Entre đđđđ et domination : đđđđ đđđąđ đđÌđđąđ de Rachilde
Clarence Lampron
Reconnue comme une figure phare du dĂ©cadentisme français, Rachilde publie en 1884 son deuxiĂšme roman, Monsieur VĂ©nus, en Belgique Ă lâĂąge de 24 ans. DĂšs sa parution, le roman fait scandale dans « son pays dâaccueil », oĂč lâon peine Ă croire quâune jeune femme aristocrate française puisse publier une Ćuvre dâune si grande perversion : Rachilde sera mĂȘme condamnĂ©e en Belgique Ă deux ans de prison pour cause dâĂ©criture pornographique1. Le roman est seulement publiĂ© en France cinq ans plus tard, soit en 1889, avec une prĂ©face de Maurice BarrĂšs qui le dĂ©crit comme un « livre assez abominable2 », que les lecteurs ont pu placer « dans lâenfer de leur bibliothĂšque » (MV, VII).
LâĆuvre de Rachilde illustre la rencontre entre Raoule de VĂ©nĂ©rande, jeune femme aristocrate aux dĂ©viances sexuelles et « cĂ©rĂ©brales », et Jacques Silvert, jeune homme Ă la beautĂ© fĂ©minine extraordinaire et sans Ă©quivoque. Au cĆur du rĂ©cit se trouve la relation qui sâinstaure entre les deux personnages, une relation fondĂ©e sur le pouvoir â physique, psychique et social â que possĂšde lâaristocrate sur lâobjet de son dĂ©sir, Jacques. Cette relation de domination nâest cependant pas simple, puisquâelle englobe Ă©galement la sĆur de Jacques, une prostituĂ©e du nom de Marie Silvert, et M. de Raittolbe, un ancien hussard, ami et prĂ©tendant au cĆur de Raoule, ainsi quâamant de Marie. Dans la relation de domination exercĂ©e sur Jacques par Raoule, cette derniĂšre subvertit les genres en endossant un rĂŽle masculin et en poussant le jeune homme Ă assimiler la fĂ©minitĂ© intrinsĂšque Ă son corps dâAntinoĂŒs, dans une « destruction de leur sexe » (MV, 111). Raoule est non seulement dominatrice, elle devient Ă©galement une crĂ©atrice ayant un pouvoir de vie et de mort, une vĂ©ritable dĂ©esse qui met au monde lâĂȘtre que deviendra Jacques, ou plutĂŽt Jaja, une femme, ou plutĂŽt un ĂȘtre androgyne. Câest lorsquâelle se rĂ©vĂšlera dans lâimpossibilitĂ© de combler les dĂ©sirs sexuels de Jacques, qui veut connaitre la voluptĂ© dâĂȘtre possĂ©dĂ© par le corps sexuĂ© dâun homme, que Raoule perdra son pouvoir. Survient alors le chĂątiment de la mort, oĂč M. de Raittolbe, dans un duel arrangĂ© par Raoule, percera le corps de Jacques/Jaja, cet ĂȘtre devenu Ćuvre dâart digne des plus belles statues de marbre antiques.
Jeux de pouvoir et de classes
La question de la domination dans Monsieur VĂ©nus de Rachilde est essentiellement liĂ©e aux classes sociales. Jacques et Marie Silvert sont tous deux issus de la classe ouvriĂšre. Avant leur rencontre avec Raoule de VĂ©nĂ©rande, ils offraient leurs services de fleuristes et de dessinateurs, et, dans le cas de Marie, de prostituĂ©e. DĂšs le dĂ©but du roman, les liens inextricables qui unissent le frĂšre et la sĆur sont clairs, alors que Raoule, se rendant chez Marie Silvert pour crĂ©er une robe de bal, y rencontre Jacques Silvert qui dĂ©clare dâemblĂ©e que « pour le moment, Marie Silvert, câest [lui] » (MV, 3). DĂšs les premiĂšres pages du roman, Jacques endosse le rĂŽle fĂ©minin qui sera exacerbĂ© ensuite par Raoule. La jeune femme aristocrate est subjuguĂ©e par la beautĂ© fĂ©minine de Jacques et elle dĂ©cide dâentretenir celui-ci et, dans une moindre mesure, sa sĆur Marie Ă©galement. Jacques devient celui pris en charge par Raoule, ce qui inverse les rĂŽles genrĂ©s, inversion rendue possible par le fait que Raoule est aristocrate et que Jacques appartient Ă une classe subalterne. Entretenu par Raoule, Jacques devient en quelque sorte sa prostituĂ©e, payĂ© par lâaristocrate qui lui laisse des piĂšces dâor lors de ses visites et lui offre un atelier de travail, un lit et toute autre forme de subsistance. Le rapprochement entre Jacques et la figure de la prostituĂ©e se fait par la fĂ©minisation coordonnĂ©e par Raoule qui « avait achetĂ© un ĂȘtre quâelle mĂ©prisait comme homme et adorait comme beautĂ©. (Elle disait : beautĂ©, ne pouvant pas dire : femme) » (MV, 84). Jacques est une prostituĂ©e parce que tout son pouvoir exercĂ© sur Raoule (et tous les autres personnages masculins du roman, particuliĂšrement Monsieur de Raittolbe) Ă©mane de son corps dâĂ©phĂšbe aux traits dĂ©licats et fĂ©minins. Le travestissement de Jacques est intriquĂ© Ă sa condition sociale et Ă sa pauvretĂ©, il devient ainsi la prostituĂ©e plutĂŽt que lâamant de Raoule de VĂ©nĂ©rande, sâinscrivant dans la lignĂ©e des femmes de sa famille, sa sĆur et sa dĂ©funte mĂšre ayant Ă©tĂ© Ă©galement filles de joie : « Il est plus facile, pour Jacques, de se fĂ©miniser que de sortir de sa classe, devant cette Raoule si dĂ©terminĂ©e Ă lâassujettir sur les plans physique et social3 ».
La domination que Raoule de VĂ©nĂ©rande exerce sur Marie Silvert dĂ©coule des deux mĂȘmes axes : celle-ci est dĂ©nigrĂ©e par Raoule parce quâelle est prostituĂ©e et quâelle est dans les plus basses classes de la hiĂ©rarchie sociale. Marie Silvert est en quelque sorte le double ouvrier de Raoule de VĂ©nĂ©rande. Elle pousse son frĂšre dans une relation toxique avec la jeune aristocrate pour son gain personnel, puisquâelle bĂ©nĂ©ficie directement de lâintĂ©rĂȘt que cette femme « de la haute » manifeste pour Jacques : malgrĂ© la haine de Raoule Ă son Ă©gard, Marie dĂ©mĂ©nage avec Jacques dans son atelier dâartiste. LâĆuvre de Rachilde, bien quâelle se concentre sur la relation entre Jacques et Raoule, est Ă©galement lâhistoire de la confrontation entre ces deux femmes, Raoule de VĂ©nĂ©rande et Marie Silvert, qui utilisent toutes deux Jacques Ă leur escient. Alors que Marie tente par tous les moyens dâĂ©lever sa position sociale par le biais de la prostitution offerte aux hommes des classes supĂ©rieures grĂące Ă son lien avec Raoule, cette derniĂšre tente de maintenir Marie dans sa position initiale, celle des classes infĂ©rieures. Monsieur VĂ©nus illustre que, pour dominer les autres, le statut social et le pouvoir quâil confĂšre sont indispensables.
La domination exercĂ©e par Raoule sur Jacques Silvert devient totale lorsquâelle lui demande de devenir son esclave, rĂŽle dâabord refusĂ©, mais qui, au fil de lâĆuvre, sera complĂštement intĂ©grĂ© par le jeune homme : « Je retournerai dans une mansarde ; si vous lâexigez, je redeviendrai pauvre, je travaillerai, mais quand vous voudrez de moi, je serai encore votre esclave, celui que vous appelez : ma femme ! » (MV, 130) En assumant le rĂŽle genrĂ© de lâhomme aristocrate, Raoule peut exercer un contrĂŽle absolu sur Jacques. LâintersectionnalitĂ© entre genre et classe est ce qui rend Jacques et Marie Silvert particuliĂšrement vulnĂ©rables. Le rĂŽle dâhomme revĂȘtu par Raoule sâaccompagne dâune violence qui est un trait masculin du pouvoir : « Soudain, elle se jeta sur lui, le coucha Ă ses pieds avant quâil ait eu le temps de lutter ; puis, prenant son cou que le veston de molleton blanc laissait dĂ©colletĂ©, elle lui enfonça ses ongles dans les chairs. â Je suis jaloux ! rugit-elle affolĂ©e. As-tu compris Ă prĂ©sent ?... » (MV, 96) La violence que Raoule perpĂštre contre le frĂšre et la sĆur sâintensifie au mĂȘme rythme que sa masculinisation, particuliĂšrement lorsquâelle sâhabille comme un homme, au point dâĂȘtre mĂ©connaissable par les autres personnages :
Une femme, sous un rĂ©verbĂšre, semblait les attendre, en face de Notre-Dame-des-Champs, silencieuse. Il y avait peu de monde dans la rue Ă pareille heure et lâon pouvait supposer quâelle faisait le trottoir.
â Pstt !... Voulez-vous monter chez moi ? le monsieur Ă la dĂ©coration⊠Je suis aussi gentille quâune autre, vous savez, fit la fille accostant de Raittolbe.
Elle Ă©tait en toilette de soie, avec une mantille espagnole retenue par un peigne de corail. Son Ćil luisait de promesses et pourtant une toux creuse avait interrompu sa phrase.
â Vous !... sâexclama Mlle de VĂ©nĂ©rande levant sa badine dâune main et lui saisissant le bras de lâautre.
Marie Silvert, se voyant reconnue par le maßtre de la maison, essaya de rétrograder.
â Faites excuse, bĂ©gaya-t-elle, je croyais rencontrer quelquâun de connaissance ; vous savez, ne pensez pas Ă mal, jâai aussi des connaissances dans la haute, moi.
Raoule, dâun mouvement irrĂ©flĂ©chi, frappa la fille Ă la tempe, et, comme la badine avait une petite pomme dâagate, Marie Silvert tomba Ă©vanouie sur le trottoir (MV, 116-117).
Raoule de VĂ©nĂ©rande et M. de Raittolbe, les seuls deux personnages qui recourent Ă la violence, ne subissent jamais les consĂ©quences de leurs actes ni de violence Ă leur Ă©gard, en raison de leur position dans les Ă©chelles sociale et genrĂ©e, traduisant aussi leurs valeurs Ă©conomique et politique. DĂ©shumanisĂ©s, Jacques et Marie Silvert deviennent des corps vulnĂ©rables Ă la violence subie en raison de leur appartenance Ă la classe sociale des subalternes et parce que le frĂšre et la sĆur se prostituent.
Pour une destruction du corps
Les relations de care qui se dĂ©ploient dans le roman sont construites autour du personnage de Jacques Silvert. Ces relations sont cependant ambiguĂ«s, puisquâelles seront fatales Ă lâĂȘtre androgyne. Marie Silvert et Raoule de VĂ©nĂ©rande, dans leur souci pour Jacques, ne font que servir leurs intĂ©rĂȘts personnels. Les deux femmes, en subvertissant le rĂŽle de lâinfirmiĂšre, administrent de la quinine et du haschich Ă Jacques, toutes les deux dans le but de lâaffaiblir plutĂŽt que de le guĂ©rir :
Enfin, elle se rapprocha tenant une petite boĂźte dâĂ©caille Ă la main.
â Je tâai apportĂ©, dit-elle avec un sourire maternel, un remĂšde qui ne ressemble pas du tout Ă la quinine de ta sĆur. Tu vas le prendre pour dormir plus vite !...
Elle mit son bras autour de sa tĂȘte et une cuiller de vermeil Ă portĂ©e de sa bouche.
â Soyons sage !... fit-elle en plongeant son regard sombre dans le sien. (MV, 67)
Marie souhaite solidifier le lien entre Raoule et Jacques en le rendant malade, et Raoule dĂ©sire garder Jacques sous en emprise en le droguant. Ă lâinstar des rĂŽles genrĂ©s inversĂ©s, la bienveillance attribuĂ©e traditionnellement aux femmes se voit transformĂ©e en malveillance, allant jusquâĂ la destruction de lâautre.
La domination de Raoule sur Jacques se construit Ă©galement Ă travers la « crĂ©ation » de Jacques comme artifice. Les rĂ©fĂ©rences Ă la divinitĂ© sont nombreuses dans le texte. Raoule « fait de [leur] amour un dieu » (MV, 100), Jacques est comparĂ© Ă un « jeune dieu » (MV, 253) par M. de Raittolbe, Mlle de VĂ©nĂ©rande possĂšde « le plus beau des masques de Diane chasseresse » (MV, 78) et Jacques est « AntinoĂŒs » (MV, 191), lâamant dâHadrien divinisĂ© en Ăgypte. MalgrĂ© toutes ces rĂ©fĂ©rences, qui Ă©lĂšvent Jacques au rang dâune divinitĂ© grĂące Ă sa beautĂ©, le jeune Ă©phĂšbe ne possĂšde aucun pouvoir ni sur soi ni sur autrui : il est plutĂŽt transformĂ© en idole, en objet dâadmiration. Raoule de VĂ©nĂ©rande, pour sa part, atteint symboliquement le statut de dĂ©miurge, puisquâelle met au monde la femme quâincorpore Jacques Ă ses yeux, et câest dans ce pouvoir de crĂ©ation que repose vĂ©ritablement la divinitĂ© dans lâĆuvre : « Raoule le contempla pendant une minute, se demandant avec une sorte de terreur superstitieuse si elle nâavait pas crĂ©Ă©, aprĂšs Dieu, un ĂȘtre Ă son image » (MV, 112-113). Le pouvoir de dĂ©miurge que sâarroge lâaristocrate entretient des Ă©chos avec lâenfantement, notamment Ă travers la relation parfois maternelle quâelle entretient avec Jacques. Elle endosse le rĂŽle de la nourriciĂšre et infantilise Jacques Ă de nombreuses reprises, allant jusquâĂ sâadresser Ă lui par lâinterpellation « Enfant » (MV, 45). Lorsque Raoule administre le haschich Ă Jacques, elle le fait « avec un sourire maternel » (MV, 67), Ă©voquant lâimage dâune mĂšre qui donne le sein Ă son bĂ©bĂ©. La mĂ©taphore maternelle est cependant subvertie, puisque lâaristocrate empoisonne progressivement son amant.
Le pouvoir de crĂ©ation se double ainsi dâun pouvoir de destruction. Dans la crĂ©ation de Jacques Ă son image, en femme, la protagoniste entretient une emprise totale sur le corps de celui-ci. Lorsque M. de Raittolbe lacĂšre le corps de Jacques Ă coups de cravache, Raoule ne peut supporter quâun autre ait altĂ©rĂ© lâĆuvre dâart que reprĂ©sente ce corps :
Une fois le doute entrĂ© dans son imagination, Raoule ne se maĂźtrisa plus. Dâun geste violent, elle arracha les bandes de batiste quâelle avait roulĂ©es autour du corps sacrĂ© de son Ă©phĂšbe, elle mordit ses chairs marbrĂ©es, les pressa Ă pleines mains, les Ă©gratigna de ses ongles affilĂ©s. Ce fut une dĂ©floration complĂšte de ces beautĂ©s merveilleuses qui lâavaient, jadis, fait sâextasier dans un bonheur mystique. Jacques se tordait, perdant son sang par de vĂ©ritables entailles que Raoule ouvrait davantage avec un raffinement de sadique plaisir. Toutes les colĂšres de la nature humaine, quâelle avait essayĂ© de rĂ©duire Ă nĂ©ant dans son ĂȘtre mĂ©tamorphosĂ©, se rĂ©veillaient Ă la fois, et la soif de ce sang qui coulait sur des membres tordus remplaçait maintenant tous les plaisirs de son fĂ©roce amour⊠(MV, 155-156)
Raoule rouvre toutes les plaies de Jacques, puisquâelle se considĂšre comme la seule qui a ce droit de transformation sur sa corporĂ©itĂ©. La relation de care et de domination qui unit les protagonistes est entiĂšrement fondĂ©e sur le corps de Jacques, mais plus particuliĂšrement sur sa mise Ă mort. LâapogĂ©e de sa destruction corporelle est atteint Ă la fin du roman. AprĂšs la mort de Jacques en duel, Raoule recueille son cadavre pour le transformer littĂ©ralement en objet :
Sur la couche en forme de conque, gardĂ©e par un Ăros de marbre, repose un mannequin de cire revĂȘtu dâun Ă©piderme en caoutchouc transparent. Les cheveux roux, les cils blonds, le duvet dâor de la poitrine sont naturels ; les dents qui ornent la bouche, les ongles des mains et des pieds ont Ă©tĂ© arrachĂ©s Ă un cadavre. Les yeux en Ă©mail ont un adorable regard. (MV, 260)
Jacques devient la statue que son corps a toujours symboliquement représentée, il est désormais un objet fétichisé que Raoule continuera de vénérer :
La nuit, une femme vĂȘtue de deuil, quelquefois un jeune homme en habit noir, ouvrent cette porte. Ils viennent sâagenouiller prĂšs du lit, et, lorsquâils ont longtemps contemplĂ© les formes merveilleuses de la statue de cire, ils lâenlacent, la baisent aux lĂšvres. Un ressort, disposĂ© Ă lâintĂ©rieur des flancs, correspond Ă la bouche et lâanime. (MV, 260)
Monsieur VĂ©nus met en scĂšne un souci dâautrui portĂ© seulement sur le corps de lâautre, objet de fascination pour Raoule qui ne sâest jamais intĂ©ressĂ©e Ă lâindividu Jacques Silvert. La relation de care est dĂ©sormais immortalisĂ©e dans lâobjet quâest devenu Jacques, une statue dont Raoule de VĂ©nĂ©rande pourra continuer Ă prendre soin tout en lâidolĂątrant.
LâĆuvre de Rachilde met en fiction un care destructif entre les personnages masculins et fĂ©minins. Non seulement les diffĂ©rentes relations de care mises en place dans le roman relĂšvent de la domination, mais elles sont Ă©galement dĂ©tournĂ©es au profit du pourvoyeur de care plutĂŽt que du bĂ©nĂ©ficiaire. Les personnages fĂ©minins, Raoule de VĂ©nĂ©rande et Marie Silvert, poussent le corps de Jacques Ă la dĂ©sintĂ©gration, jusquâĂ ce que celui-ci se transforme en vĂ©ritable objet, matĂ©rialisant symboliquement le statut dâidole dĂ©tenu de son vivant. Monsieur VĂ©nus illustre lâintrication des notions de care, de genre et de classe Ă travers la domination dâautrui.
Références bibliographiques
Corpus primaire
Rachilde, Monsieur Vénus, Paris, Félix Brossier éditeur, 1889 (le texte intégral est disponible sur Hathi Trust Digital Library : https://babel.hathitrust.org/
Corpus critique
Ătudes sur Monsieur VĂ©nus
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Ătudes sur lâĆuvre de Rachilde
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Ătudes sur lâĆuvre de Rachilde en relation avec les enjeux de domination
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Buchet Rogers, Nathalie, « Rachilde, Monsieur Vénus (1884). Inversion, perversion et déconstruction », Fictions du scandale. Corps féminin et réalisme romanesque au dix-neuviÚme siÚcle, West Lafayette, Purdue University Press, 1998, p. 239-262.
Dilts, Rebekkah, « âThe Queen of Decadenceâ : Rachilde and Sado-Masochistic Feminism », Moveable Type, no 11, 2019, p. 10-23.
Lecrivain, Claudine, « Rachilde : Monsieur Vénus », Estudios de Lengua y Literatura Francesas, no 2, 1988, p. 101-109.
Nesci, Catherine et Kathryne Adair, « Prométhéa moderne. Création, rébellion et pouvoir dans le roman féminin », Tangence, no 94, automne 2010, p. 61-85.
Pelletier, Sophie, Rachilde : décadence et transgression dans Monsieur Vénus et La Marquise de Sade, mémoire de maßtrise, Université de Montréal, 2006.
RĂ©pertoire des citations
Jeux de pouvoir et de classe
Page 31 : « Marie eut un rictus mauvais. Elle gardait son opinion. Quand elle songeait Ă cette femme de la haute, toutes les scĂšnes de vice quâelle avait vĂ©cues lui remontaient en fumĂ©es malsaines Ă la tĂȘte, et elle voyait alors le monde entier aussi plat que lâĂ©tait naguĂšre son lit de prostituĂ©e aprĂšs le dĂ©part du dernier amant. »
Page 49 : « Marie avait la lettre dans sa poche, elle Ă©tait bien persuadĂ©e maintenant que cette folle ne rĂ©sisterait pas, quâelle leur reviendrait plus sage, plus protectrice, plus cossue enfin, selon son expression faubourienne, et alors on verrait cascader de nouvelles splendeurs. Sangdieu ! Les millions se figeraient autour du petit comme la gelĂ©e autour dâune daube ; il porterait tous les jours des habits de noce ; elle traĂźnerait, dans ses cuisines nausĂ©abondes, des robes de moire. Il serait monsieur, elle serait madame ! La lettre contenait peu de phrases, mais elle expliquait une foule de choses trĂšs clairement :
âViens, avait Ă©crit la fille avec des fautes dâorthographe et de lâencre bleue. Viens ! chĂšre femme de ton petit Jacques⊠Je me languis sans toi⊠nous avons fini les trois cents francs, et jâai Ă©tĂ© obligĂ© de faire vendre par Marie un pot qui avait un serpent dessus. Câest triste de se voir si vite abandonnĂ© quand on a goĂ»tĂ© le ciel⊠Tu me comprends, nâest-ce pas ? Je crois que je vais tomber malade. Pour ma sĆur, elle tousse toujours. Ton amour jusquâĂ plus soif, JACQUES.â »
Pages 57-58 : « Elle frottait son pied sur le tapis du boudoir, Ă©prouvant une joie intime Ă salir un peu la haute, et elle secouait son parapluie dĂ©teint, dont elle nâavait pas voulu se sĂ©parer. Raoule marcha droit au bonheur du jour qui se trouvait en face dâelle ; dâun revers de main, elle Ă©carta la fille comme on jette de cĂŽtĂ© une loque, lorsquâelle va vous cingler la figure.
â Jâai mille francs, là ⊠je vous en enverrai mille autres, ce soir⊠mais ne restez pas une seconde de plus⊠je ne connais pas votre frĂšre⊠jâignore oĂč il demeure⊠vous⊠je ne sais pas votre nom. Prenez et sortez ! »
Page 72 : « â Mademoiselle est servie ! dĂ©clara Marie Silvert lui tirant une rĂ©vĂ©rence comme si rien ne devait Ă©tonner cette fille. Raoule alla vers la table, sur laquelle fumait un plat, et dĂ©posa, Ă cĂŽtĂ© dâune serviette roulĂ©e, une pile de piĂšces dâor.
â Câest son couvert, je crois ? dit-elle dâun ton trĂšs calme et en regardant Marie qui ne bronchait pas.
â Oui, je vous ai mis lâun devant lâautre.
â Câest bien, rĂ©pliqua Raoule de la mĂȘme voix indiffĂ©rente, je vous souhaite, Ă tous les deux, le meilleur des appĂ©tits !
Et elle sortit, en remettant son gant. »
Page 102 : « â Tu seras mon esclave, Jacques, si lâon peut appeler esclavage lâabandon dĂ©licieux que tu me feras de ton corps.
Jacques voulut lâentraĂźner, elle lui rĂ©sista.
â Le jures-tu ?... interrogea-t-elle dâun ton devenu impĂ©rieux.
â Quoi ?... Tu es folle !...
â Suis-je le maĂźtre, oui ou non ! sâĂ©cria Raoule se redressant tout Ă coup, le regard dur et les narines ouvertes. »
Page 107 : « Une vie Ă©trange commença pour Raoule de VĂ©nĂ©rande, Ă partir de lâinstant fatal oĂč Jacques Silvert, lui cĂ©dant sa puissance dâhomme amoureux, devint sa chose, une sorte dâĂȘtre inerte qui se laissait aimer parce quâil aimait lui-mĂȘme dâune façon impuissante. Car Jacques aimait Raoule avec un vrai cĆur de femme. Il lâaimait par reconnaissance, par soumission, par un besoin latent de voluptĂ©s inconnues. Il avait cette passion dâelle comme on a la passion du haschich, et maintenant il la prĂ©fĂ©rait de beaucoup Ă la confiture verte. Il se faisait une nĂ©cessitĂ© naturelle des habitudes dĂ©gradantes quâelle lui donnait. »
Pages 123-124 : « â Ma chĂšre amie, dit-il, Ă©vitant de la regarder en face, je crois que lâesclandre vous donne Ă rĂ©flĂ©chir ; cette crĂ©ature, si avilie quâelle soit, me paraĂźt trĂšs dangereuse⊠prenez garde ! Si vous la chassez, aprĂšs-demain le Tout-Paris Ă©lĂ©gant pourrait bien connaĂźtre lâhistoire de Jacques Silvert.
â Voulez-vous, au contraire, mâaider Ă lâĂ©craser, rĂ©pondit Raoule, livide de rage.
â Ma pauvre enfant ! vous connaissez mal la vĂ©ritable femelle. Il nây a pas pour elle de mĂ©tamorphose possible. Je vous promets de lâapaiser, voilĂ tout !
â Par quel moyen ? interrogea Raoule, fronçant le sourcil.
â Ceci est mon secret ; mais soyez sĂ»re que votre ami saura se dĂ©vouer.
Raoule eut un mouvement de révolte ; elle avait compris.
â On fait ce quâon peut, riposta de Raittolbe.
Et il se retira, trÚs digne. »
Page 126 : « La nature les a faites nues, ces victimes, et la sociĂ©tĂ© nâa instituĂ© pour elles que le vĂȘtement. Sans vĂȘtement, plus de distances, il nây a que la diffĂ©rence de beautĂ© corporelle ; alors, quelquefois, câest la prostituĂ©e qui lâemporte. Des philosophes chrĂ©tiens ont parlĂ© de la puretĂ© de lâintention, mais ils nâont dâailleurs jamais mis ce dernier point en question, pendant lâamoureuse lutte⊠Au moins ne le pensons-nous pas ! Ils y eussent trouvĂ© trop de distractions. Raoule se vit donc au niveau de lâancienne fille de joie⊠et, comme supĂ©rioritĂ©, si elle avait celle de la beautĂ©, elle nâavait pas celle du plaisir : elle en donnait, mais nâen recevait pas. »
Pages 200-201 : « â OĂč je veux en venir ? Je veux que tu dises Ă ta Raoule que ses conditions ne sont pas les miennes. Je me fiche du chiffon de papier quâelle mâa envoyĂ© comme de ma premiĂšre chemise. Il paraĂźt que je vous gĂȘne, mes tourtereaux ? On rougit de Marie Silvert ; il faut mâĂ©loigner, mâenvoyer Ă la campagne, dans un coin ; eh bien, jâveux pas, moi ! Nous avons mangĂ© le pain dur ensemble, tu vas tâpayer du poulet rĂŽti, jâen veux ma bonne part ou jâmets les pieds dans vos plats. Ah ! monsieur sâpavane du matin au soir, on lâattiffe comme une grue, y en a pas assez pour lui, quoi ! et faudrait que sa sĆur sâhabille dâune loque, sâcoiffe dâun chiffon, se nourrisse dâune croĂ»te. As-tu fini! Vous avez cru me coudre la bouche avec votre pension de six cents francs, plus souvent que je me laisserai faire ; Marie Silvert ne veut pas de vos rentes, ça la salirait ! »
La destruction du corps
Page 64 : « â Je ne savais pas, moi ! Marie me certifiait que jâavais la fiĂšvre, sa fiĂšvre. Elle mâa donnĂ© une drogue et jâai eu le dĂ©lire toutes les nuits, elle disait que câĂ©tait de la quinine ; je lâaurais bien retenue, seulement la poigne mâa manquĂ©. Ah ! vous pouvez le remballer votre atelier de malheur ! Dieu de Dieu !... »
Pages 141-142 : « â Je vous dĂ©fends de me toucher, monsieur, fit-il froidement, Raoule ne le veut pas.
De Raittolbe, indignĂ©, renversa une chaise, sauta sur la maudite crĂ©ature dont la robe de velours lui semblait Ă prĂ©sent les tĂ©nĂšbres dâun abĂźme et, arrachant lâappuie-main dâun chevalet, il frappa jusquâĂ ce que la baguette fĂ»t en morceaux.
â Ah ! tu sauras ce que câest quâun vrai mĂąle, canaille !... hurlait de Raittolbe, saisi par une colĂšre aveugle dont il ne sâexpliquait peut-ĂȘtre pas bien la violence, et il ajouta, voyant Jacques sâaffaisser, tout meurtri :
â Et elle saura, la dĂ©pravĂ©e, quâil nây a quâune façon, selon moi, de toucher les misĂ©rables de ton espĂšce !... »
Page 149 : « Marie se campa devant son frÚre, se haussant sur les pointes :
â Si tu Ă©pouses Mlle de VĂ©nĂ©rande, une fille de la haute, riche Ă millions, moi, ta sĆur, je pourrais bien me ranger, comme on dit, et devenir Mme la baronne de Raittolbe.
Jacques sâabsorbait dans la contemplation dâune petite boĂźte dâĂ©caille remplie de pĂąte verte.
â Tu crois !...
â Jâen suis sĂ»re ; et dame, alors, on oublierait ensemble les mauvais jours, on serait tous de la belle sociĂ©tĂ©. »
Page 165 : « â Vous avez revu Jacques ? demanda enfin le baron, affectant la plus complĂšte indiffĂ©rence.
Mlle de VĂ©nĂ©rande jouait avec un pistolet chargĂ© Ă poudre, et ce fut avec une non moins complĂšte indiffĂ©rence quâelle visa lâex-officier au cĆur et tira. Un nuage de fumĂ©e les sĂ©para. »
Page 238 : « En effet, monsieur entrait quelques secondes plus tard.
Raoule sâĂ©lança avec un cri dâamour ; mais Jacques la repoussa brutalement.
â Quâas-tu donc ? balbutia Raoule, affolĂ©e⊠on dirait que tu es ivre !
â Je viens de chez ma sĆur, dit-il dâune voix saccadĂ©e⊠de chez ma sĆur la prostituĂ©e⊠et pas une de ces filles, tu mâentends ? pas une nâa pu faire revivre ce que tu as tuĂ©, sacrilĂšge !...
Il tomba, trÚs lourd, sur la couche nuptiale, répétant dans une grimace de dégoût :
â Je les dĂ©teste, les femmes, oh ! je les dĂ©teste !
Raoule, atterrĂ©e, recula jusquâau mur ; lĂ , elle sâaffaissa sur elle-mĂȘme, Ă©vanouie. »
Pages 246-247 : « â Baron, dit Mme Silvert dâune voix ferme, jâai Ă©tĂ© surprise en flagrant dĂ©lit, mais mon mari ne veut pas un scandale public. Il vous attendra Ă six heures, demain, avec ses tĂ©moins, au VĂ©sinet, sur la lisiĂšre du bois.
M. de Raittolbe sâinclina sans se tourner du cĂŽtĂ© de Jacques, dont le front Ă©tait baissĂ©.
â Il suffit, madame ! murmura-t-il ; seulement, le flagrant dĂ©lit ne peut pas ĂȘtre constatĂ© par votre mari, car Mme Silvert nâest pas coupable, je lâaffirme !
Et il posa la main sur sa rosette de la LĂ©gion dâhonneur.
â Je vous crois, monsieur !
Elle salua comme un adversaire et elle se retira, le bras passé autour de la taille de Jacques. En franchissant le seuil du fumoir, elle se retourna :
â Ă mort ! jeta-t-elle simplement dans lâoreille de Raittolbe, qui la reconduisait. »
Rebekkah Dilts, « âThe Queen of Decadenceâ : Rachilde and Sado-Masochistic Feminism », Moveable Type, no 11, 2019, p. 10.â©ïž
Rachilde, Monsieur VĂ©nus, Paris, FĂ©lix Brossier Ă©diteur, 1889, p. VII. DorĂ©navant, les rĂ©fĂ©rences Ă cet ouvrage seront indiquĂ©es entre parenthĂšses dans le corps du texte par le sigle MV, suivi du numĂ©ro de la page.â©ïž
Sophie Pelletier, Rachilde : dĂ©cadence et transgression dans Monsieur VĂ©nus et La Marquise de Sade, mĂ©moire de maĂźtrise, UniversitĂ© de MontrĂ©al, 2006, p. 27.â©ïž