« Pour le baptême du “Filleul” »

Leonnec, Pour le bapteme du filleul, 1916.jpg

Catherine Bastien et Héloïse Downs

« Pour le baptême du “Filleul” », réalisé par l’illustrateur français Georges Léonnec, paraît en 1916 dans l’hebdomadaire La Vie parisienne, un magazine culturel et humoristique. Durant la Première Guerre mondiale, il sera l’hebdomadaire le plus lu sur le front français1 où il est particulièrement apprécié pour ses publications d’illustrations frivoles et légères permettant aux soldats de « cultiver une certaine grivoiserie2 ». La popularité du magazine s’explique également par le fait qu’il publie des demandes ou des offres de « marraines » de guerre, des femmes se portant volontaires pour correspondre avec des soldats qui avaient perdu leur famille ou encore en étaient éloignés. Léonnec propose, dans cette illustration qui joue avec l’imaginaire de la marraine de guerre, une représentation de la mise en beauté d’une femme assistée par une domestique.

Par les jeux de lumière et la disposition des éléments, le corps de la femme bourgeoise apparaît comme le lieu principal d’attention. Elle est revêtue de couleurs pâles, et une partie de son corps est dévoilée. Elle attire ainsi le regard en s’opposant à la domestique sobrement vêtue de noir et dont le visage est en grande partie caché. Ce travail de la femme de chambre prend place dans la sphère privée, au sein même du foyer. C’est un service de grande proximité où la domestique est amenée à partager le quotidien et l’intimité de celle pour qui elle travaille, ce qui sous-entend qu’il existe un lien de confiance entre l’employée et sa patronne. Il est intéressant de remarquer que la domestique représentée semble être dans une position d’attente, voire d’observation. Elle se tient debout les mains jointes derrière le dos, alors que la femme bourgeoise applique elle-même ses produits. Cependant, bien qu’elle n’effectue pas de tâches à proprement dit, le rapport de servitude entre les deux femmes transparait d’emblée par l’uniforme porté par la servante. Le travail ménager demeure donc une forme de service du care qui prend place d’abord et avant tout dans une relation de patronage. C’est un service acheté et salarié, où des domestiques, des femmes issues de milieux populaires, prennent en charge le travail ménager et assistent personnellement des femmes mieux nanties. Le travail des domestiques traduit un rapport hiérarchique de domination sociale, entre les classes hautes et celles basses, en plus de mettre en lumière les disparités entre les femmes elles-mêmes3. En effet, dans cette illustration de Léonnec, une femme est mise au service d’une autre femme.

À cette époque, les femmes sont largement renvoyées à la sphère domestique, donc à l’univers de la maison et de la famille. Cependant, dans les faits, les tâches ménagères de la femme bourgeoise sont en grande partie réalisées dans l’envers du décor par des domestiques4. Bien que les activités du care soient associées exclusivement au féminin, une distinction s’établit entre un « care de service » jugé bas et un « care émotionnel » davantage valorisé5. Alors que le premier est rattaché aux corvées mettant le corps à l’épreuve, le second convoque l’esprit et la sociabilité, il s’apparenterait à un souci des « besoins affectifs6 » d’autrui. La domestique représentée promulgue un care émotionnel, en faisant partie de la vie intime de sa patronne, mais à l’extérieur du cadre de l’image, elle réalise également un care domestique. Cela permet à la femme bourgeoise de se dédier entièrement au care émotionnel, autant auprès de sa famille, qu’en prenant part à des activités de charité. Ainsi, les femmes riches délèguent à leurs domestiques, des femmes pauvres, les tâches ménagères et le « sale boulot7 », ce qui leur permet de prendre part à la vie mondaine et de s’adonner aux activités bourgeoises de bienfaisance.

L’illustration met en scène un lien asymétrique de care entre une servante mise à la disposition de sa patronne dans une opération de toilettage. La relation présentée n’en est pas une entre un corps soignant et un corps fragilisé. Il n’est pas question d’un corps malade qu’il faut soigner, mais d’un corps sain à enjoliver. Le soin fourni n’est pas un soin essentiel, il n’abrège pas la douleur ni n’assure la survie ou la guérison, il s’agit d’un soin de luxe, que seulement les femmes aisées sont en mesure de s’offrir. La légende vient appuyer cette mise en scène d’esthétisation du corps. Dans la phrase « Madame a raison de se faire belle : il aimera bien mieux ça que des dragées », le corps est comparé à un présent sucré, à ces dragées qu’on offre aux invités lors d’un baptême ou d’un mariage. Il s’agit donc d’un corps féminin destiné à être offert. La relation de soin est dirigée vers ce corps qui doit être paré, pour être apprécié ensuite par autrui, en l’occurrence par les soldats.

L’image convoque l’imaginaire de la marraine de guerre. L’illustration, mais surtout le titre et le texte qui l’accompagnent, offrent en effet un double sens. La femme bourgeoise pourrait se mettre belle pour son mari, mais les guillemets qui entourent le terme « filleul » ainsi que l’association entre La Vie parisienne et la pratique des marraines de guerre8 peuvent laisser croire qu’elle se prépare plutôt pour un soldat « filleul ». Il est donc intéressant de penser le magazine lui-même comme une source de care pour les soldats français. En offrant un soutien, mais aussi, comme on le voit dans cette illustration, en rappelant aux troupes que quelqu’un les attend à la maison, La Vie parisienne participe à la préservation du moral dans les tranchées françaises.

Même si deux femmes sont représentées sur l’image, seulement un des corps est sexualisé. Alors que le corps de l’une est désirable, l’autre est accessoire. La domestique apparaît comme un décor ; elle sert de faire-valoir. Elle devient simplement une preuve du statut social élevé de sa maîtresse. Point focal de l’illustration, la femme bourgeoise est regardée par sa domestique en plus d’être l’objet de son propre regard. Le corps de la servante s’efface de ce fait au profit de celui de sa maîtresse, rappelant qu’elle est celle qui travaille dans l’ombre, à l’intérieur du foyer, pour que la femme riche puisse rayonner à l’extérieur, prendre part à la vie publique et montrer sa sollicitude. L’anonymisation du corps de la servante derrière son uniforme convoque la notion de sacrifice. Dans son travail, la domestique met son corps à l’épreuve dans l’accomplissement des tâches ménagères, de manière à ce que le corps de la femme bourgeoise puisse maintenir sa beauté. Ainsi, si l’illustration paraît de prime abord comme une image légère servant de care moral aux troupes françaises, elle présente également, du point de vue d’aujourd’hui, une figure ambivalente du care. Bien que le travail domestique représente un soin de proximité basé sur un lien de confiance et d’intimité, il implique nécessairement une relation entre patronne et domestique habilleuse consignant des hiérarchies sociales.


Références bibliographiques

Alary, Éric, La Grande Guerre des civils, Paris, Éditions Perrin, 2019.

Charron, Catherine, « La crise du service domestique au Québec, au début du XXe siècle : l’analyse et les solutions de la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste », Julien Massicotte (dir.), Actes du 7colloque étudiant du Département d’histoire de l’Université Laval, Québec, Artefact, 2008.

Gilles, Benjamin, Lecture de poilus : livres et journaux dans les tranchées, 1914-1918, Paris, Éditions Autrement, 2013.

Laugier, Sandra, « Le care comme critique et comme féminisme », Travail, genre et sociétés, vol. 26, no 2, 2011, p. 183-188.

Coste Trin-Dinh, Nathalie, « Marraines de guerre et correspondant », Plateforme 14/18, https://www.plateforme1418.com/themes/hommes-femmes-guerre/participer-a-leffort-de-guerre_47/marraines-de-guerre-et-correspondants_49-1> (page consultée le 27 février 2021).


  1. Benjamin Gilles, Lecture de poilus : livres et journaux dans les tranchées, 1914-1918, Paris, Éditions Autrement, 2013 p. 207.↩︎

  2. Ibid., p. 209.↩︎

  3. Sandra Laugier, « Le care comme critique et comme féminisme », Travail, genre et sociétés, vol. 26, no 2, 2011, p. 187.↩︎

  4. Catherine Charron, « La crise du service domestique au Québec, au début du XXe siècle : l’analyse et les solutions de la Fédération nationale Saint-Jean-Baptiste », Julien Massicotte (dir.), Actes du 7e colloque étudiant du Département d’histoire de l’Université Laval, Artefact, 2008, p. 51.↩︎

  5. Sandra Laugier, loc. cit., p. 187.↩︎

  6. Ibid.↩︎

  7. Ibid.↩︎

  8. Éric Alary, La Grande Guerre des civils, Paris, Éditions Perrin, 2019, p. 221. Sur les marraines de guerre, voir Nathalie Coste Trin-Dinh, « Marraines de guerre et correspondant », Plateforme 14/18. <https://www.plateforme1418.com/themes/hommes-femmes-guerre/participer-a-leffort-de-guerre_47/marraines-de-guerre-et-correspondants_49-1> (page consultée le 27 février 2021).↩︎

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