon. On les rattela, et ils “tombèrent mous” dans mes mains, trottant doux, quand je les repris à leur maître. “Vous avez la main du vieux cocher, celle qui endort le cheval…”, dit gracieusement celui-ci pour me louer. »

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