La faute de Gervaise Macquart : penser đżâđŽđ đ đđđđđđ Ă la lumiĂšre de la sollicitude
Hans-Ărik Filfe-Leitner
LâAssommoir dâĂmile Zola (1876) est un de ces romans qui ont accompli lâexploit de pouvoir vexer presque tous les camps. La langue crue et ouvriĂšre, parfois volontairement choquante, voire obscĂšne, dĂ©plaĂźt sans surprise aux milieux conservateurs. Le Petit Parisien, journal rĂ©publicain radical, sâinsurge de son cĂŽtĂ© contre la reprĂ©sentation que Zola fait du prolĂ©tariat français comme Ă©tant composĂ© de « brutes », jugeant que si vraiment il sâagissait lĂ dâune vision rĂ©aliste du peuple ouvrier, « il nây aurait plus quâĂ supprimer Ă lâinstant le suffrage universel » et que lâon nâavait, somme toute, pas vu une parution aussi « rĂ©actionnaire » depuis Joseph de Maistre1. Victor Hugo se lance dans la mĂȘlĂ©e, dĂ©clarant au biographe Alfred Barbou que certes le tableau de Zola Ă©tait rĂ©aliste (« je suis descendu dans tous ces milieux2 »), mais que lâon nâavait pas le droit de le peindre, et que le roman, en montrant « lâabjection Ă laquelle le pauvre se trouve rĂ©duit », plaĂźt aux « classes ennemies du peuple », qui y trouvent matiĂšre Ă critiquer le prolĂ©tariat3.
LâAssommoir et le care
Lâenjeu aujourdâhui, quand on lit LâAssommoir, puisque nous sommes maintenant plutĂŽt Ă©loignĂ©s des dĂ©bats sur la vulgaritĂ© des textes, ou sur la nature fondamentalement bonne ou mauvaise des classes travaillantes du Second Empire, serait plutĂŽt de rĂ©pondre Ă cette question dont la rĂ©ponse semble nous Ă©chapper tout au long de la lecture : Ă qui la faute ? Qui est responsable de la dĂ©composition du mĂ©nage Gervaise-Coupeau, de la perdition de Nana, de lâalcoolisme et de la ruine de tous les projets successifs ? DâemblĂ©e, il serait facile dâaccuser les hommes parasites (Coupeau, Lanthier) qui sâattachent Ă Gervaise pour profiter de sa bonne Ă©thique de travail. Les plus hardis, en lisant les rĂ©criminations constantes des Lorilleux contre celle qui a « mangĂ© du poulet matin et soir4 » ou encore la scĂšne de banquet du chapitre VII, pourraient accuser Gervaise dâavoir trop profitĂ© de ses succĂšs, dâavoir nĂ©gligĂ© lâĂ©conomie. Il serait possible, sinon, dâincriminer une sorte de climat social favorisant la compĂ©tition ou la jalousie, au dĂ©triment de la solidaritĂ©.
Ceux qui se sont penchĂ©s sur LâAssommoir Ă lâaide des mĂ©thodes dâanalyse des courants fĂ©ministes traditionnels, comme Odile Hansen, ont relevĂ© que les romans de Zola ont tendance Ă tracer du destin de la femme « une ligne montante, une ascension, suivie dâune chute5 ». Selon Hansen, la chute de Gervaise semble ĂȘtre un chĂątiment que lui impose Zola : la bonne et a priori admirable Gervaise, rendue inexplicablement gourmande par son auteur, est une occasion pour lâĂ©crivain de sâacharner sur son personnage dont la chair, mĂȘme quand elle meurt de faim, devient envahissante, fantasmĂ©e, et punissable (ne serait-ce que par lâimage de la jambe boiteuse, rappel dâune mauvaise hĂ©rĂ©ditĂ©6). Cela fait disparaĂźtre le personnage porteur du message zolien sur son Ă©poque, la femme souffrant des conditions sociales, derriĂšre une hĂ©roĂŻne fĂ©minine idĂ©alisĂ©e qui a la mort quâelle mĂ©rite Ă travers un jugement moral implicitement masculin, « patriarcal », voire judĂ©o-chrĂ©tien7. Les approches issues des Ă©tudes du care peuvent toutefois nous ouvrir des voies nouvelles de comprĂ©hension des malheurs de Gervaise. Si ces derniers sont dus Ă des dĂ©terminismes que Zola impute Ă la femme, il faut sâentendre sur la nature de ces dĂ©terminismes. Il ne sâagit peut-ĂȘtre pas tant de punir une fĂ©minitĂ© qui est vue comme Ă©tant moralement dĂ©fectueuse, ainsi quâon a pu le penser jusquâĂ prĂ©sent, que de montrer la sollicitude dans les rapports conjugaux et la maternitĂ© comme Ă©tant la consĂ©quence naturelle de condition de la femme et une chose apprise par Gervaise et les autres femmes du roman.
La nature féminine et le care
Dans La chute de la femme, Odile Hansen affirme quâen plus de lâhĂ©rĂ©ditĂ©, le trait commun de la nature fĂ©minine, chez Zola, est le premier amant, qui laisse une trace indĂ©lĂ©bile sur les femmes des Rougon-Macquart8. Cela se voit bien dans LâAssommoir Ă travers les rapports de Gervaise avec Lanthier, qui est, selon le moment, cicatrice, fantĂŽme ou revenant. Mais dâautre part, il serait facile dâaffirmer que le trait le plus commun de la fĂ©minitĂ©, chez Zola, est la sollicitude, qui selon lâĂ©crivain, est un dĂ©terminisme. Dans un article de 1897, intitulĂ© « Sur le fĂ©minisme », Zola Ă©crit :
La femme ainsi que lâhomme, dâailleurs, ne sera jamais que ce que la nature veut quâelle soit. Le reste, tout ce quâon peut rĂȘver, ne saurait ĂȘtre quâanormal, dangereux, et dâune parfaite vanitĂ©, heureusement. Dans lâordre de la justice, dans lâordre du bonheur, certes, la femme doit ĂȘtre lâĂ©gale de lâhomme. Mais, si psychologiquement elle est autre, câest que sa fonction est autre et elle ne peut que sâatrophier et disparaĂźtre Ă tenter de sâen sortir9.
Or, il faut sâentendre sur ce que la « nature » veut que la femme soit dans LâAssommoir, sur ce quâest cette condition qui la contraint Ă certains modes dâaction et de pensĂ©e, sous peine dâatrophie et de disparition.
On semble le lire, par exemple, dans les pensĂ©es de Gervaise comme une sĂ©rie de devoirs, assumĂ©s Ă cause dâune « rage de sâattacher aux gens » :
[âŠ] les femmes songeaient Ă leur mĂ©nage, se coupaient en quatre dans la maison, se couchaient trop lasses, le soir, pour ne pas dormir tout de suite. Elle, dâailleurs, ressemblait Ă sa mĂšre, une grosse travailleuse, morte Ă la peine, qui avait servi de bĂȘte de somme au pĂšre Macquart pendant plus de vingt ans. Elle Ă©tait encore toute mince, tandis que sa mĂšre avait des Ă©paules Ă dĂ©molir les portes en passant ; mais ça nâempĂȘchait pas, elle lui ressemblait par sa rage de sâattacher aux gens. (A, 81)
Or, si la « sollicitude suppose du lien », un rĂ©seau de participation affective ou existentielle, une « forme primaire de la relation active aux autres10 », peut-on prĂ©sumer que le lien suppose inversement la sollicitude ? Cela reviendrait Ă dire que la rage de sâattacher aux gens que partage Gervaise avec sa mĂšre en serait aussi une de sollicitude ; une rage de care ? Les mĂ©tiers du care imposent en gĂ©nĂ©ral une distance entre le soignant et le soignĂ©, distance qui se manifeste dans le care asymĂ©trique11. Cette distance est parfois floue et peut se manifester tout simplement dans le dĂ©sĂ©quilibre entre la vulnĂ©rabilitĂ© du soignĂ© et la capacitĂ© du soignant Ă lui apporter ce dont il a besoin, comme ce serait plutĂŽt le cas pour le care maternel (parce que la distance participative est beaucoup plus rĂ©duite entre une mĂšre et son enfant quâentre un patient et une infirmiĂšre). Peut-ĂȘtre est-ce lâabsence de distance qui a perdu Gervaise ? AprĂšs tout, pour elle, Coupeau et Lantier, lâĂ©poux et lâamant, en cherchant Ă ĂȘtre pris en charge et « dorlotĂ©s », lui sont comme deux petits « poupons exigeants », nĂ©anmoins parasites et agressifs, dont elle prend soin maternellement12 :
Elle en Ă©tait mĂȘme arrivĂ©e Ă les prĂ©fĂ©rer en colĂšre, parce que, les fois oĂč ils faisaient les gentils, ils lâassommaient davantage, toujours aprĂšs elle, ne lui laissant plus repasser un bonnet tranquillement. Alors, ils lui demandaient des petits plats, elle devait saler et ne pas saler, dire blanc et dire noir, les dorloter, les coucher lâun aprĂšs lâautre dans du coton. (A, 338)
On pourrait dĂ©fendre que ce rĂ©flexe de vouloir prendre soin, sa constante attention Ă lâautre, et mĂȘme sa bienveillance sont ce qui perd Gervaise. Elle sâen aperçoit dans ses rapports avec les concierges Boche : « Gervaise comprenait sa faute ; car enfin, si elle nâavait point eu la bĂȘtise de tant leur fourrer, ils nâauraient pas pris de mauvaises habitudes et seraient restĂ©s gentils » (A, 203). Sa largesse a valu Ă Gervaise dâĂȘtre exploitĂ©e, dâĂȘtre manipulĂ©e de toutes parts par des parasites. La figure du parasite, ou la hantise du parasite, reviennent souvent dans lâĆuvre de Zola, tandis que le motif du mĂ©nage Ă trois le rebute sincĂšrement13.
La fin du care
Gervaise, dont on abuse, voit peu Ă peu ses forces sâamoindrir : « Mais deux hommes sur le dos, Ă soigner et Ă contenter, ça dĂ©passait ses forces, souvent. » (A, 338) Elle est anĂ©miĂ©e par son incessant travail de commerçante et de mĂ©nagĂšre. Elle perd graduellement son aptitude et sa disposition Ă prodiguer des soins. Son double travail ne porte plus fruit, des failles se creusent dans sa personnalitĂ©, elle abandonne tout. La deuxiĂšme moitiĂ© du roman est une lente progression de son Ă©cĆurement et de son insensibilitĂ© : « La cambuse brĂ»lerait, si elle voulait. Elle aurait fichu en personne le feu au bazar, tant lâembĂȘtement de la vie commençait Ă lui monter au nez. » (A, 318) Plus tard :
Ah ! oui, Gervaise avait fini sa journĂ©e ! Elle Ă©tait plus Ă©reintĂ©e que tout ce peuple de travailleurs, dont le passage venait de la secouer. Elle pouvait se coucher lĂ et crever, car le travail ne voulait plus dâelle, et elle avait assez peinĂ© dans son existence, pour dire : « Ă qui le tour ? moi, jâen ai ma claque ! » (A, 464)
Ce renoncement au travail culmine avec son acceptation graduelle de la figure du croque-mort, extension de la mort, quâelle ne voit initialement que lorsquâil vient Ă la boutique mettre le corps de sa belle-mĂšre en biĂšre, quâelle voisine aprĂšs sa faillite, et quâelle dĂ©sire Ă la fin du roman.
Si nous revenons au commentaire de Zola dans son article « Sur le fĂ©minisme », il serait possible de penser la dĂ©chĂ©ance de Gervaise comme cette atrophie et cette disparition quâil prophĂ©tise Ă celles qui tentent de se sortir de leur nature. En laissant tomber son travail de care, Gervaise tenterait de sortir de sa nature ; cette erreur lui sera fatale. Pour Fabienne BrugĂšre, « [u]ne femme sans sollicitude dĂ©rĂšgle toutes les relations qui se constituent autour dâelle14 ».
Câest pourtant la mansuĂ©tude auto-effaçante de Gervaise, son excĂšs de sollicitude, qui la poussera Ă tout abandonner. Il nây a donc pas de porte de sortie pour Gervaise ; elle semble programmĂ©e pour ce sacrifice, pour cette consommation tragique dâelle-mĂȘme dans le pardon, le souci de lâautre et un oubli de soi si grand que, mĂȘme dans les douleurs de lâaccouchement, elle prend le temps de cuisiner pour Coupeau :
Si elle accouchait, nâest-ce pas ? ce nâĂ©tait point une raison pour laisser Coupeau sans manger. Enfin le ragoĂ»t mijota sur un feu couvert de cendre. Elle revint dans la chambre, crut avoir le temps de mettre un couvert Ă un bout de la table. Et il lui fallut reposer bien vite le litre de vin ; elle nâeut plus la force dâarriver au lit, elle tomba et accoucha par terre, sur un paillasson. (A, 146)
Cet oubli de soi nâest pas sans rappeler lâidĂ©e de charitĂ© chrĂ©tienne, et lâon peut entrevoir pourquoi on dit parfois que le care est son pendant sĂ©culier15. Si lâon considĂšre que le service de la charitĂ© revient souvent à « se laisser faire », Ă se laisser toucher, bousculer par ce qui se produit dans la relation de service16, lâon peut repenser Ă cette « rage de sâattacher » de Gervaise. Câest toutefois dans la diffĂ©rence avec la charitĂ© que lâon comprend le care. La charitĂ© est rĂ©gie par des principes « surplombants17 », universels. LĂ oĂč elle met lâemphase sur une responsabilitĂ© personnelle inĂ©vitable, le care a tendance Ă occulter cette derniĂšre au profit de la responsabilitĂ© collective, ou dâune « anthropologie du besoin et de lâinterdĂ©pendance18 » qui se dessine cas par cas. Dans sa collectivitĂ©, Gervaise est la seule qui prend soin de Coupeau et de Lantier (qui certes nâen ont pas besoin, mais qui savent en donner lâimpression Ă Gervaise), de la mĂšre Coupeau ou de Nana. Le dĂ©sistement du mĂ©nage Lorilleux face Ă toute forme de responsabilitĂ© pour les autres est un des leitmotivs du roman. LâinterdĂ©pendance nâa pas lieu, car Gervaise ne dĂ©pend de personne : tous finissent par dĂ©pendre dâelle.
On peut donc identifier, dans le roman, un moment oĂč le care prend fin. LĂ oĂč la logique de la charitĂ© chrĂ©tienne mĂšne au sacrifice complet, Gervaise, excĂ©dĂ©e, dĂ©goĂ»tĂ©e, tentera plutĂŽt de mettre fin Ă ses attentions et Ă ses bontĂ©s avant quâelles ne la consument. La rĂ©pĂ©tition fait en sorte que « la relation de soin peut sâĂ©mousser dans la perte de la disponibilitĂ© qui ne fait plus percevoir au soignant que lâinsupportable don de soi19 ». Un soir oĂč Coupeau a Ă©tĂ© ramenĂ© ivre mort, le dĂ©goĂ»t de Gervaise prend le dessus et elle nâest plus capable de prendre soin de lui comme elle lâavait fait tant de fois :
Jamais le zingueur nâĂ©tait revenu avec une telle culotte et nâavait mis la chambre dans une ignominie pareille. Aussi, cette vue-lĂ portait un rude coup au sentiment que sa femme pouvait encore Ă©prouver pour lui. Autrefois, quand il rentrait Ă©mĂ©chĂ© ou poivrĂ©, elle se montrait complaisante et pas dĂ©goĂ»tĂ©e. Mais, Ă cette heure, câĂ©tait trop, son cĆur se soulevait. Elle ne lâaurait pas pris avec des pincettes. LâidĂ©e seule que la peau de ce goujat toucherait sa peau, lui causait une rĂ©pugnance, comme si on lui avait demandĂ© de sâallonger Ă cĂŽtĂ© dâun mort, abĂźmĂ© par une vilaine maladie. (A, 320-321)
Pour Zola, cet abandon par Gervaise de son Ă©poux est le point de bascule de leur relation : le passage de la mansuĂ©tude attentionnĂ©e Ă lâindiffĂ©rence voire Ă la haine qui la jette dans le lit de Lantier. On croit lire en filigrane que la sollicitude de Gervaise Ă©tait la colle qui tenait le mĂ©nage et la famille ensemble : « il semblait que quelque chose avait cassĂ© le grand ressort de la famille, la mĂ©canique qui, chez les gens heureux, fait battre les cĆurs ensemble » (A, 376).
RÎle social de la sollicitude féminine
Il va sans dire que les femmes, au XIXe siĂšcle, sont cantonnĂ©es socialement, Ă certains rĂŽles : mĂšre, mĂ©nagĂšre, religieuse, prostituĂ©e. En deçà des rĂŽles et des devoirs attribuĂ©s aux deux sexes qui ont une envergure presque mythologique, inspirĂ©s par une peur des retombĂ©es civilisationnelles que peuvent avoir la femme Ă©mancipĂ©e et lâhomme peu viril, alliĂ©s dans la destruction de la civilisation20, il y a les rĂŽles du quotidien qui, pour les femmes, ressemblent beaucoup Ă ce que lâon appellerait le travail du care. AprĂšs la premiĂšre communion de Pauline et de Nana, qui est dans le roman plutĂŽt un rite initiatique aux responsabilitĂ©s de lâĂąge adulte que le sacrement catholique, les filles se font expliquer les devoirs qui seront les leurs :
Et la sociĂ©tĂ© parla gravement des devoirs de la vie. Boche disait que Nana et Pauline Ă©taient des femmes, maintenant quâelles avaient communiĂ©. Poisson ajoutait quâelles devaient dĂ©sormais savoir faire la cuisine, raccommoder les chaussettes, conduire une maison. On leur parla mĂȘme de leur mariage et des enfants qui leur pousseraient un jour. Les gamines Ă©coutaient et rigolaient en dessous, se frottaient lâune contre lâautre, le cĆur gonflĂ© dâĂȘtre des femmes, rouges et embarrassĂ©es dans leurs robes blanches. Mais ce qui les chatouilla le plus, ce fut lorsque Lantier les plaisanta, en leur demandant si elles nâavaient pas dĂ©jĂ des petits maris. (A, 373-374)
Remarquons ce cĆur « gonflĂ© dâĂȘtre des femmes », qui bien sĂ»r fait rougir les filles Ă cause du sous-entendu sur la pubertĂ©, mais qui est dâautant plus surprenant quâil suit le discours de Monsieur Poisson sur le reprisage de chaussettes et le care maternel. On imagine mal que des petites filles sâenorgueillissent de faire la cuisine. Dans le roman, toutefois, il est possible de voir que beaucoup de ces rĂŽles genrĂ©s sont compris par les enfants, qui imitent les adultes, bien avant leur premiĂšre communion :
Dans la piĂšce voisine, Ă la table des enfants, Nana faisait la maĂźtresse de maison. Elle sâĂ©tait assise Ă cĂŽtĂ© de Victor et avait placĂ© son frĂšre Ătienne prĂšs de la petite Pauline ; comme ça, ils jouaient au mĂ©nage, ils Ă©taient des mariĂ©s en partie de plaisir. Dâabord, Nana avait servi ses invitĂ©s trĂšs gentiment, avec des mines souriantes de grande personne ; mais elle venait de cĂ©der Ă son amour des lardons, elle les avait tous gardĂ©s pour elle. Ce louchon dâAugustine, qui rĂŽdait sournoisement autour des enfants, profitait de ça pour prendre les lardons Ă pleine main, sous prĂ©texte de refaire le partage. Nana, furieuse, la mordit au poignet. (A, 259-260)
Nana nâa appris la sollicitude quâĂ moitiĂ© ; comme une enfant, elle nâest pas encore capable de sacrifier une part de sa nourriture pour les autres, elle nâa que les gestes et les « mines souriantes » du travail fĂ©minin quâelle observe quotidiennement, mais nâen a pas intĂ©grĂ© ce qui serait naturel Ă la femme si lâon se rapporte encore à « Sur le fĂ©minisme » et Ă ce que Gervaise appelle sa « rage de sâattacher » : le sacrifice.
Il faut mentionner que dans LâAssommoir, Gervaise nâest pas tout Ă fait limitĂ©e aux rĂŽles fĂ©minins. Ă certains moments, on remarque quâelle remplit des rĂŽles qui sont traditionnellement Ă©chus aux hommes : « [âŠ] toutes les Ă©conomies se trouvaient mangĂ©es ; et il fallait piocher dur, piocher pour quatre, car ils Ă©taient quatre bouches Ă table. Elle seule nourrissait tout ce monde » (A, 169). En Ă©tant aussi la pourvoyeuse de la famille, elle remplit le rĂŽle du pĂšre. Câest que lâasymĂ©trie du care entre Gervaise et les hommes nâest pas tout Ă fait une asymĂ©trie dans la capacitĂ© Ă agir et Ă assumer les besoins des autres, câest une asymĂ©trie morale, les hommes Ă©tant trop paresseux pour remplir leurs devoirs. En remplissant aussi les devoirs de son mari, Gervaise assume tous les rĂŽles de la famille : elle est une agente du care totale.
La maternitĂ© et les rapports maternels sont nĂ©anmoins lâendroit oĂč se manifestent le plus les relations de sollicitude qui nous intĂ©ressent. Lalie, lâenfant-martyre de lâimmeuble, obligĂ©e par son pĂšre violent Ă prendre soin de sa famille, devient une mĂšre idĂ©alisĂ©e, qui nâa pas Ă remplir ce rĂŽle, mais qui y est obligĂ©e par le sort, et qui sâacquitte de ses tĂąches « maternelles » avec tendresse, innocence et un dĂ©vouement complet, jusquâĂ la mort. Comme figure maternelle, elle est sublim(Ă©)e, « exemplaire » :
Toujours tendre et dĂ©vouĂ©e malgrĂ© ça, dâune raison au-dessus de son Ăąge, remplissant ses devoirs de petite mĂšre, jusquâĂ mourir de sa maternitĂ©, Ă©veillĂ©e trop tĂŽt dans son innocence frĂȘle de gamine. Aussi Gervaise prenait-elle exemple sur cette chĂšre crĂ©ature de souffrance et de pardon, essayant dâapprendre dâelle Ă taire son martyre. (A, 386)
Cette description de Lalie, « crĂ©ature de souffrance et de pardon », « martyre » a un arriĂšre-goĂ»t de saintetĂ©. Elle reprĂ©sente toute la « grandeur » pernicieuse et la « misĂšre » de la sollicitude21. Cette mĂšre parfaite, sans tache, est certes une des quelques « fausses mĂšres » que lâon retrouve dans les Rougon-Macquart, mais elle est surtout, par contraste avec Gervaise, un exemple suprĂȘme de renoncement et de sacrifice maternel : « Elle mourait dâavoir eu Ă son Ăąge la raison dâune vraie mĂšre, la poitrine encore trop tendre et trop Ă©troite pour contenir une aussi large maternitĂ©. » (A, 456) Gervaise a Ă©levĂ© Claude et Ătienne, les deux fils issus de sa relation avec Lantier, attentivement et avec douceur jusquâĂ ce quâils partent assez tĂŽt du giron familial. Nana, plus difficile, est lâinfortunĂ©e victime de la dĂ©chĂ©ance de Gervaise, celle-ci devenant progressivement, en abandonnant son rĂŽle et en sombrant dans lâalcoolisme avec Coupeau, une « mauvaise mĂšre » qui dĂ©laisse son enfant en faveur de son propre plaisir : « Au bout dâun mois, [Gervaise et Coupeau] avaient oubliĂ© Nana, ils se payaient le bastringue pour leur plaisir, aimant regarder les danses. » (A, 433) Le mauvais exemple maternel pervertit Nana dĂšs lâenfance22 et, avec lâhĂ©rĂ©ditĂ© ou les rouages du dĂ©terminisme, lui enlĂšve toute possibilitĂ© de rĂ©demption23.
Lâensemble de ces rĂŽles attribuĂ©s aux femmes chez Zola, de ces pulsions quâelles ont de prendre soin ou de dĂ©laisser autrui sous la pression de lâoubli de soi, montre que la sollicitude, telle que les thĂ©ories du care la dĂ©finissent, est non seulement une part essentielle de la nature de la femme, quâelle ne peut fuir, mais aussi une imposition de son milieu. Dans sa volontĂ© dâadresser, Ă travers son Ćuvre romanesque, la condition sociale des Français de son Ă©poque, il est possible que Zola ait aussi voulu montrer la situation impossible des femmes de la classe ouvriĂšre : les questions de moralitĂ© mises Ă part, Gervaise Ă©tait condamnĂ©e par sa gĂ©nĂ©rositĂ© et sa sollicitude Ă se dĂ©penser entiĂšrement pour un entourage souvent parasite. ĂpuisĂ©e, Gervaise tente de fuir la part dâelle-mĂȘme qui la pousse Ă cette dĂ©pense, pour malheureusement « sâatrophier et disparaĂźtre24 ».
Références bibliographiques
Corpus primaire
Zola, Ămile, LâAssommoir, Paris, Flammarion, 2000 [1876].
Corpus critique
Barbou, Alfred, Victor Hugo : sa vie, ses Ćuvres, Paris, A. Duquesne, 1880.
Bellalou, GaĂ«l, Regards sur la femme dans lâĆuvre de Zola, Toulon, Les Presses du Midi, 2006.
BrugĂšre, Fabienne, Le sexe de la sollicitude, Paris, Ăditions du seuil, 2008.
Borie, Jean, Le tyran timide : le naturalisme de la femme au XIXe siĂšcle, Paris, Ăditions Klincksieck, 1973.
Borie, Jean, Mythologies de lâhĂ©rĂ©ditĂ© au XIXe siĂšcle, Paris, Ăditions GalilĂ©e, 1981.
Hansen, Odile, La chute de la femme : lâascension dâun Dieu victimisĂ© dans lâĆuvre dâĂmile Zola, New York, Peter Lang Publishing, coll. « Currents in Comparative Romance Languages and Literatures », 1996.
MEMOR., « âLâAssommoirâ, par E. Zola », Le Petit Parisien, no 109, 2 fĂ©vrier 1877, p. 2.
Xerri, Jean-Guilhem, « Les chrĂ©tiens face au care â Que nous en dit lâĂvangile aujourdâhui ? », dans Françoise Parmentier (dir.), Le care : une nouvelle approche de la sollicitude ?, Paris, Ăditions Lethielleux, 2017.
MEMOR., « âLâAssommoirâ, par E. Zola », Le Petit Parisien, no 109, 2 fĂ©vrier 1877, p. 2.â©ïž
Alfred Barbou, Victor Hugo : sa vie, ses Ćuvres, Paris, A. Duquesne, 1880, p. 285.â©ïž
Ibid., p. 284. â©ïž
Ămile Zola, LâAssommoir, Paris, Flammarion, 2000 [1876], p. 165. DorĂ©navant, les rĂ©fĂ©rences Ă cet ouvrage seront indiquĂ©es entre parenthĂšses dans le corps du texte par la lettre A, suivie du numĂ©ro de la page.â©ïž
Odile Hansen, La chute de la femme : lâAscension dâun Dieu victimisĂ© dans lâĆuvre dâĂmile Zola, New York, Peter Lang Publishing, coll. « Currents in Comparative Romance Languages and Literatures », 1996, p. 21. â©ïž
Ibid., p. 49.â©ïž
Ibid., p. 41-53.â©ïž
Ibid., p. 46.â©ïž
Ămile Zola citĂ© dans GaĂ«l Bellalou, Regards sur la femme dans lâĆuvre de Zola, Toulon, Les Presses du Midi, 2006, p. 315.â©ïž
Fabienne BrugĂšre, Le sexe de la sollicitude, Paris, Ăditions du seuil, 2008, p. 63.â©ïž
Ibid., p. 67.â©ïž
Jean Borie, Le tyran timide : le naturalisme de la femme au XIXe siĂšcle, Paris, Ăditions Klincksieck, 1973, p. 145.â©ïž
Ibid., p. 144.â©ïž
Fabienne BrugĂšre, op. cit., p. 88.â©ïž
Jean-Guilhem Xerri, « Les chrĂ©tiens face au care â Que nous en dit lâĂvangile aujourdâhui ? », dans Françoise Parmentier (dir.), Le care : une nouvelle approche de la sollicitude ?, Paris, Ăditions Lethielleux, 2017, p. 153.â©ïž
Ibid., p. 151-152.â©ïž
Fabienne BrugĂšre, op. cit., p. 75.â©ïž
Jean-Guilhem Xerri, loc. cit., p. 154.â©ïž
Fabienne BrugĂšre, op. cit., p. 70.â©ïž
Jean Borie, Mythologies de lâhĂ©rĂ©ditĂ© au XIXe siĂšcle, Paris, Ăditions GalilĂ©e, 1981, p. 159.â©ïž
Fabienne BrugĂšre, op. cit., p. 21.â©ïž
« â En voilĂ assez, nâest-ce pas ? maman ! Ne causons pas des hommes, ça vaudra mieux. Tu as fait ce que tu as voulu, je fais ce que je veux.
â Comment ? comment ? bĂ©gaya la mĂšre.
â Oui, je ne tâen ai jamais parlĂ©, parce que ça ne me regardait pas ; mais tu ne te gĂȘnais guĂšre, je tâai vue assez souvent te promener en chemise, en bas, quand papa ronflait⊠Ăa ne te plaĂźt plus maintenant, mais ça plaĂźt aux autres. Fiche-moi la paix, fallait pas me donner lâexemple ! » (A, 439)â©ïž
Odile Hansen, op. cit., p. 75.â©ïž
Ămile Zola citĂ© dans GaĂ«l Bellalou, op. cit., p. 315.â©ïž