Entre 𝑐𝑎𝑟𝑒 et domination : 𝑀𝑜𝑛𝑠𝑖𝑒𝑱𝑟 đ‘‰đ‘’Ìđ‘›đ‘ąđ‘  de Rachilde

Artemisia Gentileschi, Giaele e Sisara, 1620.jpg

Clarence Lampron

 

Reconnue comme une figure phare du dĂ©cadentisme français, Rachilde publie en 1884 son deuxiĂšme roman, Monsieur VĂ©nus, en Belgique Ă  l’ñge de 24 ans. DĂšs sa parution, le roman fait scandale dans « son pays d’accueil Â», oĂč l’on peine Ă  croire qu’une jeune femme aristocrate française puisse publier une Ɠuvre d’une si grande perversion : Rachilde sera mĂȘme condamnĂ©e en Belgique Ă  deux ans de prison pour cause d’écriture pornographique1. Le roman est seulement publiĂ© en France cinq ans plus tard, soit en 1889, avec une prĂ©face de Maurice BarrĂšs qui le dĂ©crit comme un « livre assez abominable2 Â», que les lecteurs ont pu placer « dans l’enfer de leur bibliothĂšque Â» (MV, VII).

L’Ɠuvre de Rachilde illustre la rencontre entre Raoule de VĂ©nĂ©rande, jeune femme aristocrate aux dĂ©viances sexuelles et « cĂ©rĂ©brales Â», et Jacques Silvert, jeune homme Ă  la beautĂ© fĂ©minine extraordinaire et sans Ă©quivoque. Au cƓur du rĂ©cit se trouve la relation qui s’instaure entre les deux personnages, une relation fondĂ©e sur le pouvoir – physique, psychique et social – que possĂšde l’aristocrate sur l’objet de son dĂ©sir, Jacques. Cette relation de domination n’est cependant pas simple, puisqu’elle englobe Ă©galement la sƓur de Jacques, une prostituĂ©e du nom de Marie Silvert, et M. de Raittolbe, un ancien hussard, ami et prĂ©tendant au cƓur de Raoule, ainsi qu’amant de Marie. Dans la relation de domination exercĂ©e sur Jacques par Raoule, cette derniĂšre subvertit les genres en endossant un rĂŽle masculin et en poussant le jeune homme Ă  assimiler la fĂ©minitĂ© intrinsĂšque Ă  son corps d’AntinoĂŒs, dans une « destruction de leur sexe Â» (MV, 111). Raoule est non seulement dominatrice, elle devient Ă©galement une crĂ©atrice ayant un pouvoir de vie et de mort, une vĂ©ritable dĂ©esse qui met au monde l’ĂȘtre que deviendra Jacques, ou plutĂŽt Jaja, une femme, ou plutĂŽt un ĂȘtre androgyne. C’est lorsqu’elle se rĂ©vĂšlera dans l’impossibilitĂ© de combler les dĂ©sirs sexuels de Jacques, qui veut connaitre la voluptĂ© d’ĂȘtre possĂ©dĂ© par le corps sexuĂ© d’un homme, que Raoule perdra son pouvoir. Survient alors le chĂątiment de la mort, oĂč M. de Raittolbe, dans un duel arrangĂ© par Raoule, percera le corps de Jacques/Jaja, cet ĂȘtre devenu Ɠuvre d’art digne des plus belles statues de marbre antiques.

Jeux de pouvoir et de classes

La question de la domination dans Monsieur VĂ©nus de Rachilde est essentiellement liĂ©e aux classes sociales. Jacques et Marie Silvert sont tous deux issus de la classe ouvriĂšre. Avant leur rencontre avec Raoule de VĂ©nĂ©rande, ils offraient leurs services de fleuristes et de dessinateurs, et, dans le cas de Marie, de prostituĂ©e. DĂšs le dĂ©but du roman, les liens inextricables qui unissent le frĂšre et la sƓur sont clairs, alors que Raoule, se rendant chez Marie Silvert pour crĂ©er une robe de bal, y rencontre Jacques Silvert qui dĂ©clare d’emblĂ©e que « pour le moment, Marie Silvert, c’est [lui] Â» (MV, 3). DĂšs les premiĂšres pages du roman, Jacques endosse le rĂŽle fĂ©minin qui sera exacerbĂ© ensuite par Raoule. La jeune femme aristocrate est subjuguĂ©e par la beautĂ© fĂ©minine de Jacques et elle dĂ©cide d’entretenir celui-ci et, dans une moindre mesure, sa sƓur Marie Ă©galement. Jacques devient celui pris en charge par Raoule, ce qui inverse les rĂŽles genrĂ©s, inversion rendue possible par le fait que Raoule est aristocrate et que Jacques appartient Ă  une classe subalterne. Entretenu par Raoule, Jacques devient en quelque sorte sa prostituĂ©e, payĂ© par l’aristocrate qui lui laisse des piĂšces d’or lors de ses visites et lui offre un atelier de travail, un lit et toute autre forme de subsistance. Le rapprochement entre Jacques et la figure de la prostituĂ©e se fait par la fĂ©minisation coordonnĂ©e par Raoule qui « avait achetĂ© un ĂȘtre qu’elle mĂ©prisait comme homme et adorait comme beautĂ©. (Elle disait : beautĂ©, ne pouvant pas dire : femme) Â» (MV, 84). Jacques est une prostituĂ©e parce que tout son pouvoir exercĂ© sur Raoule (et tous les autres personnages masculins du roman, particuliĂšrement Monsieur de Raittolbe) Ă©mane de son corps d’éphĂšbe aux traits dĂ©licats et fĂ©minins. Le travestissement de Jacques est intriquĂ© Ă  sa condition sociale et Ă  sa pauvretĂ©, il devient ainsi la prostituĂ©e plutĂŽt que l’amant de Raoule de VĂ©nĂ©rande, s’inscrivant dans la lignĂ©e des femmes de sa famille, sa sƓur et sa dĂ©funte mĂšre ayant Ă©tĂ© Ă©galement filles de joie : « Il est plus facile, pour Jacques, de se fĂ©miniser que de sortir de sa classe, devant cette Raoule si dĂ©terminĂ©e Ă  l’assujettir sur les plans physique et social3 Â».

La domination que Raoule de VĂ©nĂ©rande exerce sur Marie Silvert dĂ©coule des deux mĂȘmes axes : celle-ci est dĂ©nigrĂ©e par Raoule parce qu’elle est prostituĂ©e et qu’elle est dans les plus basses classes de la hiĂ©rarchie sociale. Marie Silvert est en quelque sorte le double ouvrier de Raoule de VĂ©nĂ©rande. Elle pousse son frĂšre dans une relation toxique avec la jeune aristocrate pour son gain personnel, puisqu’elle bĂ©nĂ©ficie directement de l’intĂ©rĂȘt que cette femme « de la haute Â» manifeste pour Jacques : malgrĂ© la haine de Raoule Ă  son Ă©gard, Marie dĂ©mĂ©nage avec Jacques dans son atelier d’artiste. L’Ɠuvre de Rachilde, bien qu’elle se concentre sur la relation entre Jacques et Raoule, est Ă©galement l’histoire de la confrontation entre ces deux femmes, Raoule de VĂ©nĂ©rande et Marie Silvert, qui utilisent toutes deux Jacques Ă  leur escient. Alors que Marie tente par tous les moyens d’élever sa position sociale par le biais de la prostitution offerte aux hommes des classes supĂ©rieures grĂące Ă  son lien avec Raoule, cette derniĂšre tente de maintenir Marie dans sa position initiale, celle des classes infĂ©rieures. Monsieur VĂ©nus illustre que, pour dominer les autres, le statut social et le pouvoir qu’il confĂšre sont indispensables.

La domination exercĂ©e par Raoule sur Jacques Silvert devient totale lorsqu’elle lui demande de devenir son esclave, rĂŽle d’abord refusĂ©, mais qui, au fil de l’Ɠuvre, sera complĂštement intĂ©grĂ© par le jeune homme : « Je retournerai dans une mansarde ; si vous l’exigez, je redeviendrai pauvre, je travaillerai, mais quand vous voudrez de moi, je serai encore votre esclave, celui que vous appelez : ma femme ! Â» (MV, 130) En assumant le rĂŽle genrĂ© de l’homme aristocrate, Raoule peut exercer un contrĂŽle absolu sur Jacques. L’intersectionnalitĂ© entre genre et classe est ce qui rend Jacques et Marie Silvert particuliĂšrement vulnĂ©rables. Le rĂŽle d’homme revĂȘtu par Raoule s’accompagne d’une violence qui est un trait masculin du pouvoir : « Soudain, elle se jeta sur lui, le coucha Ă  ses pieds avant qu’il ait eu le temps de lutter ; puis, prenant son cou que le veston de molleton blanc laissait dĂ©colletĂ©, elle lui enfonça ses ongles dans les chairs. – Je suis jaloux ! rugit-elle affolĂ©e. As-tu compris Ă  prĂ©sent ?... Â» (MV, 96) La violence que Raoule perpĂštre contre le frĂšre et la sƓur s’intensifie au mĂȘme rythme que sa masculinisation, particuliĂšrement lorsqu’elle s’habille comme un homme, au point d’ĂȘtre mĂ©connaissable par les autres personnages :

Une femme, sous un rĂ©verbĂšre, semblait les attendre, en face de Notre-Dame-des-Champs, silencieuse. Il y avait peu de monde dans la rue Ă  pareille heure et l’on pouvait supposer qu’elle faisait le trottoir.

– Pstt !... Voulez-vous monter chez moi ? le monsieur Ă  la dĂ©coration
 Je suis aussi gentille qu’une autre, vous savez, fit la fille accostant de Raittolbe.

Elle Ă©tait en toilette de soie, avec une mantille espagnole retenue par un peigne de corail. Son Ɠil luisait de promesses et pourtant une toux creuse avait interrompu sa phrase.

– Vous !... s’exclama Mlle de VĂ©nĂ©rande levant sa badine d’une main et lui saisissant le bras de l’autre.

Marie Silvert, se voyant reconnue par le maßtre de la maison, essaya de rétrograder.

– Faites excuse, bĂ©gaya-t-elle, je croyais rencontrer quelqu’un de connaissance ; vous savez, ne pensez pas Ă  mal, j’ai aussi des connaissances dans la haute, moi.

Raoule, d’un mouvement irrĂ©flĂ©chi, frappa la fille Ă  la tempe, et, comme la badine avait une petite pomme d’agate, Marie Silvert tomba Ă©vanouie sur le trottoir (MV, 116-117).

Raoule de VĂ©nĂ©rande et M. de Raittolbe, les seuls deux personnages qui recourent Ă  la violence, ne subissent jamais les consĂ©quences de leurs actes ni de violence Ă  leur Ă©gard, en raison de leur position dans les Ă©chelles sociale et genrĂ©e, traduisant aussi leurs valeurs Ă©conomique et politique. DĂ©shumanisĂ©s, Jacques et Marie Silvert deviennent des corps vulnĂ©rables Ă  la violence subie en raison de leur appartenance Ă  la classe sociale des subalternes et parce que le frĂšre et la sƓur se prostituent.

Pour une destruction du corps

Les relations de care qui se dĂ©ploient dans le roman sont construites autour du personnage de Jacques Silvert. Ces relations sont cependant ambiguĂ«s, puisqu’elles seront fatales Ă  l’ĂȘtre androgyne. Marie Silvert et Raoule de VĂ©nĂ©rande, dans leur souci pour Jacques, ne font que servir leurs intĂ©rĂȘts personnels. Les deux femmes, en subvertissant le rĂŽle de l’infirmiĂšre, administrent de la quinine et du haschich Ă  Jacques, toutes les deux dans le but de l’affaiblir plutĂŽt que de le guĂ©rir :

Enfin, elle se rapprocha tenant une petite boĂźte d’écaille Ă  la main.

– Je t’ai apportĂ©, dit-elle avec un sourire maternel, un remĂšde qui ne ressemble pas du tout Ă  la quinine de ta sƓur. Tu vas le prendre pour dormir plus vite !...

Elle mit son bras autour de sa tĂȘte et une cuiller de vermeil Ă  portĂ©e de sa bouche.

– Soyons sage !... fit-elle en plongeant son regard sombre dans le sien. (MV, 67)

Marie souhaite solidifier le lien entre Raoule et Jacques en le rendant malade, et Raoule dĂ©sire garder Jacques sous en emprise en le droguant. À l’instar des rĂŽles genrĂ©s inversĂ©s, la bienveillance attribuĂ©e traditionnellement aux femmes se voit transformĂ©e en malveillance, allant jusqu’à la destruction de l’autre.

La domination de Raoule sur Jacques se construit Ă©galement Ă  travers la « crĂ©ation Â» de Jacques comme artifice. Les rĂ©fĂ©rences Ă  la divinitĂ© sont nombreuses dans le texte. Raoule « fait de [leur] amour un dieu Â» (MV, 100), Jacques est comparĂ© Ă  un « jeune dieu Â» (MV, 253) par M. de Raittolbe, Mlle de VĂ©nĂ©rande possĂšde « le plus beau des masques de Diane chasseresse Â» (MV, 78) et Jacques est « AntinoĂŒs Â» (MV, 191), l’amant d’Hadrien divinisĂ© en Égypte. MalgrĂ© toutes ces rĂ©fĂ©rences, qui Ă©lĂšvent Jacques au rang d’une divinitĂ© grĂące Ă  sa beautĂ©, le jeune Ă©phĂšbe ne possĂšde aucun pouvoir ni sur soi ni sur autrui : il est plutĂŽt transformĂ© en idole, en objet d’admiration. Raoule de VĂ©nĂ©rande, pour sa part, atteint symboliquement le statut de dĂ©miurge, puisqu’elle met au monde la femme qu’incorpore Jacques Ă  ses yeux, et c’est dans ce pouvoir de crĂ©ation que repose vĂ©ritablement la divinitĂ© dans l’Ɠuvre : « Raoule le contempla pendant une minute, se demandant avec une sorte de terreur superstitieuse si elle n’avait pas crĂ©Ă©, aprĂšs Dieu, un ĂȘtre Ă  son image Â» (MV, 112-113). Le pouvoir de dĂ©miurge que s’arroge l’aristocrate entretient des Ă©chos avec l’enfantement, notamment Ă  travers la relation parfois maternelle qu’elle entretient avec Jacques. Elle endosse le rĂŽle de la nourriciĂšre et infantilise Jacques Ă  de nombreuses reprises, allant jusqu’à s’adresser Ă  lui par l’interpellation « Enfant Â» (MV, 45). Lorsque Raoule administre le haschich Ă  Jacques, elle le fait « avec un sourire maternel Â» (MV, 67), Ă©voquant l’image d’une mĂšre qui donne le sein Ă  son bĂ©bĂ©. La mĂ©taphore maternelle est cependant subvertie, puisque l’aristocrate empoisonne progressivement son amant.

Le pouvoir de crĂ©ation se double ainsi d’un pouvoir de destruction. Dans la crĂ©ation de Jacques Ă  son image, en femme, la protagoniste entretient une emprise totale sur le corps de celui-ci. Lorsque M. de Raittolbe lacĂšre le corps de Jacques Ă  coups de cravache, Raoule ne peut supporter qu’un autre ait altĂ©rĂ© l’Ɠuvre d’art que reprĂ©sente ce corps :

Une fois le doute entrĂ© dans son imagination, Raoule ne se maĂźtrisa plus. D’un geste violent, elle arracha les bandes de batiste qu’elle avait roulĂ©es autour du corps sacrĂ© de son Ă©phĂšbe, elle mordit ses chairs marbrĂ©es, les pressa Ă  pleines mains, les Ă©gratigna de ses ongles affilĂ©s. Ce fut une dĂ©floration complĂšte de ces beautĂ©s merveilleuses qui l’avaient, jadis, fait s’extasier dans un bonheur mystique. Jacques se tordait, perdant son sang par de vĂ©ritables entailles que Raoule ouvrait davantage avec un raffinement de sadique plaisir. Toutes les colĂšres de la nature humaine, qu’elle avait essayĂ© de rĂ©duire Ă  nĂ©ant dans son ĂȘtre mĂ©tamorphosĂ©, se rĂ©veillaient Ă  la fois, et la soif de ce sang qui coulait sur des membres tordus remplaçait maintenant tous les plaisirs de son fĂ©roce amour
 (MV, 155-156)

Raoule rouvre toutes les plaies de Jacques, puisqu’elle se considĂšre comme la seule qui a ce droit de transformation sur sa corporĂ©itĂ©. La relation de care et de domination qui unit les protagonistes est entiĂšrement fondĂ©e sur le corps de Jacques, mais plus particuliĂšrement sur sa mise Ă  mort. L’apogĂ©e de sa destruction corporelle est atteint Ă  la fin du roman. AprĂšs la mort de Jacques en duel, Raoule recueille son cadavre pour le transformer littĂ©ralement en objet :

Sur la couche en forme de conque, gardĂ©e par un Éros de marbre, repose un mannequin de cire revĂȘtu d’un Ă©piderme en caoutchouc transparent. Les cheveux roux, les cils blonds, le duvet d’or de la poitrine sont naturels ; les dents qui ornent la bouche, les ongles des mains et des pieds ont Ă©tĂ© arrachĂ©s Ă  un cadavre. Les yeux en Ă©mail ont un adorable regard. (MV, 260)

Jacques devient la statue que son corps a toujours symboliquement reprĂ©sentĂ©e, il est dĂ©sormais un objet fĂ©tichisĂ© que Raoule continuera de vĂ©nĂ©rer :

La nuit, une femme vĂȘtue de deuil, quelquefois un jeune homme en habit noir, ouvrent cette porte. Ils viennent s’agenouiller prĂšs du lit, et, lorsqu’ils ont longtemps contemplĂ© les formes merveilleuses de la statue de cire, ils l’enlacent, la baisent aux lĂšvres. Un ressort, disposĂ© Ă  l’intĂ©rieur des flancs, correspond Ă  la bouche et l’anime. (MV, 260)

Monsieur VĂ©nus met en scĂšne un souci d’autrui portĂ© seulement sur le corps de l’autre, objet de fascination pour Raoule qui ne s’est jamais intĂ©ressĂ©e Ă  l’individu Jacques Silvert. La relation de care est dĂ©sormais immortalisĂ©e dans l’objet qu’est devenu Jacques, une statue dont Raoule de VĂ©nĂ©rande pourra continuer Ă  prendre soin tout en l’idolĂątrant.

L’Ɠuvre de Rachilde met en fiction un care destructif entre les personnages masculins et fĂ©minins. Non seulement les diffĂ©rentes relations de care mises en place dans le roman relĂšvent de la domination, mais elles sont Ă©galement dĂ©tournĂ©es au profit du pourvoyeur de care plutĂŽt que du bĂ©nĂ©ficiaire. Les personnages fĂ©minins, Raoule de VĂ©nĂ©rande et Marie Silvert, poussent le corps de Jacques Ă  la dĂ©sintĂ©gration, jusqu’à ce que celui-ci se transforme en vĂ©ritable objet, matĂ©rialisant symboliquement le statut d’idole dĂ©tenu de son vivant. Monsieur VĂ©nus illustre l’intrication des notions de care, de genre et de classe Ă  travers la domination d’autrui.


Références bibliographiques

Corpus primaire

Rachilde, Monsieur VĂ©nus, Paris, FĂ©lix Brossier Ă©diteur, 1889 (le texte intĂ©gral est disponible sur Hathi Trust Digital Library : https://babel.hathitrust.org/cgi/pt?id=wu.89009091950&view=1up&seq=7.

Corpus critique

Études sur Monsieur VĂ©nus

Havercroft, Barbara, « Transmission et travestissement : l’entre-genre et le sujet en chiasme dans Monsieur VĂ©nus de Rachilde Â», ProtĂ©e, vol. 20, no 1, hiver 1992, p. 49-56.

Hawthorne, Melanie C., « Monsieur VĂ©nus : a Critique of Gender Roles Â», Nineteenth-Century French Studies, vol. 16, nos 1-2, automne-hiver 1987-1988, p. 162-179.

Nuila, Ennio A., Utopia of Equality in Monsieur VĂ©nus : Roman MatĂ©rialiste : Transgressing Gender Lines or Transgressing Social Lines ?, mĂ©moire de maĂźtrise, UniversitĂ© du Tennessee, 2013.

Pugh, Alexandra, « Scrambling Sex and Gender with Rachilde : Towards a Reading of Monsieur VĂ©nus as “proto-queer” Â», Connections, vol. 1, no 1, 2020, p. 21-30.

Rickard, Mathew, « â€œĂ‡a n’empĂȘche pas d’ĂȘtre un homme” : Requeering Masculinity in Rachilde’s Monsieur VĂ©nus (1884) Â», Dix-Neuf, vol. 24, no 4, mai 2020, p. 269-283.

Études sur l’Ɠuvre de Rachilde

Bergeron, Patrick, « Rachilde. La comĂ©die des sexes et la virilitĂ© dĂ©chue Â», dans France Grenaudier-Klijn et al. (dir.), Écrire les hommes, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes, 2012, p. 113-132.

Besnard-Coursodon, Micheline, « Monsieur VĂ©nus, Madame Adonis : sexe et discours Â», LittĂ©rature, no 54, mai 1984, p. 121-126.

Fisher, Dominique D., « Ă€ propos du “Rachildisme” ou Rachilde et les lesbiennes Â», Nineteenth-Century French Studies, vol. 31, nos 3-4, printemps-Ă©tĂ© 2003, p. 297-310.

Raoult, Marie-Gersande, « FĂ©ministe(s) iconoclaste(s) chez Catulle MendĂšs et Rachilde : du saphisme Ă  la construction d’un sexe amazone Â», dans Guri Barstad et Karen p. Knutsen (dir.), States of Decadence, vol. 2, Newcastle, Cambridge Scholars Publishing, 2016, p. 74-87.

Études sur l’Ɠuvre de Rachilde en relation avec les enjeux de domination

Broust, Adeline, Les relations de pouvoir entre hommes et femmes dans Monsieur Vénus, La Marquise de Sade et La Jongleuse de Rachilde, mémoire de maßtrise, Université de TromsÞ, 2010.

Buchet Rogers, Nathalie, « Rachilde, Monsieur VĂ©nus (1884). Inversion, perversion et dĂ©construction Â», Fictions du scandale. Corps fĂ©minin et rĂ©alisme romanesque au dix-neuviĂšme siĂšcle, West Lafayette, Purdue University Press, 1998, p. 239-262.

Dilts, Rebekkah, « â€œThe Queen of Decadence” : Rachilde and Sado-Masochistic Feminism Â», Moveable Type, no 11, 2019, p. 10-23.

Lecrivain, Claudine, « Rachilde : Monsieur VĂ©nus Â», Estudios de Lengua y Literatura Francesas, no 2, 1988, p. 101-109.

Nesci, Catherine et Kathryne Adair, « PromĂ©thĂ©a moderne. CrĂ©ation, rĂ©bellion et pouvoir dans le roman fĂ©minin Â», Tangence, no 94, automne 2010, p. 61-85.

Pelletier, Sophie, Rachilde : dĂ©cadence et transgression dans Monsieur VĂ©nus et La Marquise de Sade, mĂ©moire de maĂźtrise, UniversitĂ© de MontrĂ©al, 2006.

RĂ©pertoire des citations

Jeux de pouvoir et de classe

Page 31 : « Marie eut un rictus mauvais. Elle gardait son opinion. Quand elle songeait Ă  cette femme de la haute, toutes les scĂšnes de vice qu’elle avait vĂ©cues lui remontaient en fumĂ©es malsaines Ă  la tĂȘte, et elle voyait alors le monde entier aussi plat que l’était naguĂšre son lit de prostituĂ©e aprĂšs le dĂ©part du dernier amant. Â»

Page 49 : « Marie avait la lettre dans sa poche, elle Ă©tait bien persuadĂ©e maintenant que cette folle ne rĂ©sisterait pas, qu’elle leur reviendrait plus sage, plus protectrice, plus cossue enfin, selon son expression faubourienne, et alors on verrait cascader de nouvelles splendeurs. Sangdieu ! Les millions se figeraient autour du petit comme la gelĂ©e autour d’une daube ; il porterait tous les jours des habits de noce ; elle traĂźnerait, dans ses cuisines nausĂ©abondes, des robes de moire. Il serait monsieur, elle serait madame ! La lettre contenait peu de phrases, mais elle expliquait une foule de choses trĂšs clairement :

“Viens, avait Ă©crit la fille avec des fautes d’orthographe et de l’encre bleue. Viens ! chĂšre femme de ton petit Jacques
 Je me languis sans toi
 nous avons fini les trois cents francs, et j’ai Ă©tĂ© obligĂ© de faire vendre par Marie un pot qui avait un serpent dessus. C’est triste de se voir si vite abandonnĂ© quand on a goĂ»tĂ© le ciel
 Tu me comprends, n’est-ce pas ? Je crois que je vais tomber malade. Pour ma sƓur, elle tousse toujours. Ton amour jusqu’à plus soif, JACQUES.” Â»

Pages 57-58 : « Elle frottait son pied sur le tapis du boudoir, Ă©prouvant une joie intime Ă  salir un peu la haute, et elle secouait son parapluie dĂ©teint, dont elle n’avait pas voulu se sĂ©parer. Raoule marcha droit au bonheur du jour qui se trouvait en face d’elle ; d’un revers de main, elle Ă©carta la fille comme on jette de cĂŽtĂ© une loque, lorsqu’elle va vous cingler la figure.

– J’ai mille francs, là
 je vous en enverrai mille autres, ce soir
 mais ne restez pas une seconde de plus
 je ne connais pas votre frĂšre
 j’ignore oĂč il demeure
 vous
 je ne sais pas votre nom. Prenez et sortez ! Â»

Page 72 : « â€“ Mademoiselle est servie ! dĂ©clara Marie Silvert lui tirant une rĂ©vĂ©rence comme si rien ne devait Ă©tonner cette fille. Raoule alla vers la table, sur laquelle fumait un plat, et dĂ©posa, Ă  cĂŽtĂ© d’une serviette roulĂ©e, une pile de piĂšces d’or.

– C’est son couvert, je crois ? dit-elle d’un ton trĂšs calme et en regardant Marie qui ne bronchait pas.

– Oui, je vous ai mis l’un devant l’autre.

– C’est bien, rĂ©pliqua Raoule de la mĂȘme voix indiffĂ©rente, je vous souhaite, Ă  tous les deux, le meilleur des appĂ©tits !

Et elle sortit, en remettant son gant. Â»

Page 102 : « â€“ Tu seras mon esclave, Jacques, si l’on peut appeler esclavage l’abandon dĂ©licieux que tu me feras de ton corps.

Jacques voulut l’entraĂźner, elle lui rĂ©sista.

– Le jures-tu ?... interrogea-t-elle d’un ton devenu impĂ©rieux.

– Quoi ?... Tu es folle !...

– Suis-je le maĂźtre, oui ou non ! s’écria Raoule se redressant tout Ă  coup, le regard dur et les narines ouvertes. Â»

Page 107 : « Une vie Ă©trange commença pour Raoule de VĂ©nĂ©rande, Ă  partir de l’instant fatal oĂč Jacques Silvert, lui cĂ©dant sa puissance d’homme amoureux, devint sa chose, une sorte d’ĂȘtre inerte qui se laissait aimer parce qu’il aimait lui-mĂȘme d’une façon impuissante. Car Jacques aimait Raoule avec un vrai cƓur de femme. Il l’aimait par reconnaissance, par soumission, par un besoin latent de voluptĂ©s inconnues. Il avait cette passion d’elle comme on a la passion du haschich, et maintenant il la prĂ©fĂ©rait de beaucoup Ă  la confiture verte. Il se faisait une nĂ©cessitĂ© naturelle des habitudes dĂ©gradantes qu’elle lui donnait. Â»

Pages 123-124 : « â€“ Ma chĂšre amie, dit-il, Ă©vitant de la regarder en face, je crois que l’esclandre vous donne Ă  rĂ©flĂ©chir ; cette crĂ©ature, si avilie qu’elle soit, me paraĂźt trĂšs dangereuse
 prenez garde ! Si vous la chassez, aprĂšs-demain le Tout-Paris Ă©lĂ©gant pourrait bien connaĂźtre l’histoire de Jacques Silvert.

– Voulez-vous, au contraire, m’aider Ă  l’écraser, rĂ©pondit Raoule, livide de rage.

– Ma pauvre enfant ! vous connaissez mal la vĂ©ritable femelle. Il n’y a pas pour elle de mĂ©tamorphose possible. Je vous promets de l’apaiser, voilĂ  tout !

– Par quel moyen ? interrogea Raoule, fronçant le sourcil.

– Ceci est mon secret ; mais soyez sĂ»re que votre ami saura se dĂ©vouer.

Raoule eut un mouvement de rĂ©volte ; elle avait compris.

– On fait ce qu’on peut, riposta de Raittolbe.

Et il se retira, trĂšs digne. Â»

Page 126 : « La nature les a faites nues, ces victimes, et la sociĂ©tĂ© n’a instituĂ© pour elles que le vĂȘtement. Sans vĂȘtement, plus de distances, il n’y a que la diffĂ©rence de beautĂ© corporelle ; alors, quelquefois, c’est la prostituĂ©e qui l’emporte. Des philosophes chrĂ©tiens ont parlĂ© de la puretĂ© de l’intention, mais ils n’ont d’ailleurs jamais mis ce dernier point en question, pendant l’amoureuse lutte
 Au moins ne le pensons-nous pas ! Ils y eussent trouvĂ© trop de distractions. Raoule se vit donc au niveau de l’ancienne fille de joie
 et, comme supĂ©rioritĂ©, si elle avait celle de la beautĂ©, elle n’avait pas celle du plaisir : elle en donnait, mais n’en recevait pas. Â»

Pages 200-201 : « â€“ OĂč je veux en venir ? Je veux que tu dises Ă  ta Raoule que ses conditions ne sont pas les miennes. Je me fiche du chiffon de papier qu’elle m’a envoyĂ© comme de ma premiĂšre chemise. Il paraĂźt que je vous gĂȘne, mes tourtereaux ? On rougit de Marie Silvert ; il faut m’éloigner, m’envoyer Ă  la campagne, dans un coin ; eh bien, j’veux pas, moi ! Nous avons mangĂ© le pain dur ensemble, tu vas t’payer du poulet rĂŽti, j’en veux ma bonne part ou j’mets les pieds dans vos plats. Ah ! monsieur s’pavane du matin au soir, on l’attiffe comme une grue, y en a pas assez pour lui, quoi ! et faudrait que sa sƓur s’habille d’une loque, s’coiffe d’un chiffon, se nourrisse d’une croĂ»te. As-tu fini! Vous avez cru me coudre la bouche avec votre pension de six cents francs, plus souvent que je me laisserai faire ; Marie Silvert ne veut pas de vos rentes, ça la salirait ! Â»

La destruction du corps

Page 64 : « â€“ Je ne savais pas, moi ! Marie me certifiait que j’avais la fiĂšvre, sa fiĂšvre. Elle m’a donnĂ© une drogue et j’ai eu le dĂ©lire toutes les nuits, elle disait que c’était de la quinine ; je l’aurais bien retenue, seulement la poigne m’a manquĂ©. Ah ! vous pouvez le remballer votre atelier de malheur ! Dieu de Dieu !... Â»

Pages 141-142 : « â€“ Je vous dĂ©fends de me toucher, monsieur, fit-il froidement, Raoule ne le veut pas.

De Raittolbe, indignĂ©, renversa une chaise, sauta sur la maudite crĂ©ature dont la robe de velours lui semblait Ă  prĂ©sent les tĂ©nĂšbres d’un abĂźme et, arrachant l’appuie-main d’un chevalet, il frappa jusqu’à ce que la baguette fĂ»t en morceaux.

– Ah ! tu sauras ce que c’est qu’un vrai mĂąle, canaille !... hurlait de Raittolbe, saisi par une colĂšre aveugle dont il ne s’expliquait peut-ĂȘtre pas bien la violence, et il ajouta, voyant Jacques s’affaisser, tout meurtri :

– Et elle saura, la dĂ©pravĂ©e, qu’il n’y a qu’une façon, selon moi, de toucher les misĂ©rables de ton espĂšce !... Â»

Page 149 : « Marie se campa devant son frĂšre, se haussant sur les pointes :

– Si tu Ă©pouses Mlle de VĂ©nĂ©rande, une fille de la haute, riche Ă  millions, moi, ta sƓur, je pourrais bien me ranger, comme on dit, et devenir Mme la baronne de Raittolbe.

Jacques s’absorbait dans la contemplation d’une petite boĂźte d’écaille remplie de pĂąte verte.

– Tu crois !...

– J’en suis sĂ»re ; et dame, alors, on oublierait ensemble les mauvais jours, on serait tous de la belle sociĂ©tĂ©. Â»

Page 165 : « â€“ Vous avez revu Jacques ? demanda enfin le baron, affectant la plus complĂšte indiffĂ©rence.

Mlle de VĂ©nĂ©rande jouait avec un pistolet chargĂ© Ă  poudre, et ce fut avec une non moins complĂšte indiffĂ©rence qu’elle visa l’ex-officier au cƓur et tira. Un nuage de fumĂ©e les sĂ©para. Â»

Page 238 : « En effet, monsieur entrait quelques secondes plus tard.

Raoule s’élança avec un cri d’amour ; mais Jacques la repoussa brutalement.

– Qu’as-tu donc ? balbutia Raoule, affolĂ©e
 on dirait que tu es ivre !

– Je viens de chez ma sƓur, dit-il d’une voix saccadĂ©e
 de chez ma sƓur la prostituĂ©e
 et pas une de ces filles, tu m’entends ? pas une n’a pu faire revivre ce que tu as tuĂ©, sacrilĂšge !...

Il tomba, trĂšs lourd, sur la couche nuptiale, rĂ©pĂ©tant dans une grimace de dĂ©goĂ»t :

– Je les dĂ©teste, les femmes, oh ! je les dĂ©teste !

Raoule, atterrĂ©e, recula jusqu’au mur ; lĂ , elle s’affaissa sur elle-mĂȘme, Ă©vanouie. Â»

Pages 246-247 : « â€“ Baron, dit Mme Silvert d’une voix ferme, j’ai Ă©tĂ© surprise en flagrant dĂ©lit, mais mon mari ne veut pas un scandale public. Il vous attendra Ă  six heures, demain, avec ses tĂ©moins, au VĂ©sinet, sur la lisiĂšre du bois.

M. de Raittolbe s’inclina sans se tourner du cĂŽtĂ© de Jacques, dont le front Ă©tait baissĂ©.

– Il suffit, madame ! murmura-t-il ; seulement, le flagrant dĂ©lit ne peut pas ĂȘtre constatĂ© par votre mari, car Mme Silvert n’est pas coupable, je l’affirme !

Et il posa la main sur sa rosette de la LĂ©gion d’honneur.

– Je vous crois, monsieur !

Elle salua comme un adversaire et elle se retira, le bras passĂ© autour de la taille de Jacques. En franchissant le seuil du fumoir, elle se retourna :

– Ă€ mort ! jeta-t-elle simplement dans l’oreille de Raittolbe, qui la reconduisait. Â»


  1. Rebekkah Dilts, « “The Queen of Decadence” : Rachilde and Sado-Masochistic Feminism », Moveable Type, no 11, 2019, p. 10.↩

  2. Rachilde, Monsieur VĂ©nus, Paris, FĂ©lix Brossier Ă©diteur, 1889, p. VII. DorĂ©navant, les rĂ©fĂ©rences Ă  cet ouvrage seront indiquĂ©es entre parenthĂšses dans le corps du texte par le sigle MV, suivi du numĂ©ro de la page.↩

  3. Sophie Pelletier, Rachilde : dĂ©cadence et transgression dans Monsieur VĂ©nus et La Marquise de Sade, mĂ©moire de maĂźtrise, UniversitĂ© de MontrĂ©al, 2006, p. 27.↩

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𝑀𝑎𝑑𝑎𝑚𝑒 đžđ‘‘đ‘€đ‘Žđ‘Ÿđ‘‘đ‘Ž : la prostituĂ©e qui dĂ©borde

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𝑀𝑎𝑟𝑡ℎ𝑒, ℎ𝑖𝑠𝑡𝑜𝑖𝑟𝑒 𝑑’𝑱𝑛𝑒 𝑓𝑖𝑙𝑙𝑒 : la « vie plus effroyable que toutes les gĂ©hennes Â»