L’ambivalence des sentiments envers les figures du 𝑐𝑎𝑟𝑒 dans 𝐿𝑒 𝐹𝑖𝑙𝑠 𝑑𝑒 𝑙𝑎 𝑠𝑒𝑟𝑣𝑎𝑛𝑡𝑒 d’August Strindberg

Louise Nayagom

 

Quelques années après le succès de son premier roman La Chambre rouge (1879), qui le hisse rapidement à une célébrité internationale, August Strindberg publie Le Fils de la servante (1886). Ce roman autobiographique, dans lequel il relate son enfance, est l’occasion de dépeindre les mœurs et le paysage suédois de la seconde moitié du XIXe siècle. La sensibilité du narrateur permet de mieux appréhender les personnages et l’importance qu’ils représentent, notamment en ce qui concerne les figures du care qui l’accompagnent tout au long de son développement.

Le Fils de la servante en bref

Le Fils de la servante, c’est lui, Jean, qui vit une enfance instable entre les nombreux déménagements de sa famille, les changements d’établissements scolaires  –  plus sévères les uns que les autres  – , la mort de sa mère, le remariage de son père et l’arrivée de sa belle-mère, qui bouleverse définitivement son quotidien. Introverti et timoré, handicapé par son faible caractère, assoiffé d’affection, il ne reçoit que remontrances et punitions de la part de ses parents. Déçu par cette autorité abusive présente au sein de la famille, « foyer de tous les vices de la société ; […] maison de retraite des femmes qui aiment leurs aises, […] bagne du père de famille et […] enfer des enfants1 », et par celle qu’il constate à l’école, Jean camoufle ses sentiments les plus faibles et va d’apprentissages en désillusions, tentant de devenir malgré tout un adulte accompli.

Dans ce roman, les personnages de la mère, autrefois servante, de la nourrice et de la gouvernante ont une importance cruciale pour le développement de Jean, d’une part, et la construction du récit, d’autre part. Les différents rôles que jouent ces femmes dans son éducation sont à l’origine de l’ambivalence des sentiments qu’il nourrit à leur égard. Cependant, malgré leur nombre et leur importance dans la vie du jeune garçon, force est de constater que les figures du care occupent essentiellement des places secondaires dans l’œuvre. L’ombre dans laquelle elles portent les soins est équivalente à celle où elles sont maintenues dans le texte.

La servante, figure centrale

Des trois figures du care représentées dans le roman, la servante est celle qui a une plus grande importance. Dès la page de couverture du livre, elle est mise en avant, ce qui la rend à la fois centrale et anonyme, car désignée et reconnue uniquement par son métier. Habituée à la servitude dès son plus jeune âge, « son beau-père l’[ayant] jeté[e] dans la vie comme bonne, puis fille d’auberge » (FS, 12), la mère, qui ne sera pas nommée autrement, a réussi à s’élever socialement grâce à son mariage. Bien qu’elle ne tienne plus le rang de servante au moment de l’intrigue, elle continue à vivre docilement : « pour les enfants, elle était toujours une véritable providence. Elle coupait les envies, pansait les doigts blessés, elle consolait, calmait et soulageait toujours » (FS, 15). Renvoyant l’image de « la bonne mère », celle qui chérit et guérit, elle occupe une position de servitude bien qu’elle ne soit plus servante. Elle demeure une présence constante mêlée à une parole rassurante, qui rappelle celle de son ancien travail auquel elle reste enchaînée, tant par son attitude que par l’appellation que lui donne l’auteur dans le titre.

« Une paix durable n’a jamais régné entre Strindberg et les femmes. Dans toutes ses œuvres, […] il a essayé de mettre à nu leurs âmes, il les a tour à tour adorées, bafouées, persécutées2 ». Cette déclaration de John Landquist est confirmée dans Le Fils de la servante. Malgré la désillusion précoce quant à l’amour que lui portent ses parents, Jean s’attache profondément à sa mère. Au moment de la mort de celle-ci, le garçon est désemparé : « La mort était la fin de tout. Que deviendrait-on quand on ne trouverait plus sa maman ? C’était le désert, c’était le vide. Ni consolation ni compensation, rien que les profondes ténèbres de l’infortune » (FS, 91). S’en suivent un immense chagrin ainsi qu’un deuil douloureux.

De son vivant, malgré l’amour qu’elle porte à ses enfants, la mère sait se montrer intransigeante, voire injuste dans l’éducation : « Elle était familière avec les domestiques et punissait sur-le-champ l’enfant qui avait été grossier avec l’une d’elles : sur-le-champ, sans information ni jugement, sur simple dénonciation » (FS, 13). Même lorsqu’elle est sommée de garder le lit : « la mère [est] l’amie des servantes jusque dans la mort » (FS, 90). La servitude à laquelle elle a été assujettie toute sa jeunesse se retrouve en contradiction avec son rôle de mère lorsqu’il s’agit de faire l’éducation des enfants. « Celle auprès de qui [on] se [réfugie] toujours pour recevoir de la tendresse et de la consolation, mais rarement de la justice » (FS, 19), éprouve une sympathie sans limites envers ceux et celles dont elle a partagé la condition, faisant passer leur bien-être avant celui de ses propres enfants. La supériorité qu’éprouvent la plupart des maîtresses de maison envers les figures du care et qui les pousse à dénigrer ces dernières est ici inexistante en raison du passé de servitude de la mère. On peut y voir une alliance des figures du care, un soutien dans la soumission à autrui, inébranlable au-delà de la cessation d’activité, qui surpasse l’affection envers les enfants.

Le sacrifice de la nourrice

Plus loin dans le récit apparaît un personnage étrange : « son visage est émacié, elle a une coiffe blanche sur la tête et les oreilles. Ses mains amaigries sont à moitié enveloppées de chiffons blancs ; ses bras s’agitent constamment, se replient en arc si bien que les os de ses doigts s’entre-choquent » (FS, 28). On apprend que cette jeune femme, dans un état avancé de décrépitude, avait été la nourrice de Jean. Sa description, jumelée à l’endroit où elle se trouve, soit « une grande salle avec des lits peints en brun. Rien que des lits avec des vieilles femmes dedans […]. Et comme cela sentait mauvais » (FS, 28), causent une grande gêne chez l’enfant qui ne reconnait pas celle qui a vendu son lait à ses parents pour qu’il vive. Face aux larmes de son ancienne nourrice, Jean « se sent mal à l’aise » (FS, 28).

Pour la jeune femme en revanche, c’est l’allégresse quand elle l’aperçoit. Le lien d’attachement entre la nourrice et le nouveau-né créé par le don de soi et le don du liquide maternel est brisé lors du sevrage ; dès lors, l’enfant grandit, puis oublie le lien nourricier. En revanche, la nourrice s’attache à lui, mais est dans l’obligation de s’en séparer une fois ses services rendus. Prenant pour quelques mois le rôle de la mère, mais sans la reconnaissance et l’amour qui l’accompagnent, la nourrice incarne ce que le don de soi a de plus sacrificiel. Figure de servitude par excellence, car, en plus de son temps, c’est une partie de son corps qu’elle met à disposition, sa condition est d’autant plus tragique qu’elle n’obtient pas la moindre once de reconnaissance de la part du petit garçon : « Son cœur ne lui dit rien, ni qu’il a bu le sang de cette femme, sang qui appartenait à un autre, ni qu’il a dormi son meilleur sommeil sur cette poitrine déformée, ni que ces bras l’ont bercé, l’ont porté, l’ont fait sauter » (FS, 28). La métaphore qui remplace le lait nourricier par le sang est ici assez éloquente pour faire comprendre la détresse dans laquelle se trouvent les jeunes femmes contraintes de vendre le peu qui leur appartient.

En outre, la mort solitaire de la nourrice met en valeur le manque de reconnaissance de son métier. Cela est d’autant plus cruel que la nourrice n’éprouve pas de rancœur envers ceux qui sont responsables de sa condition : elle accueille l’enfant à bras ouverts avec des larmes de joie, abandonnée à l’autre et à jamais dans la dépossession de soi.

De gouvernante à marâtre : entre ignorance et haine

« Il entra à la maison une gouvernante pour les enfants. Elle était jeune, avait très bon air, parlait peu et avait parfois un sourire critique » (FS, 89). Ayant pour tâche de surveiller les enfants pendant la maladie de leur mère, la gouvernante se fait discrète, se préoccupant davantage des plus jeunes. Elle tient alors le rôle de servante, étant « presque sur un pied d’intimité » (FS, 89) avec les autres domestiques. Peu d’informations nous sont données quant à la nature de ses tâches, son arrivée étant occultée par la maladie de la mère.

Cependant, son caractère docile lui permet de s’adapter rapidement à la maison dans laquelle elle sert, ce qui garantit sa longévité dans celle-ci, pour le plus grand malheur de Jean. Au début, ignorante à son égard – « [l]e jeune homme était désormais son propre maître […]. La gouvernante l’évitait et ils n’entraient jamais en conflit » (FS, 96) – , son attitude se modifie quand elle se marie avec le père ; dès lors, la relation au narrateur change et l’indifférence laisse place à la haine, provoquant chez le jeune homme les plus vils sentiments.

Très affecté par la mort de sa mère, Jean ne tolère pas ce mariage, trop prompt à son goût. De plus, sa belle-mère adapte rapidement les règles de la maison selon son bon vouloir : « le régime fut réduit sous le gouvernement de la belle-mère et la nourriture fut moins bonne » (FS, 113), de telle sorte que Jean la perçoit vite comme une usurpatrice. Traditionnellement associée à la figure de la marâtre comme dans les contes de Cendrillon ou Blanche-Neige, la belle-mère dans ce récit ne fait pas exception, confiant à Jean des tâches ingrates, modifiant le cours de la vie du jeune homme, déjà bouleversé par le deuil de la mère. Il développe ainsi une haine envers cette remplaçante qui ne lui prodigue plus de soins, le laissant livré à lui-même dans la dernière phase de son devenir-adulte.

L’entrée dans l’adolescence coïncide avec cet abandon des figures du care. Toute l’attention de la mère, de la nourrice ou de la gouvernante est essentiellement dirigée vers les enfants plus jeunes, éprouvant naturellement un plus grand besoin d’affection et d’attention. Les sentiments négatifs que Jean éprouve à l’égard de sa belle-mère se développent lorsqu’il souhaite quitter le carcan familial. À cette période, son état d’adolescent ne nécessite plus les soins prodigués aux autres enfants. Peu avant, c’est de l’indifférence qu’il éprouve pour sa gouvernante, et plus tôt encore, de l’amour envers sa mère. Ces sentiments changeants à l’égard des figures du care dans l’œuvre de Strindberg peuvent être expliqués par l’évolution du narrateur, qui, devenant peu à peu adulte, se soustrait aux gestes doux et maternants.


Strindberg dans le roman autobiographique à l’étude, et plus globalement dans son œuvre littéraire, traite « de la femme innocente, tel un ange ou un enfant, ainsi que la femme séductrice et dominante – une menace pour l’homme3 ». Les femmes, qu’elles soient servante, gouvernante, nourrice, mère ou belle-mère, parviennent à laisser leur empreinte, tant dans la vie du narrateur que dans l’imaginaire des lecteurs et lectrices. L’ambivalence des figures du care dépeintes dans le récit concorde avec les différents sentiments que le jeune narrateur éprouve à leur égard. Qu’elles lui soient proches au point de partager le même sang, plus éloignées dans le cas d’un remariage, ou quasi inconnues en ce qui concerne la nourrice oubliée, leur présence est essentielle, et leurs soins sont si intrinsèquement liés aux besoins « primitifs » qu’ils sont à désigner comme indispensables.


Références bibliographiques

Corpus primaire

Strindberg, August, Le Fils de la servante, trad. Camille Polack, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1996 [1886].

Corpus critique

Enquist, Per Olov, Strindberg, une vie, trad. Marc de Gouvenain et Lena Grumbach, Paris, Flammarion, 1985.

Heidenstam, Verner von, « Le roman suédois : II : August Strindberg », Revue des Deux Mondes, vol. 136, no 2, 1896, p. 379-400, http://www.jstor.org/stable/44762238 (page consultée le 23 novembre 2021).

Lépine, Stéphane, « August Strindberg », Jeu, no 71, 1994, p. 219-225.

Lindberg, Ylva, « Strindberg face aux femmes », Études Germaniques, vol. 272, no 4, 2013, p. 605-624, https://doi.org/10.3917/eger.272.0605 (page consultée le 23 novembre 2021).

Strindberg, August, De l’infériorité de la femme, trad. Georges Loiseau, Nantes, L’élan, 2005.


  1. August Strindberg, Le Fils de la servante, trad. Camille Polack, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1996 [1886], p. 20. Dorénavant, les références à cet ouvrage seront indiquées entre parenthèses dans le corps du texte par le sigle FS, suivi du numéro de la page.↩︎

  2. John Landquist, « Strindberg et les femmes », dans August Strindberg, De l’infériorité de la femme, Nantes, L’Élan, 2005, p. 70.↩︎

  3. Yvla Lindberg, « Strindberg face aux femmes », Études Germaniques, vol. 272, no 4, 2013, p. 607, https://doi.org/10.3917/eger.272.0605 (page consultée le 23 novembre 2021).↩︎

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