Amour et servitude : le 𝑐𝑎𝑟𝑒 domestique dans 𝐿𝑎 đș𝑖𝑟𝑙 de Lucie Delarue-Mardrus

Sandrine Bienvenu

 

Plusieurs romans de la fin du XIXe siĂšcle et du dĂ©but du XXe siĂšcle tentent d’offrir une nouvelle image des femmes, Ă  mi-chemin entre les reprĂ©sentations traditionnelles (de la bonne mĂšre-bonne Ă©pouse, au service de sa famille) et la vision que les sociĂ©tĂ©s europĂ©ennes et nord-amĂ©ricaines de l’époque avaient de la fĂ©ministe radicale, c’est-Ă -dire une femme qui remet en cause, voire menace, l’ordre social. Cette New Woman â€“ ou « femme nouvelle Â» en France â€“, souvent issue d’un milieu bourgeois et Ă©duquĂ©, est valorisĂ©e pour son indĂ©pendance, qui passe souvent par le rejet de la structure familiale traditionnelle et l’exercice d’une profession. Parmi les reprĂ©sentations littĂ©raires de la New Woman dans le roman français, on peut penser notamment Ă  La Rebelle1 de Marcelle Tinayre, Ă  La Vagabonde2 de Colette ou Ă  La Garçonne3 de Victor Margueritte, oĂč les protagonistes fĂ©minines renoncent Ă  la vie conjugale, du moins pendant un certain temps, pour s’adonner Ă  leur mĂ©tier4. HĂ©ritiĂšre de l’influence de cette figure sur l’imaginaire social, Lucie Delarue-Mardrus en offre un exemple par l’entremise du personnage d’Anne-Marie Rosnier, protagoniste du roman La Girl publiĂ© en 1939. Ici, l’émancipation d’Anne-Marie, plutĂŽt que de passer par le travail, deviendra possible grĂące Ă  son divorce, qui la libĂšre de ses obligations conjugales, notamment du travail domestique. Elle refuse ainsi le rĂŽle d’« Ă©pouse dĂ©vouĂ©e, [de] mĂšre dĂ©vouĂ©e, [de] bonne maĂźtresse de maison, [d’]“ange” se consacr[ant] entiĂšre Ă  la tenue de son intĂ©rieur, Ă  son mari et Ă  ses enfants pour qui elle est prĂȘte Ă  tous les sacrifices5 Â», choisissant son indĂ©pendance et sa libertĂ© plutĂŽt que de chercher Ă  satisfaire les attentes de son milieu familial et social envers les femmes.

D'Ă©pouse Ă  amante

L’histoire dĂ©bute en 1933, dans un village de Seine-et-Marne oĂč Anne-Marie Rosnier vit avec sa mĂšre et sa tante. À vingt ans, elle jouit d’une certaine libertĂ© malgrĂ© le milieu traditionnel dans lequel elle grandit et l’éducation basĂ©e sur l’économie et la biensĂ©ance qu’elle reçoit :

elle a le droit de sortir seule ou bien en compagnie de filles et de garçons de son Ăąge, d’avoir les cheveux coupĂ©s, des petites robes Ă  la mode (qu’elle fait elle-mĂȘme), de lire Ă  peu prĂšs librement, d’employer quelques mots d’argot mondain, et, naturellement, de voir tous les jours son fiancĂ© sans chaperon6.

Son destin, dĂ©jĂ  tracĂ© depuis son enfance, est cependant bouleversĂ© par la visite de Roland de Malville, cinĂ©aste et fils d’une amie de la famille Rosnier. Alors qu’elle devait se marier Ă  un fils de notaire et, comme sa mĂšre, devenir elle-mĂȘme notairesse pour perpĂ©tuer la tradition familiale, elle tombe amoureuse de Roland et dĂ©cide d’abandonner sa vie dans sa ville natale pour l’épouser. Refusant d’abord ses avances, Roland se ravise finalement lorsqu’Anne-Marie menace de se suicider s’il n’accepte pas sa proposition de mariage, et les deux s’installent Ă  Paris dans le petit appartement dĂ©labrĂ© et en dĂ©sordre de Roland, oĂč Anne-Marie devient vĂ©ritable « bonne Ă  tout faire Â» (LG, 87). Elle tente de s’occuper aussi bien qu’elle le peut du logement, mais se retrouve confrontĂ©e aux insatisfactions de son Ă©poux, rĂ©ticent aux changements qu’elle tente d’apporter. Quelque temps plus tard, Anne-Marie tombe enceinte, et la venue de leur fils est accueillie avec mitigation : Roland, d’abord fĂąchĂ© d’apprendre la nouvelle, semble assez indiffĂ©rent devant son fils, alors qu’Anne-Marie est déçue de voir que son enfant ne ressemble pas Ă  son pĂšre et, pour cette raison, ne se sent pas attachĂ©e Ă  lui, rĂ©vĂ©lant par lĂ  qu’elle ne considĂšre son enfant que comme un moyen de renforcer le lien entre elle et son mari.

Alors qu’elle est en voyage au bord de la mer, Anne-Marie dĂ©couvre que Roland a dĂ©jĂ  eu un enfant avec une autre femme â€“ une Anglaise nommĂ©e Miss Brown qu’Anne-Marie appelle « la girl Â». DĂ©vastĂ©e, elle tombe dans une sorte d’état catatonique qui dure plusieurs mois, pendant lesquels est signĂ© le divorce des deux Ă©poux, auquel Anne-Marie consent alors qu’elle est Ă  peine consciente. Une fois rĂ©tablie de sa lĂ©thargie, Anne-Marie dĂ©cide de retourner voir Roland Ă  Paris et apprend qu’il s’est remariĂ© avec l’Anglaise. Rejetant alors complĂštement son statut social et son honneur, Anne-Marie choisit de devenir l’amante de Roland, acceptant d’ĂȘtre Ă  son tour « l’autre femme Â», sa girl. Sa nature de « bonne fille Â», composĂ©e d’une « solide bourgeoisie française Â» (LG, 11), est ainsi dĂ©tournĂ©e par sa passion, alors qu’Anne-Marie, autrefois « la mĂ©nagĂšre la plus accomplie Â» (LG, 12), renie dĂ©finitivement sa famille et son milieu bourgeois pour vivre librement son amour.

Le care domestique : aliĂ©nation ou preuve d’amour ?

Le roman brosse un portrait plutĂŽt pĂ©joratif du travail domestique : Anne-Marie semble aliĂ©nĂ©e par ses tĂąches mĂ©nagĂšres, prĂ©sentĂ©es comme une « lutt[e] Â» (LG, 68) entre « [l]a bonne maĂźtresse de maison [et] la jeune Ă©pouse trop heureuse Â» (LG, 68). ComplĂštement au service de Roland, elle devient « [s]a chose Â» (LG, 73) et semble, dans les premiĂšres semaines de leur mariage, perdre toute forme d’identitĂ© : elle n’existe que pour Roland, et la seule chose qu’elle dĂ©sire est de le rendre heureux, nĂ©gligeant sa subjectivitĂ© et ses aspirations au profit du bonheur de son mari. L’on dĂ©couvre alors que ce n’est pas parce qu’elle quitte sa vie rangĂ©e Ă  la campagne pour Paris qu’elle Ă©chappe Ă  son devoir de maĂźtresse de maison : elle ne fait, au fond, qu’échanger un destin marquĂ© par le sens du devoir, c’est-Ă -dire celui de perpĂ©tuer la tradition familiale et de se conformer au mode de vie bourgeois pour un autre, Ă  savoir celui de se dĂ©vouer entiĂšrement Ă  son rĂŽle de maĂźtresse de maison, sans pouvoir exercer sa profession de notairesse. Son dĂ©sir de prendre soin de son mari et de son logement est toutefois compliquĂ© par Roland, qui se sent dĂ©rangĂ© par les travaux domestiques d’Anne-Marie et qui prĂ©fĂšrerait qu’elle lui « fiche la paix Â» (LG, 74). Pour Roland, tout ce qui concerne le care domestique semble ĂȘtre une affaire d’apparences : pour ne pas compromettre l’illusion qu’il appartient Ă  un milieu populaire alors qu’il vient d’une grande famille, il refuse, par exemple, d’engager une femme de mĂ©nage ou d’entretenir son appartement selon des critĂšres bourgeois, prĂ©fĂ©rant la « misĂšre Â» (LG, 67) de son logement « dans le genre des rĂ©gions dĂ©vastĂ©es Â» (LG, 72). Il s’oppose ainsi Ă  ce qu’Anne-Marie utilise sa dot pour payer un appartement mieux situĂ© et plus spacieux, et pour engager une domestique, sous prĂ©texte qu’il n’est « pas un maquereau Â» (LG, 74) ; il ajoute qu’Anne-Marie, puisqu’elle semble bien dans son nouveau rĂŽle de maĂźtresse de maison, « n’[a] donc besoin de personne pour [la] servir Â» (LG, 74). Ainsi, il sous-entend qu’utiliser l’argent de sa femme pour prendre soin de la maison constituerait un pervertissement des rĂŽles genrĂ©s et signifierait qu’il profite d’elle, plutĂŽt que d’envisager l’aide financiĂšre d’Anne-Marie comme un simple partage Ă©quitable des ressources du couple. Eva Feder Kittay note Ă  ce propos :

Traditionally women have been those attending to dependencies. The labor has been seen as part of familial obligations, obligations that trump all other responsibilities. Women who have been sufficiently wealthy or of sufficiently high status have sometimes been presented with an option to confer the daily labor of dependency care to others â€“ generally other, mostly poor and ill-situated, women. [
] The gendered and privatized nature of dependency work had meant, first, that men have rarely shared these responsibilities â€“ at least with the women of their own class [
]7.

Le travail du care devient ainsi un marqueur d’appartenance sociale : avoir Ă  son emploi une domestique trahirait les origines bourgeoises de Roland, remettant en question sa place au sein de la gauche parisienne et contrastant avec ses apparences de « rĂ©volt[Ă©] Â» (LG, 100). Son mode de vie â€“ c’est-Ă -dire son appartement et la maniĂšre dont il en prend soin â€“ est « indigne de son nom et de sa caste Â» (LG, 74) aux yeux d’Anne-Marie, et elle se donne comme mission « de le rendre heureux en le ramenant Ă  son vrai milieu Â» (LG, 74), ce qu’elle parviendra Ă  faire, du moins en partie. C’est pourquoi, habituĂ© par Anne-Marie aux avantages d’une maĂźtresse de maison, Roland ne voit pas d’autre choix que de se remarier aprĂšs leur divorce :

Mais voilĂ  : tu m’avais habituĂ© Ă  la vie conjugale, aux repas prĂȘts Ă  l’heure, aux chaussettes raccommodĂ©es, aux apĂ©ros servis quand j’ai des amis, et tout et tout. Alors il a bien fallu que je continue tout ça sans toi
 Une intoxication, tu comprends ? Et ça ne pouvait se continuer qu’avec une patronne Ă  la maison. (LG, 147)

Ainsi, alors que pour Anne-Marie le mariage est une affaire de passion, pour Roland, il s’agit d’une sorte de contrat intĂ©ressĂ©, une simple formalitĂ© lui permettant d’avoir Ă  son service une femme qui s’occupe des tĂąches domestiques. Il peut ainsi profiter de tous les avantages d’une domestique, sans toutefois vivre selon un mode de vie bourgeois et compromettre ses idĂ©aux « bolcheviks Â» (LG, 81), lui qui est « dĂ©goĂ»t[Ă©] d’ĂȘtre gentilhomme Â» (LG, 100) et « prĂ©f[Ăšre] la misĂšre incognito dans son trou de Paris Â» (LG, 100) Ă  sa vie dans une famille noble, mais aux finances de plus en plus prĂ©caires.

Pour Anne-Marie, le travail domestique semble devenir plus supportable lorsqu’elle prend la mesure du prestige de la famille de Malville : « Tout en faisant son travail de servante au lieu de se rĂ©volter et de rager, il lui arrivait de chanter ; car son secret, cette noblesse, lui rendait agrĂ©ables les tĂąches les plus rebutantes. Â» (LG, 102) Elle envisage alors le prendre soin comme un acte d’amour presque maternel envers Roland :

elle n’était plus seulement l’amante Ă©vanouie de passion dans les bras de son homme, mais aussi celle Ă  laquelle une mĂšre confiait son fils. Mieux que la mairie et l’église, Laure de Malville l’avait mariĂ©e Ă  lui. Ayant acceptĂ© son rĂŽle, c’était seulement maintenant qu’elle devenait l’épouse. (LG, 102)

Elle ne prodiguera cependant pas les mĂȘmes soins Ă  son fils, envers qui elle ne porte pas la mĂȘme affection et qui n’est pas le sujet d’un amour passionnĂ© comme l’est Roland pour elle : se rĂ©vĂšle alors encore plus le lien trĂšs Ă©troit entre travail du care et amour dans le roman. Ici, « le lien d’amour [
] permet de justifier [
] tous les sacrifices (ou presque) [e]n faisant disparaĂźtre le travail8 Â», c’est-Ă -dire en faisant paraĂźtre les tĂąches mĂ©nagĂšres comme une preuve d’amour dĂ©sintĂ©ressĂ©e plutĂŽt que comme un travail. Pour Anne-Marie, le travail domestique devient un vĂ©ritable acte de dĂ©vouement envers son mari et lui permet d’envisager son rĂŽle comme une prise de pouvoir plutĂŽt que comme un asservissement, puisqu’elle choisit alors de s’occuper de Roland. Son « secret Â» lui donne Ă©galement un certain ascendant sur son mari, le rendant plus vulnĂ©rable Ă  ses yeux. C’est d’ailleurs Ă  ce moment que Roland commence Ă  prendre goĂ»t au care qui lui est prodiguĂ© : « Sans rien savoir, Rolly semblait subir l’influence de cette atmosphĂšre favorable. De plus en plus rĂ©gulier Ă  l’heure des repas, il commençait Ă  comprendre qu’il avait une femme au logis, et que cette femme assurait l’équilibre de son petit intĂ©rieur, jusque-lĂ  si follement dĂ©traquĂ©. Â» (LG, 103) Il s’agit pour Anne-Marie d’une « nouvelle servitude Â» (LG, 103), puisque s’instaure une certaine Ă©galitĂ© dans le couple en raison des rapports de dĂ©pendance qui y sont en jeu. Le travail domestique qu’accomplit Anne-Marie devient pour elle un moyen d’exprimer son amour Ă  un mari qui, autrement, reste indiffĂ©rent aux sentiments de son Ă©pouse. C’est pourquoi, Ă  partir du moment oĂč il accepte cette forme d’amour â€“ et en devient mĂȘme dĂ©pendant â€“, les tĂąches domestiques n’apparaissent plus comme un travail aux yeux d’Anne-Marie. « Pourquoi l’amour serait-il nĂ©cessaire pour rendre le travail de service supportable ? Parce que celui-ci implique d’ĂȘtre au plus prĂšs des corps et de la psychĂ© de ceux qu’on sert9 Â» ; en d’autres mots, le care domestique permet Ă  Anne-Marie de se rapprocher de Roland, de crĂ©er entre eux un certain rapport Ă©motif. Ainsi, dans le roman, « le care est vu comme crĂ©ant une relation [et plus spĂ©cifiquement] une relation d’interdĂ©pendance10 Â» et, dans le cas prĂ©cis de La Girl, il s’agit du seul moyen pour Anne-Marie de bĂ©nĂ©ficier d’un semblant de rĂ©ciprocitĂ© dans son mariage. Anne-Marie, parce qu’elle est passionnĂ©ment amoureuse de lui, ne peut vivre sans Roland, de la mĂȘme maniĂšre que Roland ne peut se passer des soins que lui apporte Anne-Marie : « Son rĂȘve : de plus en plus elle s’imposait, devenait indispensable, et Rolly, nonobstant toutes ses dĂ©sinvoltures, en arrivait Ă  ne plus pouvoir se passer d’elle Â» (LG, 103). La narration sous-entend cependant que cette dĂ©pendance est aliĂ©nante pour Anne-Marie, puisqu’elle en vient Ă  compter « plus sur sa souverainetĂ© de mĂ©nagĂšre que sur celle de ses sens Â» (LG, 103). Ainsi, malgrĂ© l’agentivitĂ© que le care domestique concĂšde Ă  Anne-Marie, elle reste rĂ©duite Ă  son identitĂ© de mĂ©nagĂšre et confinĂ©e dans un rĂŽle genrĂ© qui essentialise la place des femmes au sein du couple. Les femmes au foyer deviennent Ă  cet Ă©gard parfaitement interchangeables, sortes de robots sans identitĂ© propre dont la seule fonction est de s’occuper des enfants et de la maison : Roland remplace sans problĂšme Anne-Marie par Miss Brown et semble de ce fait seulement intĂ©ressĂ© par ce que peut lui apporter la prĂ©sence d’une figure du care Ă  son service et non par la femme qui joue ce rĂŽle. Il ne s’agit pas ici d’un mariage basĂ© sur l’amour de Roland envers son Ă©pouse, mais bien sur ce qu’il peut retirer comme bĂ©nĂ©fice de son Ă©pouse â€“ ou l’on pourrait mĂȘme dire de sa mĂ©nagĂšre.

La domesticité comme enfermement

Finalement, la libĂ©ration d’Anne-Marie de son aliĂ©nation vient du fait qu’elle n’est plus enfermĂ©e dans l’espace privĂ©, celui de la domesticitĂ© : elle « se convainc que le rĂŽle de maĂźtresse apparaĂźt beaucoup plus enviable que celui d’épouse lĂ©gitime cantonnĂ©e Ă  l’espace privĂ©, Ă©touffĂ©e par les tĂąches mĂ©nagĂšres11 Â». Ainsi, Ă  la fin du roman, puisque le travail du care domestique est dĂ©sormais assumĂ© par Miss Brown, Anne-Marie peut se permettre de vivre sa passion avec Roland sans avoir Ă  subir les obligations exigĂ©es par son devoir d’épouse. Elle devient alors, en quelque sorte, l’égale de son ex-mari, s’étant dĂ©responsabilisĂ©e des tĂąches qui la relĂ©guaient Ă  une position de subalterne au sein de son couple en dĂ©lĂ©guant celles-ci Ă  une autre femme, devenue la nouvelle « bonne Ă  tout faire Â» (LG, 155) de Roland. D’une maniĂšre ambigĂŒe et un peu perverse, puisque ancrĂ©e dans une certaine dĂ©solidarisation fĂ©minine envers Miss Brown, il s’agit lĂ  du plus grand acte de prise de pouvoir d’Anne-Marie et de la meilleure dĂ©monstration de son agentivitĂ©, puisqu’elle « choisit de dĂ©considĂ©rer le rĂŽle de servante baguĂ©e et de s’octroyer celui de maĂźtresse, ou de girl12 Â». Ce choix se prĂ©sente ainsi comme un affranchissement des rĂŽles genrĂ©s de l’époque, bien que cette libĂ©ration ne puisse se faire qu’aux dĂ©pens d’une autre : « Ă  l’homme la dĂ©sinvolture, le loisir de se faire servir par son Ă©pouse et de jouir de la vie amoureuse avec sa maĂźtresse au vu et au su de tous en toute impunitĂ©, alors que la femme doit subir l’opprobre familial et jouer la comĂ©die dans son environnement13 Â». En effet, l’indĂ©pendance de la protagoniste n’est possible que parce que quelqu’un d’autre assure le care domestique, soulignant que l’émancipation d’Anne-Marie n’est pas nĂ©cessairement le signe d’un vĂ©ritable bouleversement des rĂŽles genrĂ©s dans la sociĂ©tĂ© française des annĂ©es 1930, mais qu’elle tĂ©moigne surtout d’une prise de pouvoir personnelle rendue possible grĂące Ă  certains privilĂšges qui accordent une plus grande libertĂ© Ă  une femme bourgeoise jouissant d’avantages Ă©conomiques et sociaux. Ainsi, indĂ©pendamment de la dĂ©cision d’Anne-Marie d’aller Ă  l’encontre des stĂ©rĂ©otypes fĂ©minins de la premiĂšre moitiĂ© du XXe siĂšcle, la vision du mariage de Roland â€“ et, on peut imaginer, de la majoritĂ© des hommes de l’époque â€“ reste dĂ©gradante, voire dĂ©shumanisante, puisque, pour lui, une femme doit servir d’abord Ă  accomplir les tĂąches domestiques. Dans une telle perception de la femme au foyer, « [l]a femme est Ă  nouveau logĂ©e dans une identitĂ© intangible et une existence dĂ©terminĂ©e. Une telle assignation continue Ă  tenir Ă  distance les femmes de la vie publique, tant elle dĂ©ploie une stratĂ©gie politique qui renoue avec l’expression d’une nature fĂ©minine Ă©ternelle mais dominĂ©e14 Â». En d’autres mots, les femmes sont alors rĂ©duites Ă  des qualitĂ©s considĂ©rĂ©es comme « essentielles Â», c’est-Ă -dire le prendre soin et la domesticitĂ©, qui les confinent Ă  la sphĂšre privĂ©e et Ă  « [leur] intĂ©rieur Â» (LG, 61), comme c’est le cas d’Anne-Marie, puis de l’Anglaise, le temps que durent leurs mariages.

Ainsi, le caractĂšre moderne du personnage d’Anne-Marie, si l’on veut le voir ainsi, rĂ©side dans sa capacitĂ© de faire ses propres choix, non seulement lorsqu’elle dĂ©cide de devenir la maĂźtresse de Roland, mais Ă©galement dĂ©jĂ  durant leurs annĂ©es de mariage. Le pouvoir que l’institution du mariage a sur les femmes du dĂ©but du XXe siĂšcle ne peut ĂȘtre ignorĂ© : il s’agit de trouver un moyen de donner du pouvoir Ă  la protagoniste Ă  l’intĂ©rieur des structures traditionnelles de la vie conjugale. Pour cette raison, Anne-Marie ne rejette pas complĂštement le stĂ©rĂ©otype de l’épouse comme maĂźtresse de maison, mais elle parvient toutefois Ă  dĂ©fier certaines attentes sociales de l’époque Ă  l’égard des femmes en plaçant son propre bonheur et sa relation avec Roland avant ses obligations envers sa famille et son milieu bourgeois. Elle refuse donc, aprĂšs son divorce, de rĂ©intĂ©grer « ce tableau de la parfaite vie bourgeoise Â» (LG, 139) qui la cantonne Ă  un rĂŽle essentialisant et rĂ©ducteur, celui d’ĂȘtre au service de sa famille plutĂŽt que de ses propres dĂ©sirs.


Références bibliographiques

Corpus principal

Delarue-Mardrus, Lucie, La Girl, Paris, J. Ferenczi et fils, coll. Â« Le livre moderne illustrĂ© Â», 1939.

Corpus secondaire

Colette, La Vagabonde, Paris, Albin Michel, 1990 [1910].

Margueritte, Victor, La Garçonne, Paris, Flammarion, 1949 [1922].

Tinayre, Marcelle, La Rebelle, Paris, Calmann-LĂ©vy, 1923.

Corpus critique

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Dugas, Marie-Claude, Palimpsestes de la femme nouvelle dans le rĂ©cit moderniste au fĂ©minin : 1900-1940, thĂšse de doctorat, UniversitĂ© de MontrĂ©al, 2017.

Dussuet, Annie, « Dire l’amour, taire le travail. Sous l’amour, le travail
 Â», Nouvelles Questions FĂ©ministes, vol. 24, no 2, 2005, p. 86-95.

Kittay, Eva Feder, Love’s Labor : Essays on Women, Equality and Dependency, Routledge, New York, Routledge, 1999.

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Tomiche, Anne, « Figures de “femmes nouvelles” dans le premier tiers du XXe siĂšcle Â», SociopoĂ©tiques, no 4, 2019, https://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php?id=772 (page consultĂ©e le 23 mars 2022).


  1. Marcelle Tinayre, La Rebelle, Paris, Calmann-LĂ©vy, 1923.↩

  2. Colette, La Vagabonde, Paris, Albin Michel, 1990 [1910].↩

  3. Victor Margueritte, La Garçonne, Paris, Flammarion, 1949 [1922].↩

  4. Au sujet des figures de la femme nouvelle et de la garçonne, voir la thĂšse de Marie-Claude Dugas, Palimpsestes de la femme nouvelle dans le rĂ©cit moderniste au fĂ©minin : 1900-1940, thĂšse de doctorat, UniversitĂ© de MontrĂ©al, 2017, ainsi que l’article d’Andrea Oberhuber et Sarah-Jeanne Beauchamp Houde, « Figures troubles : La New Woman et la femme nouvelle dans “La Dame Ă  la louve” de RenĂ©e Vivien et “HĂ©roĂŻnes” de Claude Cahun », Revue Captures, vol. 4, no 1, 2019.↩

  5. Anne Tomiche, « Figures de “femmes nouvelles” dans le premier tiers du XXe siĂšcle », SociopoĂ©tiques, no 4, 2019, https://revues-msh.uca.fr/sociopoetiques/index.php?id=772 (page consultĂ©e le 23 mars 2022).↩

  6. Lucie Delarue-Mardrus, La Girl, Paris, J. Ferenczi et fils, coll. Â« Le livre moderne illustrĂ© », 1939, p. 12. DorĂ©navant, les rĂ©fĂ©rences Ă  cet ouvrage seront indiquĂ©es entre parenthĂšses dans le corps du texte par le sigle LG, suivi du numĂ©ro de page.↩

  7. Eva Feder Kittay, Love’s Labor : Essays on Women, Equality and Dependency, Routledge, New York, Routledge, 1999, p. 1.↩

  8. Annie Dussuet, « Dire l’amour, taire le travail. Sous l’amour, le travail
 », Nouvelles Questions FĂ©ministes, vol. 24, no 2, 2005, p. 93.↩

  9. Pascale Molinier, « De la condition de bonne Ă  tout faire au dĂ©but du XXe siĂšcle Ă  la relation de service dans le monde contemporain : analyse clinique et psychopathologique », Travailler, vol. 1, no 13, p. 25.↩

  10. AurĂ©lie Damamme et Patricia Paperman, « care domestique : des histoires sans dĂ©but, sans milieu et sans fin », Multitudes, vol. 2, nos 37-38, 2009, p. 99.↩

  11. Marie-Claude Dugas, op. cit., p. 204.↩

  12. Ibid., p. 206.↩

  13. Ibid.↩

  14. Fabienne BrugĂšre, « Le thĂšme du care â€“ la voix des femmes », L’éthique du « care », Paris, Presses universitaires de France, coll. Â« Que sais-je ? », 2021, p. 13.↩

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