Transgression au fĂ©minin et subversion du đđđđ dans đżđđ đ·đđđđđđđđąđđ de Barbey dâAurevilly
PubliĂ© en 1874, Les Diaboliques1 de Barbey dâAurevilly marque lâimaginaire de lâĂ©poque : dĂšs sa parution, la police saisit 480 exemplaires imprimĂ©s, lâauteur Ă©vite de peu un procĂšs pour atteinte aux mĆurs et lâĆuvre est retirĂ©e de la vente. Les Diaboliques, considĂ©rĂ©e comme lâune des Ćuvres les plus importantes dâAurevilly, laquelle il passa plus de deux dĂ©cennies Ă Ă©crire, est composĂ©e de six nouvelles : « Le rideau cramoisi », « Le plus bel amour de Don Juan », « Le bonheur dans le crime », « Le dessous de cartes dâune partie de whist », « Ă un dĂźner dâathĂ©es », ainsi que « La vengeance dâune femme »2. Dans la prĂ©sente note de lecture, il sera question seulement des quatre derniĂšres nouvelles du recueil, qui permettent de mettre Ă jour les liens inextricables qui unissent la notion de care Ă la celle de gender.
Les Diaboliques sont ces protagonistes fĂ©minines qui peuplent les diffĂ©rents univers du recueil, caractĂ©risĂ©s par la mise en scĂšne dâune noblesse dĂ©chue suite aux contrecoups des diverses rĂ©volutions françaises du XIXe siĂšcle. Les protagonistes des nouvelles â Hauteclaire (BC), Mme de Stasseville (DCPW), la Rosalba dite la Pudica (DA), la duchesse de Sierra-Leone (VF) â sont reprĂ©sentĂ©es Ă travers le regard masculin, la narration Ă©tant presque toujours prise en charge par un homme, voire plusieurs, tels le docteur Torty (BC) et le conteur (DCPW), qui tous deux livrent leur rĂ©cit Ă un narrateur inconnu, dans une perspective doublement masculine. Les hĂ©roĂŻnes des nouvelles sont ainsi toujours prĂ©sentĂ©es comme des femmes fatales, trĂšs sensuelles, dont les vĂ©ritables pensĂ©es sont inaccessibles aux narrateurs : elles deviennent des femmes de lâambiguĂŻtĂ©, des femmes de lâentre-deux rĂ©guliĂšrement comparĂ©es Ă la figure du « Sphinx » (D, 97, 170, 209, 296, 297), dont les actions sont caractĂ©risĂ©es par le mystĂšre et le non-dit. Ces personnages, bien que leurs intentions soient voilĂ©es aux yeux des narrateurs, sont toujours placĂ©s sous le signe du Mal : « le Diable apprend aux femmes ce quâelles sont, ou plutĂŽt elles lâapprendraient au Diable, sâil pouvait lâignorer⊠» (BC, 175). Ce sont des figures dominantes et puissantes qui sont mises en scĂšne dans Les Diaboliques, des femmes dĂ©finies par la poursuite dâune passion destructrice pour laquelle elles nâhĂ©siteront pas Ă devenir malĂ©fiques, meurtriĂšres et infanticides ; des femmes Ă©masculantes et Ă©nigmatiques qui prĂ©sentent une menace aux yeux des hommes, lesquels nâhĂ©siteront pas Ă dĂ©grader, mutiler ou faire disparaĂźtre leurs corps profanĂ©s. Ainsi, ces femmes fatales aux hommes, qui oscillent toujours entre le sublime de leur beautĂ© et leurs scandaleuses intentions nĂ©fastes, sont confinĂ©es au silence par les protagonistes masculins et les narrateurs Ă travers la destruction et le chĂątiment charnels.
Féminités déviantes
Les protagonistes Ă©chappent aux narrateurs des nouvelles, elles sont des crĂ©atures ambivalentes qui sâinscrivent dans le rĂ©cit par les Ă©chos qu'elles entretiennent avec des femmes, imaginaires ou rĂ©elles, du passĂ©. Ă travers les discours des narrateurs, les femmes sont des objets du regard, objets splendides et mystĂ©rieux, dont la beautĂ© fascinante rappelle les plus grandes Ćuvres dâart. Ainsi, Hauteclaire « faisait penser Ă la grande Isis noire du MusĂ©e Ăgyptien » (BC, 142), la Rosalba a « la figure dâune des plus cĂ©lestes madones de RaphaĂ«l » (DA, 292) et la duchesse de Sierra-Leone « rappelait la Judith de Vernet » (VF, 319). Mais cette maniĂšre dâaffilier les femmes des nouvelles Ă des figures artistiques est Ă double tranchant : la filiation positive de leur beautĂ© sâallie Ă une filiation nĂ©gative de figures historiques et mythiques malĂ©fiques rĂ©vĂ©lant la duplicitĂ© des protagonistes. Hauteclaire « a moins lâair dâune Baucis que dâune lady Macbeth » (BC, 146), Rosalba est la « CircĂ© antique » (DA, 294) et la duchesse de Sierra-Leone est « Messaline » (VF, 321). La fĂ©minitĂ© dĂ©viante des protagonistes des nouvelles est Ă©galement associĂ©e Ă lâanimalitĂ© dans l'Ćuvre, puisquâelles ne sont ni complĂštement femmes, ni complĂštement humaines : Hauteclaire « Ă©tait comme une panthĂšre humaine » (BC, 143), le corps de la Rosalba Ă©tait « tordu, comme un serpent coupĂ© » (DA, 306), la duchesse de Sierra-Leone Ă©tait une « Gorgone [âŠ] devenue touchante » (VF, 340). Les personnages fĂ©minins deviennent des monstres aux yeux des narrateurs, des crĂ©atures dont la bestialitĂ© de leurs crimes sâinscrit Ă mĂȘme leur corps. LâambiguĂŻtĂ© des protagonistes se manifeste Ă©galement dans le trouble dans le genre quâelles peuvent afficher.
Les nouvelles prĂ©sentent des femmes de la marge, qui ne correspondent pas Ă une fĂ©minitĂ© traditionnelle : on assiste Ă un brouillage du genre fĂ©minin, souvent par lâexcĂšs ou lâhyperbole. Puisque lâimaginaire de la fĂ©minitĂ© est reprĂ©sentĂ© par l'univocitĂ© dans l'Ćuvre dâAurevilly : la femme se doit dâĂȘtre passive, silencieuse et soumise aux rĂŽles genrĂ©s qui lui sont attribuĂ©s, soit la mĂšre, la femme mariĂ©e, la femme pratiquante. Hauteclaire, maĂźtresse dâune salle dâarmes, Ă©galement connue sous le nom dâEulalie, femme de chambre de la comtesse de Savigny, sâinscrit sous le signe de lâandrogynie. Elle est dĂ©finie par le dĂ©doublement, autant identitaire que genrĂ©, qui est particuliĂšrement perceptible par sa maniĂšre de manier lâacier : « MĂȘme lâacier des aiguilles allait bien Ă cette diablesse de fille faite pour lâacier, et qui, au Moyen Ăge, aurait portĂ© la cuirasse » (BC, 176). Les traits masculins de Hauteclaire sont marquĂ©s par une force et une fiertĂ© incomparables mises en relief par son amant, le comte de Savigny, emportĂ© souvent par l'affect, trait fĂ©minin par excellence : « dans le rapprochement de ce beau couple, câĂ©tait la femme qui avait les muscles, et lâhomme qui avait les nerfs⊠» (BC, 142-143). La Rosalba diffĂšre en tout de Hauteclaire dans le recueil, oĂč lâandrogynie de lâune est mise en opposition avec lâexcĂšs de fĂ©minitĂ© de lâautre. Cette fĂ©minitĂ© excessive, chez Rosalba, est en fait lâintrication oxymorique de deux qualitĂ©s intrinsĂšquement fĂ©minines : « du Diable, de fricasser, lâune aprĂšs lâautre, la voluptĂ© dans la pudeur et la pudeur dans la voluptĂ©, et de pimenter, avec un condiment cĂ©leste, le ragoĂ»t infernal des jouissances quâune femme puisse donner Ă des hommes mortels » (DA, 289). Cet excĂšs de fĂ©minitĂ© est tel que Rosalba devient une source de fascination pour les hommes, alors qu'elle est comparĂ©e Ă une enchanteresse, avec des « effets dâencharmement » (DA, 292), une CircĂ© qui transforme les hommes en bĂȘtes ; elle est cette femme dangereuse qui possĂšde un pouvoir malĂ©fique sur les personnages masculins. La fĂ©minitĂ© ambiguĂ« de la duchesse de Sierra-Leone se situe pour sa part du cĂŽtĂ© du contraste, alors que sa fĂ©minitĂ© est intriquĂ©e Ă sa position sociale. Câest la contamination entre les diffĂ©rentes classes sociales investies par la duchesse qui dĂ©termine sa fĂ©minitĂ© marginale, c'est-Ă -dire une fĂ©minitĂ© qui ne se cantonne pas dans lâune des catĂ©gories destinĂ©es Ă la femme dans le recueil, mais bien plusieurs :
Souffletant contraste ! cette fille avait la taille de son mĂ©tier ; elle nâen avait pas la figure. Ce corps de courtisane, qui disait si Ă©loquemment : Prends ! â cette coupe dâamour aux flancs arrondis qui invitait la main et les lĂšvres, Ă©taient surmontĂ©s dâun visage qui aurait arrĂȘtĂ© le dĂ©sir par la hauteur de sa physionomie, et pĂ©trifiĂ© dans le respect la voluptĂ© la plus brĂ»lante (DA, 319).
La fĂ©minitĂ© scandaleuse de la duchesse ne dĂ©coule pas de la prostitution en tant que telle, mais bien du fait quâelle semble appartenir Ă deux classes sociales et fĂ©minines distinctes qui doivent Ă©viter tout contact pour le bon fonctionnement de la sociĂ©tĂ© : elle est Ă la fois duchesse et courtisane, deux figures dichotomiques inscrites Ă mĂȘme son corps. Alors que Hauteclaire se situe du cĂŽtĂ© de la fragmentation et de la division, la Rosalba est caractĂ©risĂ©e par lâaccumulation et la duchesse par le contraste : les protagonistes des nouvelles dĂ©bordent de la catĂ©gorie du fĂ©minin prĂŽnĂ©e par la narration. Et câest parce que les femmes des nouvelles sont caractĂ©risĂ©es par une fĂ©minitĂ© dĂ©viant de la norme quâelles seront incapables de se conformer aux diffĂ©rents rĂŽles du care quâelles sâapproprieront, alors que le souci dâautrui fait partie des qualitĂ©s supposĂ©es intrinsĂšquement fĂ©minines.
LâĂ©chec de la maternitĂ©
La fĂ©minitĂ© marginale des protagonistes culmine dans la transgression de la maternitĂ©. La mĂšre est la figure par excellence du care, qui est une pratique traditionnellement associĂ©e aux femmes, dans la mesure oĂč elles sont supposĂ©es remplir un destin biologique par la procrĂ©ation, dans un souci de lâautre et un dĂ©vouement total Ă leur progĂ©niture. Ce rĂŽle conventionnel est rejetĂ© par les protagonistes des nouvelles. Elles se dĂ©vouent plutĂŽt Ă elles-mĂȘmes et Ă leurs passions destructrices, alors qu'elles sont dans lâincapacitĂ© dâĂȘtre dans la sollicitude et de prendre soin des autres, encore moins de leurs enfants. Lâinstinct maternel brille par son absence chez Hauteclaire, qui refuse la maternitĂ©, puisque lâamour quâelle partage avec le comte de Savigny les comble. Le docteur Torty, le narrateur de leur rĂ©cit, lâaffirme dans son discours Ă lâautre narrateur anonyme : « Vous savez comme moi que les ĂȘtres qui sâaiment trop (le cynique docteur dit un autre mot) ne font pas dâenfants » (BC, 174). Ce refus dâavoir des enfants est perçu comme une transgression de lâordre naturel au profit dâun amour Ă©gocentrique qui ne peut accueillir autrui en son sein. Le couple de Hauteclaire et du comte de Savigny est fondĂ© sur lâandrogynie, au sens que lui donne Aristophane dans Le Banquet de Platon, sur la fusion entre le fĂ©minin et le masculin, dans un Ă©quilibre qui ne peut ĂȘtre dĂ©fait par une prĂ©sence tierce : « Je nâen veux pas ! fit-elle impĂ©rieusement. Jâaimerais moins Serlon. Les enfants, ajouta-t-elle avec une espĂšce de mĂ©pris, sont bons pour les femmes malheureuses ! » (BC, 189).
Les autres protagonistes du recueil de nouvelles, qui ont pour leur part donnĂ© naissance Ă des enfants, contaminent ceux-ci de leurs qualitĂ©s dĂ©lĂ©tĂšres : les corps de leurs enfants, qui se situent du cĂŽtĂ© de la puretĂ© et de lâinnocence, sont finalement sacrifiĂ©s au nom des passions dĂ©vastatrices de leurs mĂšres. Mme de Stasseville, dont les intentions resteront toujours impĂ©nĂ©trables pour le narrateur, commet lâinfanticide puisquâelle « sâĂ©tait prise dâune haine pour sa fille, qui nâa pas peu contribuĂ© Ă la faire mourir » (DCPW, 237). Or, ce nâest pas seulement un infanticide que commet Mme de Stasseville, mais bien deux. Le deuxiĂšme infanticide est annoncĂ© dans le rĂ©cit alors que, vers la fin de sa vie, Mme de Stasseville, femme sĂšche et froide qui nâa jamais aimĂ© les fleurs, traĂźne depuis peu Ă sa ceinture un bouquet de rĂ©sĂ©das, fleur dont « elle en rompait les tiges pour les mĂąchonner » (DCPW, 238) :
Ces rĂ©sĂ©das venaient dâune magnifique jardiniĂšre que Mme de Stasseville avait dans son salon. Oh ! Le temps nâĂ©tait plus oĂč les odeurs lui faisaient mal. Nous lâavions vue ne pouvoir les souffrir, depuis ses derniĂšres couches, pendant lesquelles on avait failli la tuer, nous contait-elle langoureusement, avec un bouquet de tubĂ©reuses. Ă prĂ©sent, elle les aimait et les recherchait avec fureur. [âŠ] Une fois morte, et quand il a fallu fermer son salon, [âŠ] on a voulu mettre ces beaux rĂ©sĂ©das en pleine terre et lâon a trouvĂ© dans la caisse, devinez quoi !... le cadavre dâun enfant qui avait vĂ©cu (DCPW, 238-239).
Mme de Stasseville commet symboliquement le cannibalisme en dĂ©vorant le corps de sa propre progĂ©niture, en mĂąchant les fleurs qui figurent un dĂ©goĂ»t de la maternitĂ©, motivĂ©e par une passion dĂ©vorante pour son amant et meurtriĂšre pour ses propres enfants. Mais câest avec la Rosalba que la profanation des enfants est la plus choquante. Alors que la major Ydow et la Rosalba sont en altercation parce que cette derniĂšre refuse de lui dĂ©voiler le contenu d'une lettre destinĂ©e Ă un autre, leur diffĂ©rend prend des proportions dĂ©mesurĂ©es :
â Eh bien ! puisque tu le veux, le voilĂ , le cĆur de ton marmot, catin dĂ©hontĂ©e ! dit le major. Et il lui battit la figure de ce cĆur quâil avait adorĂ©, et le lui lança Ă la tĂȘte comme un projectile. LâabĂźme appelle lâabĂźme, dit-on. Le sacrilĂšge crĂ©a le sacrilĂšge. La Pudica, hors dâelle, fit ce quâavait fait le major. Elle rejeta Ă sa tĂȘte le cĆur de cet enfant, quâelle aurait peut-ĂȘtre gardĂ© sâil nâavait pas Ă©tĂ© de lui, lâhomme exĂ©crĂ©, Ă qui elle voulut rendre torture pour torture, ignomie pour ignomie ! Câest la premiĂšre fois, certainement, que si hideuse chose se soit vue ! un pĂšre et une mĂšre se souffletant tour Ă tour le visage, avec le cĆur mort de leur enfant ! (DA, 305-306)
Lâenfant, loin dâĂȘtre lâobjet de la sollicitude de la mĂšre, devient un objet Ă dĂ©grader, alors que le don de soi attendu de la figure maternelle est plutĂŽt dĂ©tournĂ© pour devenir l'immolation de l'enfant au profit de la passion charnelle de la femme.
La maternitĂ©, dans lâĆuvre de Barbey dâAurevilly Ă lâĂ©tude, est transgressĂ©e ; elle est prĂ©sentĂ©e comme monstrueuse par le sacrilĂšge des mĂšres qui, telle MĂ©dĂ©e dans lâAntiquitĂ© grecque, profanent les corps de leur progĂ©niture.
DĂ©tournement du care
Les femmes peuplant lâimaginaire dâAurevilly occupent dâautres rĂŽles emblĂ©matiques du care, en Ă©tant cependant toujours au service dâune passion individuelle plutĂŽt quâau service dâautrui. Les protagonistes des diffĂ©rentes nouvelles endossent les rĂŽles du care pour voiler leurs vĂ©ritables intentions. Hauteclaire joue le rĂŽle de femme de chambre lui permettant non seulement de masquer ses motifs, mais Ă©galement son identitĂ©. Ainsi, le jour, elle est Eulalie, une femme de chambre dĂ©vouĂ©e Ă soigner la comtesse, et le soir, elle est Hauteclaire, lâamante du comte de Serlon. Bien quâelle semble prendre soin de la comtesse, malade depuis plusieurs mois, ses intentions sont plutĂŽt contraires : elle empoisonnera celle-ci, en faisant passer lâacte meurtrier pour une erreur, une confusion entre les fioles du mĂ©dicament et celles du poison, dĂ©tournant son rĂŽle de soignante dĂ©vouĂ©e au rĂ©tablissement de lâautre. Et de la mĂȘme maniĂšre, la comtesse, censĂ©e ĂȘtre au service de son mari, dĂ©voile dans lâapproche de la mort ses vĂ©ritables intentions :
Il sâagit du comte de Savigny. Je ne veux pas, quand je serai morte, que le comte de Savigny passe pour lâassassin de sa femme. Je ne veux pas quâon le traĂźne en cour dâassises, quâon lâaccuse de complicitĂ© avec une servante adultĂšre et empoisonneuse ! Je ne veux pas que cette tache reste sur ce nom de Savigny, que jâai portĂ©. Oh ! sâil ne sâagissait que de lui, il est digne de tous les Ă©chafauds ! Mais lui, je lui mangerais le cĆur ! Mais il sâagit de nous tous, gens comme il faut du pays ! Si nous Ă©tions encore ce que nous devrions ĂȘtre, jâaurais fait jeter cette Eulalie dans une des oubliettes du chĂąteau de Savigny, et il nâen aurait plus Ă©tĂ© question jamais ! Mais, Ă prĂ©sent, nous ne sommes plus les maĂźtres chez nous. Nous nâavons plus notre justice expĂ©ditive et muette, et je ne veux pour rien des scandales et des publicitĂ©s de la vĂŽtre, docteur ; et jâaime mieux les laisser dans les bras lâun de lâautre, heureux et dĂ©livrĂ©s de moi, et mourir enragĂ©e comme je meurs, que de penser, en mourant, que la noblesse de V⊠aurait lâignominie de compter un empoisonneur dans ses rangs (BC, p. 180-181).
Bien quâelle dĂ©tourne lâobjet de sa sollicitude, censĂ© ĂȘtre dirigĂ© envers son mari selon les attentes de la sociĂ©tĂ© sur le rĂŽle de la femme mariĂ©e, câest tout de mĂȘme la comtesse de Savigny que lâon peut le plus associer au care dans tout le recueil, Ă travers le don de soi pour autrui, pour son propre nom et celui de la noblesse. Alors quâelle aurait pu ĂȘtre sauvĂ©e par le docteur Torty, le deuxiĂšme narrateur de ce rĂ©cit, elle choisit plutĂŽt la mort, pour protĂ©ger les ruines dâune noblesse dĂ©jĂ affaiblie, et elle est ainsi au service dâune cause qui dĂ©passe son individualitĂ©. Lâaccomplissement du meurtre enclenche donc un processus de dĂ©voilement des intentions, de lâidentitĂ©, et de la vĂ©ritable place de Hauteclaire : « Lorsque je vis la fausse Eulalie parfaitement comtesse, elle me reçut comme si elle lâavait Ă©tĂ© toute sa vie. Elle se souciait bien que jâeusse dans la mĂ©moire le souvenir de son tablier blanc et de son plateau ! âJe ne suis plus Eulalie, me dit-elle ; â je suis Hauteclaire, Hauteclaire heureuse dâavoir Ă©tĂ© servante pour luiâŠâ » (BC, 186). Hauteclaire utilise ainsi le rĂŽle de la femme de chambre comme une mascarade, un masque portĂ© au dĂ©triment des autres.
De la mĂȘme maniĂšre, la duchesse de Sierra-Leone devient prostituĂ©e non dans le but de vendre ses services aux hommes, mais plutĂŽt dâassouvir sa propre vengeance :
Avec ma vie ignominieuse de tous les soirs, il arrivera bien quâun jour la putrĂ©faction de la dĂ©bauche saisira et rongera enfin la prostituĂ©e, et quâelle ira tomber par morceaux et sâĂ©teindre dans quelque honteux hĂŽpital ! Oh ! alors, ma vie sera payĂ©e ! ajouta-t-elle, avec lâenthousiasme de la plus affreuse espĂ©rance ; â alors, il sera temps que le duc de Sierra-Leone apprenne comment sa femme, la duchesse de Sierra-Leone, aura vĂ©cu et comment elle meurt ! Tressignies nâavait pas pensĂ© Ă cette profondeur dans la vengeance, qui dĂ©passait tout ce que lâhistoire lui avait appris. Ni lâItalie de XVIe siĂšcle, ni la Corse de tous les Ăąges, ces pays renommĂ©s pour lâimplacabilitĂ© de leurs ressentiments, nâoffraient Ă sa mĂ©moire un exemple de combinaison plus rĂ©flĂ©chie et plus terrible que celle de cette femme, qui se vengeait Ă mĂȘme elle, Ă mĂȘme son corps comme Ă mĂȘme son Ăąme ! (VF, p. 338-339).
Encore une fois, lâendossement d'un rĂŽle du care est exercĂ© Ă un autre escient que celui du souci dâautrui, il est plutĂŽt prĂ©sentĂ© comme une façade. La prostitution, qui met au service le corps de la duchesse, est utilisĂ©e pour dĂ©truire une personne en particulier, pour tacher son nom, et non pas pour amener l'homme vers la jouissance.
La subversion des rĂŽles du care par les personnages fĂ©minins des nouvelles sâinscrit dans la mĂȘme veine que leur transgression de la maternitĂ© et leur dĂ©viance du genre fĂ©minin : les femmes aurevilliennes sont des crĂ©atures hybrides, mi-femme mi-animale, des femmes monstrueuses qui nâhĂ©siteront pas Ă devenir criminelles, sous le couvert de soins prodiguĂ©s Ă autrui, pour assouvir leurs passions, leur amour dĂ©vorant ou leur vengeance exterminatrice.
Lâeffacement de la parole fĂ©minine
Les nouvelles du recueil sont marquĂ©es par la violence, puisque les protagonistes sont chĂątiĂ©es non seulement pour leur fĂ©minitĂ© dĂ©viante, mais Ă©galement parce quâelles tentent de prendre la parole : sous les diffĂ©rents masques du care que les femmes endossent, c'est un dĂ©sir de prendre en main leur propre rĂ©cit qui est dĂ©voilĂ©. Ce sont cependant les personnages masculins, les narrateurs des nouvelles, qui dĂ©tiennent le pouvoir du langage ; et câest le silence des personnages fĂ©minins qui garantit aux hommes ce pouvoir langagier. Le silence est obtenu par la mise Ă mort, le massacre et la mutilation des diffĂ©rentes protagonistes des nouvelles, des femmes dangereuses qui menacent de sâemparer du discours.
Hauteclaire, seul personnage fĂ©minin Ă ne pas ĂȘtre puni pour son crime, orchestre la mise Ă mort de la comtesse en lâempoisonnant avec « une bouteille dâencre double » (BC, 177), et investit sa place â amoureuse, sociale, politique â par la suite. Cette mort causĂ©e par lâencre est symbolique : la comtesse ne fait plus couler l'encre, elle disparait de la narration. La Rosalba est mutilĂ©e par son compagnon alors quâelle refuse de lui montrer une lettre quâelle Ă©crit Ă un amant : « La Pudica, terrassĂ©e, Ă©tait tombĂ©e sur la table oĂč elle avait Ă©crit [âŠ]. Cette table Ă Ă©crire, la bougie allumĂ©e, la cire Ă cĂŽtĂ©, toutes ces circonstances avaient donnĂ© au major une idĂ©e infernale, â lâidĂ©e de cacheter cette femme, comme elle avait cachetĂ© sa lettre. â Sois punie par oĂč tu as pĂ©chĂ©, fille infĂąme! â cria-t-il (DA, 306). La Rosalba est massacrĂ©e par lâhomme alors quâelle tente de prendre la parole par le biais de l'Ă©criture, et sa mise au silence passe par le cachetage de son corps : elle est « fermĂ©e » par lâhomme, qui lui refuse le droit Ă lâĂ©criture, le droit au langage. Et ce droit au langage que sâarroge lâhomme est Ă©galement le droit de soumettre lâautre, voire de lâanĂ©antir. Le corps de la duchesse de Sierra-Leone, pour sa part, nâest pas chĂątiĂ© par un personnage masculin, puisque son but Ă toujours Ă©tĂ© la destruction de son propre corps. La duchesse, une des seules narratrices des nouvelles, tente de contrĂŽler son propre rĂ©cit, sa vengeance reposant sur la diffusion de celui-ci : « Vous savez qui je suis, mais vous ne savez pas tout ce que je suis. Voulez-vous le savoir ? Voulez-vous savoir mon histoire ? Le voulez-vous ? reprit-elle avec une insistance exaltĂ©e. â Moi, je voudrais la dire Ă tous ceux qui viennent ici ! Je voudrais la raconter Ă toute la terre ! Jâen serais plus infĂąme, mais jâen serais mieux vengĂ©e » (VF, 328). Tressignies, le narrateur qui recueille lâhistoire, soumet la duchesse au silence par le refus de colporter son rĂ©cit. MĂȘme aprĂšs la mort de celle-ci, cette forme de domination masculine persiste, puisque le corps putrĂ©fiĂ© par la maladie vĂ©nĂ©rienne de la femme est dĂ©sormais illisible sauf pour le narrateur, porteur de la parole de la duchesse. Celui aurait pu rectifier le rĂ©cit portĂ© par le corps dĂ©composĂ© de la duchesse, un corps qui ne portait pas lâinscription de « fille repentie » (VF, 349), tel quâinscrit sur son catafalque, mais lâhistoire dâune femme vengeresse.
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Les personnages fĂ©minins des nouvelles de Barbey dâAurevilly sont des femmes qui tentent de dĂ©roger aux normes genrĂ©es attribuĂ©es au fĂ©minin, en sâarrogeant le droit Ă la parole, dans le but de poursuivre leurs passions destructrices sous le masque du care. En menaçant les hommes, vĂ©ritables dĂ©tenteurs du langage, elles finissent par ĂȘtre mutilĂ©es ou massacrĂ©es. Femmes Ă©masculantes et dangereuses, elles tentent de sâextirper dâun fĂ©minin rĂ©gi par une logique hĂ©tĂ©ronormative qui souhaite les confiner dans diverses tĂąches de care. Les Diaboliques, au contraire, ont dâautres projets en tĂȘte, dont celui de sâapproprier leur propre rĂ©cit.
Références bibliographiques
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(Le texte intégral est disponible sur wikisource :
https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Diaboliques/Texte_entier)
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Mitera, Ewelina, Portraits de femmes dans lâĆuvre de Jules Barbey dâAurevilly, thĂšse de doctorat, Katowice, UniversitĂ© de SilĂ©sie, 2015.
Mugnier-Manfredi, Françoise, « Lâeffacement du personnage fĂ©minin chez Barbey dâAurevilly », LittĂ©ratures, no 17, automne 1987, p. 101-108.
Peylet, GĂ©rard, « Entre 1832 et 1852, lâimage de la Femme dans quelques Ćuvres majeures de Barbey dâAurevilly », LittĂ©ratures, no 18, printemps 1988, p. 67-80.
Les Diaboliques : répertoire de citations
Féminités déviantes
« Le bonheur dans le crime »
Page 150 : « La Pointe-au-corps nâeut pas cet orgueil paternel de deux jumeaux ; mais il est vrai de dire quâil y avait de quoi tailler deux enfants dans le sien. »
Page 152 : « Leurs pĂšres et leurs frĂšres en parlaient avec Ă©tonnement, et admiration devant elles, et elles auraient voulu voir de prĂšs cette Saint-Georges femelle, dont la beautĂ©, disaient-ils, Ă©galait le talent dâescrime. »
Page 154 : « On lui avait beaucoup parlĂ© de la fameuse Hauteclaire Stassin, et il avait voulu voir ce miracle. Il la trouva ce quâelle Ă©tait, â une admirable jeune fille, piquante et provocante en diable dans ses chausses de soie tricotĂ©es, qui mettaient en relief ses formes de Pallas de Velletri. »
Page 161 : « Elle portait le costume des grisettes de la ville de VâŠ, et leur coiffe qui ressemble Ă un casque, et leurs longs tire-bouchons de cheveux tombant le long des joues, â ces espĂšces de tire-bouchons que les prĂ©dicateurs appelaient, dans ce temps-lĂ , des serpents. »
Page 167 : « Je finis mĂȘme par parler Ă la comtesse de cette Eulalie, que je voyais si naturellement circuler autour dâelle pendant mes visites, et qui me donnait froid dans le dos que donnerait un serpent. »
Page 169 : « Et lui, trouvant la chose audacieuse et piquante, laissait-il faire cette Putiphar dâune espĂšce nouvelle, qui, Ă toute heure, lui avivait la tentation ?... »
Page 170 : « Hauteclaire nâavait point de ces embarras, de ces prĂ©cautions Ă©pouvantĂ©es⊠Tentatrice comme elles le sont toutes, qui tenteraient Dieu dans son ciel, sâil y en avait un, et le Diable dans son enfer, elle semblait vouloir agacer, tous ensemble, et le dĂ©sir et le danger. »
Page 173-174 : « Il y eut un moment oĂč Savigny laissa tomber passionnĂ©ment son bras autour de cette taille d'amazone qui semblait faite pour toutes les rĂ©sistances et qui n'en fit pas⊠Et, la fiĂšre Hauteclaire se suspendant presque en mĂȘme temps au cou de Serlon, ils formĂšrent, Ă eux deux, ce fameux et voluptueux groupe de Canova qui est dans toutes les mĂ©moires, et ils restĂšrent ainsi sculptĂ©s bouche Ă bouche le temps, ma foi, de boire, sans sâinterrompre et sans reprendre, au moins une bouteille de baisers! »
Page 175 : « Ă VâŠ, quand elle y donnait des leçons dâarmes, les hommes lâappelaient entre eux : Mademoiselle EsaĂŒâŠ Â»
Page 183 : « Hauteclaire, que je supposais plus forte de caractĂšre que Serlon, Hauteclaire, que je croyais lâhomme des deux dans leurs rapports dâamants, voulait-elle rester dans ce chĂąteau oĂč on lâavait vue servante et oĂč lâon devait la voir maĂźtresse. »
« Le dessous de cartes dâune partie de whist »
Page 199 : « Les jeunes gens qui auraient pu sâinsulter, se prendre de querelle, ne se rencontraient point dans les lieux publics, qui sont des arĂšnes chauffĂ©es Ă rouge par la prĂ©sence et les yeux des femmes. »
Page 201 : « [âŠ] la seule chose qui eĂ»t, je ne dirai pas la physionomie dâune passion, mais enfin qui ressemblĂąt `du mouvement, Ă du dĂ©sir, Ă de lâintensitĂ© de sensation, dans cette sociĂ©tĂ© singuliĂšre oĂč les jeunes filles avaient quatre-vingts ans dâennui dans leurs Ăąmes limpides et introublĂ©es, câĂ©tait le jeu, la derniĂšre passion des Ăąmes usĂ©es. »
Page 221 : « Se voiler, nâest-ce pas mĂȘme une maniĂšre de se trahir ? Seulement, si elle avait les Ă©cailles fascinantes et la triple langue du serpent, elle en avait aussi la prudence. Rien donc nâaltĂ©ra lâĂ©clat et lâemploi fĂ©roces de sa plaisanterie habituelle. Souvent, quand on parlait de KarkoĂ«l devant elle, elle lui dĂ©cochait de ces mots qui sifflent et qui percent, et que Mlle de Beaumont, sa rivale dâĂ©pigrammes, lui enviait. »
Page 231 : « Ce quâil me disait ne mâĂ©tonnait pas. Les hommes sont ainsi faits, que, sans aucun mauvais dessein, sans pensĂ©e sinistre, ils aiment Ă avoir du poison chez eux, comme ils aiment Ă avoir des armes. Ils thĂ©saurisent les moyens dâextermination autour dâeux, comme les avares thĂ©saurisent les richesses. Les uns disent : Si je voulais dĂ©truire ! comme les autres : Si je voulais jouir ! »
« Ă un dĂźner dâathĂ©es »
Page 270 : « En ces sortes de repas dĂ©couronnĂ©s de femmes, les hommes les plus polis et les mieux Ă©levĂ©s perdent de leur charme de politesse et de leur distinction naturelle ; et quoi dâĂ©tonnant ? ⊠Ils nâont plus la galerie Ă laquelle ils veulent plaire, et ils contractent immĂ©diatement quelque chose de sans-gĂȘne, qui devient grossier au moindre attouchement, au moindre choc des esprits les uns par les autres. »
Page 271 : « La femme est lâĂ©ternel sujet de conversation des hommes entre eux, surtout en France, le pays le plus fat de la terre. Il y avait les femmes en gĂ©nĂ©ral et les femmes en particulier,â les femmes de lâunivers et celle de la porte Ă cĂŽtĂ©,â les femmes des pays que beaucoup de ces soldats avaient parcourus, en faisant les beaux dans leurs grands uniformes victorieux, et celles de la ville, chez lesquelles ils nâallaient peut-ĂȘtre pas, et quâils nommaient insolemment par nom et prĂ©nom, comme sâils les avaient intimement connues, sur le compte de qui, parbleu ! ils ne se gĂȘnaient pas, et dont, au dessert, ils pelaient en riant la rĂ©putation, comme ils pelaient une pĂȘche, pour, aprĂšs, en casser le noyau. »
Page 288 : « Mais de femmes Ă la façon de cette Rosalba, nous nâen avions pas mĂȘme lâidĂ©e. Nous Ă©tions accoutumĂ©s Ă de belles filles, si vous voulez, mais presque toujours du mĂȘme type, dĂ©cidĂ©, hardi, presque masculin, presque effrontĂ©; le plus souvent de belles brunes plus ou moins passionnĂ©es, qui ressemblaient Ă de jeunes garçons, trĂšs piquantes et trĂšs voluptueuses sous lâuniforme que la fantaisie de leurs amants leur faisait porter quelquefois⊠Si les femmes dâofficiers, lĂ©gitimes et honnĂȘtes, se reconnaissent des autres femmes par quelque chose de particulier, commun Ă elles toutes, et qui tient au milieu militaire dans lequel elles vivent, ce quelque-chose-lĂ est bien autrement marquĂ© dans les maĂźtresses. Mais, la Rosalba du major Ydow nâavait rien de semblable aux aventuriĂšres de troupes et aux suiveuses de rĂ©giment dont nous avions lâhabitude. »
Page 288-289 : « Au prendre ou au laisser, câĂ©tait certainement ce quâon peut appeler une belle fille, dans lâensemble de sa personne⊠Mais les philtres quâelle faisait boire nâĂ©taient point dans sa beauté⊠Ils Ă©taient ailleurs⊠Ils Ă©taient oĂč vous ne devineriez jamais quâils fussent⊠dans ce monstre dâimpudicitĂ© qui osait sâappeler Rosalba, qui osait porter ce nom immaculĂ© de Rosalba, quâil ne faudrait donner quâĂ lâinnocence, et qui, non contente dâĂȘtre la Rosalba, la Rose et Blanche, sâappelait encore la Pudique, la Pudica, par-dessus le marchĂ©! »
Page 293-294 : « La CircĂ© antique, qui changeait les hommes en bĂȘtes, nâĂ©tait rien en comparaison de cette Pudica, de cette Messaline-Vierge, avant, pendant et aprĂšs. Avec les passions qui brĂ»laient au fond de son ĂȘtre et celles dont elle embrasait tous ces officiers, peu dĂ©licats en matiĂšre de femmes, elle fut bien vite compromise, mais elle ne se compromit pas. Il faut bien entendre cette nuance. Elle ne donnait pas prise sur elle ouvertement par sa conduite. Si elle avait un amant, câĂ©tait un secret entre elle et son alcĂŽve. »
Page 296 : « Elle se roulait dans ses pudeurs et dans ses hontes, et elle restait là -dessous, au milieu de tous les désordres de sens soulevés, impénétrable comme le sphinx. »
« La vengeance dâune femme »
Page 319 : « Quand elle eĂ»t la tĂȘte nue, avec ses cheveux noirs, sa robe jaune, ses larges Ă©paules dont ses hanches dĂ©passaient encore la largeur, elle rappelait la Judith de Vernet (un tableau de ce temps), mais par le corps plus fait pour lâamour et le visage plus fĂ©roce encore. »
Page 321 : « Tressignies, qui rĂȘvait devant ce visage lâinassouvissement de Messaline, retomba dans la plate banalitĂ©. »
Page 322 : « Aussi, quand, trĂšs sĂ»re des bouleversements quâelle Ă©tait accoutumĂ©e Ă produire, elle vint impĂ©tueusement Ă lui, et quâelle lui poussa, Ă hauteur de la bouche, lâĂ©ventaire des magnificences savoureuses de son corsage, avec le mouvement retrouvĂ© de la courtisane qui tente le Saint dans le tableau de Paul VĂ©ronĂšse, Robert de Tressignies, qui nâĂ©tait pas un saint, eut la fringale⊠»
Page 324 : « Quelques mots en langue espagnole, que Tressignies, qui ne savait pas cette langue, ne comprit pas, mĂȘlĂ©s Ă ses cris de bacchante, lui semblĂšrent Ă lâadresse de ce portrait. »
Page 326 : « [âŠ] et, parmi ces Basquaises qui, en fait de beautĂ©, ne craignent la rivalitĂ© de personne, avec leurs tailles de canĂ©phores antiques et leurs yeux dâaigue-marine, si pĂąlement pers, une beautĂ© qui pourtant terrassait la leur. »
L'échec de la maternité
« Le bonheur dans le crime »
Page 189 : « â Et ils nâont jamais eu dâenfants, docteur ? lui dis-je. â Ah ! fit le docteur Torty, vous croyez que câest lĂ quâest la fĂȘlure, la revanche du Sort, et ce que vous appelez la vengeance ou la justice de Dieu ? Non, ils nâont jamais eu dâenfants. Souvenez-vous ! Une fois, jâavais eu lâidĂ©e quâils nâen auraient pas. Ils sâaiment trop⊠Le feu, qui dĂ©vore, consume et ne produit pas. Un jour, je le dis Ă Hauteclaire : â Vous nâĂȘtes donc pas triste de nâavoir pas dâenfant, madame la comtesse ? â Je nâen veux pas ! fit-elle impĂ©rieusement. Jâaimerais moins Serlon. Les enfants, ajouta-t-elle avec une espĂšce de mĂ©pris, sont bons pour les femmes malheureuses ! »
« Le dessous de cartes dâune partie de whist »
Page 238 : « [âŠ] que Mme de Stasseville, qui nâavait jamais rien aimĂ©, pas plus les fleurs que tout le reste, car je dĂ©fie de pouvoir dire quels Ă©taient les goĂ»ts de cette femme-lĂ , portait toujours vers la fin de sa vie un bouquet de rĂ©sĂ©das Ă sa ceinture, et quâen jouant au whist, et partout, elle en rompait les tiges pour les mĂąchonner. »
DĂ©tournement du care
« Le bonheur dans le crime »
Page 177 : « â EmpoisonnĂ©e ! mâĂ©criai-je. â⊠Par sa femme de chambre, Eulalie, qui avait pris une fiole lâune pour lâautre et qui, disait-on, avait fait avaler Ă sa maĂźtresse une bouteille dâencre double, au lieu dâune mĂ©decine que jâavais prescrite. »
« Ă un dĂźner dâathĂ©es »
Page 274-275 : « On lâappelait la Tesson⊠JosĂ©phine Tesson, si jâai bonne mĂ©moire, une grosse maflĂ©e, â une espĂšce de Marie Alacoque pour le tempĂ©rament sanguin, â lâĂąme damnĂ©e des chouans et des prĂȘtres, qui lui avaient allumĂ© le sang, qui lâavaient fanatisĂ©e et rendue folle⊠Elle passait sa vie Ă les cacher, les prĂȘtres⊠Quand il sâagissait dâen sauver un, elle eĂ»t bravĂ© trente guillotines. Ah !, les ministres du Seigneur ! comme elle les nommait, elle les cachait chez elle, et partout. Elle les eĂ»t cachĂ©s sous son lit, dans son lit, sous ses jupes, et, sâils avaient pu y tenir, elle les aurait tous fourrĂ©s et tassĂ©s, le Diable mâemporte ! lĂ oĂč elle avait mis leur boĂźte Ă hosties â entre ses tĂ©tons ! »
Page 275-276 : « Il y en eut un qui, tentĂ© par ses maĂźtres avant-postes de chair vive, voulut prendre des libertĂ©s avec elle ; mais il nâen fut pas le bon marchand, car elle lui imprima ses dix griffes sur la figure, Ă une telle profondeur quâil a dĂ» en rester marquer pour toute sa vie ! Seulement, tout en sang quâelle le mĂźt, le mĂątin ne lĂącha pas ce quâil tenait, et il arracha la boĂźte Ă bons dieux quâil avait trouvĂ© dans sa gorge ; et jây comptai bien une douzaine dâhosties que, malgrĂ© ses cris et ses ruĂ©es, car elle se rua sur nous comme une furie, je fis jeter immĂ©diatement dans lâauge aux cochons. »
L'effacement de la parole féminine
« à un dßner d'athées »
Page 306 : « [âŠ] quand un cri comme je nâen ai jamais entendu, ni vous non plus, Messieurs, â et nous en avons pourtant entendu dâassez affreux sur les champs de bataille! â me donna la force dâenfoncer la porte du placard, et je vis⊠ce que je ne reverrai jamais! La Pudica, terrassĂ©e, Ă©tait tombĂ©e sur la table oĂč elle avait Ă©crit, et le major lây retenait dâun poignet de fer, tous voiles relevĂ©s, son beau corps Ă nu, tordu, comme un serpent coupĂ©, sous son Ă©treinte. Mais que croyez-vous quâil faisait de son autre main, Messieurs?⊠Cette table Ă Ă©crire, la bougie allumĂ©e, la cire Ă cĂŽtĂ©, toutes ces circonstances avaient donnĂ© au major une idĂ©e infernale, â lâidĂ©e de cacheter cette femme, comme elle avait cachetĂ© sa lettre â et il Ă©tait dans lâacharnement de ce monstrueux cachetage, de cette effroyable vengeance dâamant perversement jaloux! â Sois punie par oĂč tu as pĂ©chĂ©, fille infĂąme! â cria-t -il.»
« La vengeance dâune femme »
Page 312 : « Câest ce genre de tragique dont on a voulu donner ici un Ă©chantillon, en racontant lâhistoire dâune vengeance de la plus Ă©pouvantable originalitĂ©, dans laquelle le sang nâa pas coulĂ©, et oĂč il nây a eu ni fer ni poison; un crime civilisĂ© enfin, dont rien nâappartient Ă lâinvention de celui qui le raconte, si ce nâest la maniĂšre de le raconter. »
Page 349-350 : « Ă ce jeu terrible quâelle avait jouĂ©, elle avait gagnĂ© la plus effroyable des maladies. En peu de mois, dit le vieux prĂȘtre, elle sâĂ©tait cariĂ©e jusquâaux os⊠Un de ses yeux avait sautĂ© un jour brusquement de son orbite et Ă©tait tombĂ© Ă ses pieds comme un gros sou⊠Lâautre sâĂ©tait liquĂ©fiĂ© et fondu⊠Elle Ă©tait morte â mais stoĂŻquement â dans dâintolĂ©rables tortures⊠Riche dâargent encore et de ses bijoux, elle avait tout lĂ©guĂ© aux malades, comme elle, de la maison qui lâavait accueillie, et prescrit de solennelles funĂ©railles. « Seulement, pour se punir de ses dĂ©sordres, â dit le vieux prĂȘtre, qui nâavait rien compris du tout Ă cette femme-lĂ , â elle avait exigĂ©, par pĂ©nitence et par humilitĂ©, quâon mĂźt aprĂšs ses titres, sur son cercueil et sur son tombeau, quâelle Ă©tait une FILLE⊠REPENTIE. â Et encore, â ajouta le vieux chapelain, dupe de la confession dâune pareille femme, â par humilitĂ©, elle ne voulait pas quâon mĂźt "repentie". Tressignies se prit Ă sourire amĂšrement du brave prĂȘtre, mais il respecta lâillusion de cette Ăąme naĂŻve. Car il savait, lui, quâelle ne se repentait pas, et que cette touchante humilitĂ© Ă©tait encore, aprĂšs la mort, de la vengeance!»
Jules Barbey dâAurevilly, Les Diaboliques, Paris, Le Livre de poche, 2012 [1874]. DorĂ©navant, les rĂ©fĂ©rences Ă cet ouvrage seront indiquĂ©es entre parenthĂšses dans le corps du texte par le sigle D, suivi du numĂ©ro de la page.â©ïž
DorĂ©navant, les rĂ©fĂ©rences Ă cette nouvelle seront indiquĂ©es entre parenthĂšses dans le corps du texte par le sigle BC, suivi du numĂ©ro de la page. Les nouvelles « Le dessous de cartes dâune partie de whist », « Ă un dĂźner dâathĂ©es » et « La vengeance dâune femme » seront Ă©galement dĂ©signĂ©es par des sigles, soit respectivement DCPW, DA et VF.â©ïž