FAKE, 𝑆𝑢𝑝𝑒𝑟 𝑁𝑢𝑟𝑠𝑒, 2020

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Hans-Érik Filfe-Leitner et Ming Huang

Cet hommage aux « professionnels de la santé du monde entier1 » a été peint par le graffiteur FAKE en mars de l’an dernier, quelques semaines après le début, en Occident, de la pandémie de la Covid-19. FAKE a expliqué qu’il avait réalisé le croquis de l’infirmière hâtivement, « le soir de l’annonce par le gouvernement des Pays-Bas d’une première phase de confinement de trois semaines2 ». L’œuvre, intitulée Super Nurse, a été très bien reçue, dans un climat médiatique déjà disposé à célébrer le travail du personnel médical. Elle a été reproduite à la une de plusieurs journaux et de plusieurs revues. Elle a également été projetée sur les murs d’hôpitaux à New York et Los Angeles, et imprimée sur des milliers de t-shirts. Il était bien important pour l’artiste de ne pas faire de profits avec Super Nurse, et de réinvestir tout argent gagné dans des œuvres caritatives3.

La figure de l’infirmière

Que FAKE ait décidé de peindre une infirmière, plutôt qu’un médecin, mérite qu’on s’y attarde. Dans une entrevue avec Netherland Unlocked, FAKE disait que ce dont il tirait le plus de fierté, parmi tout l’engouement que son œuvre a suscité, est le fait que des professionnels de la santé lui écrivaient comment l’image leur semblait émancipatrice et inspirante4. La notion d’émancipation qu’il évoque est particulièrement intéressante quand on considère que le métier d’infirmière est traditionnellement un métier féminin et qu’il le demeure, même aujourd’hui. C’est d’ailleurs un de ces noms de métier, à l’instar de la nounou, la gouvernante, la sage-femme, dont le genre neutre est de facto, dans l’expression usuelle, le féminin. On sait aussi que ce sont des emplois qui sont assez précaires. L’infirmière représentée regarde vers le haut, suggérant l’espoir et la détermination. Le masque qu’elle porte, sur lequel apparaît le symbole de Superman, évoque l’héroïsme, la force et l’invulnérabilité physiques de ce superhéros américain, ce qui n’est pas sans contraster avec le statut physique réel des infirmières pendant la pandémie : n’ayant pas eu d’autre choix que de s’exposer quotidiennement au virus, elles faisaient partie des populations les plus vulnérables de la pandémie.

Valeurs véhiculées sur le corps et le care

Le care désigne une activité à double mission quand on le lie avec le métier d’infirmière : il vise le « soigner-prendre soin » du patient. En 1854, Florence Nightingale, une aristocrate anglaise, organise à Londres un service de soins infirmiers dédié au caring, parallèlement aux soins médicaux centrés sur le traitement et la guérison (curing). Cette tentative est considérée comme la première qui ait pour but unique le caring, et serait, conséquemment, la première délimitation claire du domaine professionnel de l’infirmière5. Le care que prodigue l’infirmière s’inscrit souvent dans la durée. C’est dans cette mesure qu’on peut plus facilement parler de care pour l’infirmière que pour le médecin, qui est une figure de passage, qui propose son opinion professionnelle à un patient avant de passer à un autre. L’infirmière panse, réconforte, prodigue des soins physiques et parfois psychologiques. C’est elle qui prend en charge, avec une sollicitude authentique les besoins du patient : alimentation, réconfort, confort, et en cela, les « aptitudes naturelles » de l’infirmière relèvent du don de soi6. Le sacrifice du personnel infirmier montre un chemin qui conduit du sacrifice égologique (l’abandon du « moi ») au sacrifice biologique (le don de sa personne physique).

C’est pour cela qu’on introduit souvent, en parlant de celles (et aujourd’hui, de ceux) qui choisissent ce métier, la notion de vocation, ou de sacerdoce. Il a longtemps fallu, en Occident, une vocation religieuse pour être infirmière7. Au Québec plus particulièrement, les hôpitaux, dans les premiers temps de la colonie, étaient tous opérés par des religieuses, d’où des ordres comme les Religieuses hospitalières de Saint-Joseph, qui sont à l’origine des « Hôtel-Dieu » du Québec. Initialement, il y avait donc effectivement une part de « sacrifice » dans le travail d’infirmière : le sacrifice du devoir religieux, de celle qui a prononcé des vœux. Remarquons que cela a des implications considérables, au moins au début, sur la vie que doit mener l’infirmière, qui doit rester dans la pudeur de façon à ne porter jamais d’enfants et qui doit accepter de risquer la mort au service d’autrui. C’est une série de renoncements qui s’étend à tous les domaines de la vie, une vie désormais dévouée aux malades. La religieuse-soignante, qui vit dans l’exemple de son Dieu, est en quelque sorte elle-même une victime sacrificielle8.

Les Annales de l’Hôtel-Dieu de Québec, journal tenu de 1636 à 1716 par deux religieuses qui ont quitté la France, nous confirment l’aspect vocationnel du métier d’infirmière. Ces femmes ont tout quitté pour aller soigner des malades et des mourants, français et algonquins, dans une terre étrangère, hostile, où les nuits sont sombres et les hivers meurtriers. Cette relation écrite par des filles qui étaient pour la plupart dans la vingtaine lors de leur arrivée est véritablement ce que l’on pourrait appeler l’histoire au féminin9.

À l’exceptionnalisme des « grands hommes » d’autrefois, la culture contemporaine oppose des héros du quotidien, des héros « petits ». Au début de la pandémie, nous ne savions pas exactement quelle était la maladie que nous combattions. Au temps de la « grippe espagnole », des milliers d’infirmières sont décédées dans l’exercice de leurs fonctions. Qu’elles aient été religieuses ou non, elles sont mortes dans un anonymat relatif10. Aujourd’hui, les conditions des infirmières sont beaucoup moins dangereuses, mais il n’en reste pas moins qu’à l’orée de la pandémie, en mars de l’an dernier, nous ne savions pas si les infirmières ne reviendraient pas à leur rôle de victimes sacrificielles. La crise a éveillé la tension qui existe chez les infirmières entre la vocation et le métier. Des photos très partagées sur les médias sociaux nous ont montré partout dans le monde des infirmières effondrées de fatigue ou encore en larmes. On a montré les marques que font les équipements de protection sur leur visage, on a raconté les journées passées sous des couches de blouses protectrices, à la chaleur. C’est un métier profondément exigeant et épuisant. Au Québec, des milliers d’infirmières ont tout simplement quitté leur emploi, si bien que nous sommes passés proche de la pénurie. On ne peut qu’admirer celles qui ont accepté la vocation de travailler pour le bien-être des malades quoi qu’il advienne.


Références bibliographiques

Anonyme, « Interview: This is FAKE, the street artist behind Super Nurse », Netherland Unlocked, https://bit.ly/2O6EXhS> (page consultée le 5 février 2021).

Eller, Matthew, « FAKE’s new mural “Super Nurse” available for free download », Street Art News, https://streetartnews.net/2020/03/fakes-new-mural-super-nurse-available-for-free- download.html> (page consultée le 5 février 2021).

Jensen, Phyllis Marie, « Soins infirmiers », L’Encyclopédie canadienne, https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/soins-infirmiers> (page consultée le 9 février 2021).

Juchereau, Jeanne-Françoise et Marie Andrée Duplessis, Les Annales de l’Hôtel-Dieu de Québec (1636-1716), Québec, Publications de Hôtel-Dieu de Québec, 1984 [1939].

Molinier, Pascale, « Travail et compassion dans le monde hospitalier », Cahiers du genre, no 28, 2000, p. 49-70.

Onion, Rebecca, « Les infirmières de la grippe espagnole, héroïnes oubliées de la Première Guerre mondiale », Slate, http://www.slate.fr/story/174048/infirmieres-grippe-espagnole-heroines-premiere-guerre-mondiale> (page consultée le 9 février 2021).

Poulat, Émile, Maria Daraki, André Padoux et René Luneau, « Le sacrifice. De l’histoire comparée à l’anthropologie religieuse », Archives de Sciences Sociales des Religions, no 51-52, 1981, p. 153-168.

Rothier Bautzer, Éliane, « Care et profession infirmière », Recherche et formation, no 76, 2014, p. 93-106.


  1. Matthew Eller, « FAKE’s new mural “Super Nurse” available for free download », Street Art News, <https://streetartnews.net/2020/03/fakes-new-mural-super-nurse-available-for-free-download.html> (page consultée le 5 février 2021).↩︎

  2. Ibid.↩︎

  3. Anonyme, « Interview: This is FAKE, the street artist behind Super Nurse », Netherland Unlocked, <https://bit.ly/2O6EXhS> (page consultée le 5 février 2021).↩︎

  4. Ibid.↩︎

  5. Éliane Rothier Bautzer, « Care et profession infirmière », Recherche et formation, no 76, 2014, p. 93-106.↩︎

  6. Pascale Molinier, « Travail et compassion dans le monde hospitalier », Cahiers du genre, no 28, 2000, p. 50.↩︎

  7. Phyllis Marie Jensen, « Soins infirmiers », L’Encyclopédie canadienne, <https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/soins-infirmiers> (page consultée le 9 février 2021).↩︎

  8. Émile Poulat, Maria Daraki, André Padoux et René Luneau, « Le sacrifice. De l’histoire comparée à l’anthropologie religieuse », Archives de Sciences Sociales des Religions, no 51-52, 1981, p. 153-168.↩︎

  9. Jeanne-Françoise (R.M.) Juchereau et Marie Andrée (R.M.) Duplessis, Les Annales de l’Hôtel-Dieu de Québec (1636-1716), Québec, Publications de Hôtel-Dieu de Québec, 1984 [1939].↩︎

  10. Rebecca Onion, « Les infirmières de la grippe espagnole, héroïnes oubliées de la Première Guerre mondiale », Slate, <https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/soins-infirmiers> (page consultée le 9 février 2021).↩︎

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