La serveuse : entre travail et souci de l’autre

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Sandrine Bienvenu et Évelyne Ménard

La beauté avant tout

The Waitress’ est une photographie en noir et blanc, détenue par la banque d’images Mirrorpix. L’artiste est inconnu.e, mais nous savons que la photo a été prise en décembre 1979 à Londres, devant Bumburs, un restaurant-boîte de nuit situé sur Coventry Street. Sur le site de la banque d’images, on lit la description suivante :

The Waitress’ - 1970 Style : A new restaurant - night club called « Bumburs » in Coventry Street, London, in the old Corner House building, will have some of the lovely waitresses in England. The girls have been picked for their loveliness, as well as their experience. They will wear rather fetching outfits, including see-thru tops … and see-in tops. L/R Outside the new restuarant which opens this weekend are Katrina Davy, 19 ; Wendy Howlett, 21 ; Strona Hazell, 22. The newsvendor on the right seems to favour a self service catering service. December 19701.

Dans la description, on mentionne à deux reprises la beauté et le charme des serveuses avec les termes « lovely » et « loveliness ». La deuxième phrase est particulièrement révélatrice de la manière dont le restaurant envisage le métier de serveuse : on écrit que les « filles » – le mot « girls », qui est utilisé au lieu de « women », confère d’ailleurs à la description un ton un peu paternaliste – ont été engagées pour leur charme, ainsi que pour leur expérience. L’organisation de la phrase met ainsi l’accent sur le physique et le charme des « waitresses », que l’on comprend être les éléments les plus importants pour leur emploi, plutôt que l’expérience professionnelle. Aussi, on utilise le futur dans la proposition : « They will wear rather fetching outfits », ce qui donne l’impression qu’on exige des serveuses qu’elles portent des tenues révélatrices et que cela fait donc partie de leur description de tâche.

Une image dont on prend soin

Au restaurant, l’enjeu monétaire pose la table dès le départ. L’apparence de la serveuse importe beaucoup. Sa manière de se comporter et d’agir détermine le degré de satisfaction et de bien-être des client.e.s. Elle doit sourire, prendre soin d’elleux2 et, par conséquent, de son image : la serveuse est une figure particulière, chargée d’encourager la consommation de nourriture et d’alcool. Elle tente d’allonger les factures. C’est une sorte de jeu qui relève presque de la comédie, du début à la fin de la soirée, au moment de toucher le pourboire.

En restauration, la différence des genres est bien réelle. Le fait d’être une femme modifie le rapport au client : il ne s’adresse pas à elle de la même manière qu’il le fait face à un homme. Entre serveur et serveuse, l’habillement varie. Dans certains établissements, les femmes sont obligées ou fortement encouragées à se maquiller, à porter des talons hauts et des bas de nylon, alors que les hommes portent de simples pantalons et chaussures confortables. La conception de la féminité et de la masculinité reste très clichée pour les deux sexes.

Ce milieu peut être enrichissant, au niveau des rencontres et de l’ambiance festive, mais aussi toxique, surtout pour les femmes. Elles reçoivent parfois des remarques désobligeantes, non sollicitées, de la part des client.e.s. En général reliés à l’apparence, ces commentaires contribuent à creuser l’écart entre la personne qui sert et celle qui commande. Dépendre financièrement des client.e.s instaure une relation qui ne peut qu’être inégalitaire, basée sur l’artifice, même lorsque ce sont des femmes, comme le souligne Sandra Laugier dans son article sur le care : « La controverse du care est bien celle de la reconnaissance et de la perception des inégalités entre femmes3. » La serveuse se doit de répondre avec gentillesse, ou avec le sourire, à celleux qui n’ont pas accès aux coulisses.

Les pauses n’existent pas dans le monde des serveuses. Cette nécessité de faire passer l’autre en premier en fait une figure du care qui doit sacrifier son propre bien-être, au profit des client.e.s. Alors que la serveuse doit servir des repas et des boissons, elle n’a pas nécessairement le temps de manger, de boire ni de s’asseoir. Est-elle dans une posture de sacrifice ? Est-ce par souci de l’autre – dans une posture de bienveillance – ou bien par souci financier ? On peut se demander si la compensation monétaire, c’est-à-dire le pourboire, rachète vraiment l’oubli de soi, dans un milieu où l’apparence compte en premier, et le service en deuxième.

La beauté comme outil de marketing

Le premier élément que l’on peut souligner est l’importance accordée à l’apparence dans la stratégie de vente de l’entreprise : on essaie ici de vendre une image, celle de la belle serveuse, pour encourager la consommation d’alcool et les profits du bar. Les serveuses font donc partie de la stratégie marketing du restaurant, puisqu’on attire les clients – le masculin est ici utilisé à escient, car on peut supposer qu’une telle stratégie a comme objectif principal d’attirer des hommes et que la relation entre les serveuses et les clients s’inscrit donc dans une vision très hétéronormative des rapports de séduction – grâce à la beauté et aux vêtements des serveuses, c’est-à-dire grâce à leur corps genré.

Il y a donc un rapport de séduction entre les serveuses et les clients, puisqu’on tente d’amadouer la clientèle ; c’est d’autant plus le cas que Coventry Street, où se trouve Bumburs, est une rue très touristique et fréquentée où l’on retrouve plusieurs restaurants et boîtes de nuit. Il faut que chaque restaurant trouve un moyen de se démarquer pour attirer les client.e.s, et la stratégie utilisée dans le cadre de la photo est l’apparence des serveuses, livrées au regard de tous.tes les passant.e.s. On peut d’ailleurs noter qu’il n’y a même pas de liquide dans les verres : c’est sans doute parce que cette photo fait partie d’une série où l’on voit toujours les trois mêmes serveuses, ce qui indique probablement qu’il s’agit de photos promotionnelles et appuie de ce fait l’idée que les femmes sont utilisées comme un outil marketing.

On comprend que l’objectif de cette stratégie d’entreprise est de vendre un fantasme. À ce sujet, on remarque que, puisque la photo est prise en décembre, l’habillement des trois femmes n’est pas du tout approprié à la température. Il n’y a ainsi aucune dimension pratique à la manière dont on leur demande de s’habiller : leurs vêtements sont légers, elles sont très maquillées, ont les cheveux détachés – ce qui est moins commode pour le métier de serveuse, mais généralement considéré comme plus sexy – et on peut voir, sur d’autres photos de la même série, qu’elles portent toutes des talons hauts. Il y a donc une certaine dimension de sacrifice dans leur métier, dans la mesure où les serveuses sacrifient leur confort et une partie de leur identité pour correspondre à l’image idéale de la femme séduisante pour mieux répondre aux attentes des clients. C’est un peu comme si les femmes faisaient partie du menu : on exploite leur sexualité pour vendre leur corps, puisque la séduction est l’un des aspects centraux de l’expérience du service, de la même manière qu’on vend des boissons ou de la nourriture. La seule différence, cependant, est que dans le cadre du travail qui est monétisé, les femmes ne peuvent pas être « consommées », ce qui veut dire qu’on ne peut vendre que le fantasme de possession de ces femmes.

Un autre élément intéressant que l’on peut relever est la manière dont la photo illustre la différence entre les hommes et les femmes : tous les hommes sont habillés chaudement et sobrement, avec chapeaux et manteaux, ce qui accentue le contraste avec les trois serveuses plus ou moins dénudées. On peut aussi noter que l’homme qui s’occupe du kiosque à journaux regarde les serveuses, ce qui représente bien l’idée du regard masculin qui est posé sur les femmes, qui sont évidemment, dans la composition de l’image, mises en valeur. Bien que ces métiers, celui de vendeur et de vendeuse de journaux et celui de serveur et serveuse, soient très différents, la juxtaposition des deux donne une représentation intéressante de la manière dont le marché du service peut être genré. Le vendeur de journaux vend d’abord un produit et son corps n’est pas impliqué dans la stratégie de vente, alors que les femmes vendent d’abord leur corps, puis un produit. Le vendeur de journaux n’a donc pas besoin de fournir le même effort de vente que les serveuses, qui doivent entretenir leur image pour attirer la clientèle.

Ambivalence de la serveuse comme figure du care

Bien qu’il y ait une dimension du prendre soin dans le travail des serveuses, on peut se questionner sur sa place dans les métiers du care puisque le prendre soin, ici, n’est pas aussi essentiel ni aussi central que dans d’autres métiers, par exemple celui d’infirmier et infirmière. On peut toutefois avancer que les serveuses peuvent être considérées par la clientèle comme des figures du care lorsqu’on envisage leur travail dans sa dimension genrée – parce que les femmes sont perçues comme naturellement plus enclines à prodiguer des soins, une serveuse sera plus facilement considérée comme figure du care – et parce que cet emploi a une certaine parenté avec des tâches domestiques. Dans tous les cas, c’est un travail qui fait intervenir plusieurs idées reçues sur la femme qui prend soin des autres, avec notamment tout ce qui se rattache à la préparation et au service de la nourriture. Comme l’écrit Pascale Molinier :

Prendre soin de l’autre, ce n’est pas penser à l’autre, se soucier de lui de façon intellectuelle ou même affective, ce n’est même pas nécessairement l’aimer, c’est faire quelque chose, c’est produire un certain travail qui participe directement du maintien ou de la préservation de la vie de l’autre, c’est l’aider ou l’assister dans des besoins primordiaux comme manger, être propre, se reposer, dormir, se sentir en sécurité et pouvoir se consacrer à ses intérêts propres4.

Ainsi, faute de pouvoir clairement établir l’appartenance des serveurs et serveuses aux métiers du care, nous pouvons au moins affirmer que les serveuses peuvent être facilement perçues comme des figures du care justement en raison des conceptions essentialistes qui entourent les femmes et le care. Si, à la suite de Molinier, nous affirmons que « le travail de care désigne une dimension présente dans toutes les activités de service, au sens où servir, c’est prêter attention à5 », le métier de serveuse pourrait comporter une dimension du care sans toutefois être un métier du care à part entière.

Une dernière nuance à apporter serait la distinction entre le métier dans l’absolu et la vocation personnelle. Il existe très peu d’études à propos de la serveuse en tant que figure du care. Même si la situation est différente en Orient, on peut constater certaines similitudes avec celle en Occident. Dans sa thèse, Mi-Ae Lee commente le statut de travailleuses qui viennent d’immigrer dans certains pays : « Plutôt qu’un travail trivial, elles perçoivent leur métier comme une somme de tâches nobles, physiques et émotionnelles. Elles s’inscrivent dans la chaîne globalisée du care6 ». Leur perception du métier modifie leur rapport aux personnes dont elles prennent soin. Tout dépend peut-être de l’effort porté à autrui, peu importe si la personne concernée est une serveuse, une nounou ou une infirmière. Lee met justement sur un pied d’égalité les trois milieux :

[Les] femmes sont engagées principalement dans celui des services tels que les employés de restaurant, les employés de maison et les [aides-soignants]. Ainsi, les femmes sont considérées comme des personnes que l’on peut facilement rencontrer partout dans la vie quotidienne des Coréens par exemple au restaurant, au foyer ou à l’hôpital […]7.

En s’occupant des autres, la serveuse accomplit des tâches qui se rapprochent du travail domestique. Peut-être faut-il la percevoir comme une figure vouée à être ambivalente puisque, comme dans tous les métiers, les conditions de travail et les intentions sont variables. D’un établissement et d’un pays à l’autre, chacun.e s’investit et se dévoue autrement. Peut-être aussi est-ce l’impression d’aider autrui, au détriment de soi, qui brouille la frontière entre travail et sollicitude en restauration, les client.e.s étant dans une situation de besoin et les serveuses dans une situation de nécessité financière. Cela crée une relation de dépendance à deux niveaux : non seulement entre serveuse et client.e, mais aussi entre serveuse et employeur.se.


Références bibliographiques

Anonyme, « The Waitress’ », Alamy, https://www.alamy.com/stock-photo-the-waitress-1970-style-a-new-restaurant-night-club-called-bumburs-20454647.html> (page consultée le 3 mars 2021).

laugier, Sandra, « Le care comme critique et comme féminisme », Travail, genre et sociétés, no 26, 2011, p. 183-188.

lee, Mi-Ae, « Sortir de la chaîne du care : de travailleuses socialistes chaoxianzu (朝鮮族) à domestiques migrantes en France, Corée du Sud et Chine », thèse de doctorat, Normandie Université Le Havre – Normandie, 2018, p. 5.

Molinier, Pascale, « Le care à l’épreuve du travail : vulnérabilités croisées et savoir-faire discrets », dans Sandra Laugier et Patricia Paperman (dir.), Le souci des autres : éthique et politique du care, Paris, Éditions de l’EHESS, 2011 [2005], p. 339-356.

Molinier, Pascale, « Au-delà de la féminité et du maternel, le travail du care », Champ Psy, vol. 2, no 58, 2010, p. 161-174.


  1. Anonyme, « The Waitress’ », Alamy, <https://www.alamy.com/stock-photo-the-waitress-1970-style-a-new-restaurant-night-club-called-bumburs-20454647.html> (page consultée le 3 mars 2021).↩︎

  2. Pour que l’écriture du texte soit inclusive, le pronom « elleux » (forme contractée de « elles » et de « eux ») et d’autres dérivés, comme « celleux », seront utilisés.↩︎

  3. Sandra Laugier, « Le care comme critique et comme féminisme », Travail, genre et sociétés, no 26, 2011, p. 187.↩︎

  4. Pascale Molinier, « Le care à l’épreuve du travail : vulnérabilités croisées et savoir-faire discrets », dans Sandra Laugier et Patricia Paperman (dir.), Le souci des autres : éthique et politique du care, Paris, Éditions de l’EHESS, 2011 [2005], p. 341.↩︎

  5. Pascale Molinier, « Au-delà de la féminité et du maternel, le travail du care », Champ Psy, vol. 2, no 58, 2010, p. 162.↩︎

  6. Mi-Ae Lee, « Sortir de la chaîne du care : de travailleuses socialistes chaoxianzu (朝鮮族) à domestiques migrantes en France, Corée du Sud et Chine », thèse de doctorat, Normandie Université, 2018, p. 5.↩︎

  7. Ibid., p. 117.↩︎

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