𝑈𝑛 𝑏𝑎𝑟 đ‘Žđ‘ąđ‘„ đč𝑜𝑙𝑖𝑒𝑠-đ”đ‘’đ‘Ÿđ‘”đ‘’Ì€đ‘Ÿđ‘’ : la figure intermĂ©diaire de la serveuse

Juliette Gagné-Zouvi et Coralie Roy

Manet peint Un bar aux Folies-BergĂšre (1882), huile sur toile conservĂ©e Ă  l’Institut Courtauld Ă  Londres, alors qu’il se sait malade. Il s’agit de la derniĂšre grande Ɠuvre qu’il prĂ©sente au Salon avant de mourir l’annĂ©e suivante. La scĂšne, recrĂ©Ă©e en atelier, reprĂ©sente Suzon, une serveuse du cafĂ©-concert des Folies-BergĂšre. À la fin du XIXe siĂšcle, les lieux de spectacle et de plaisir sont lĂ©gion et symbolisent la vie moderne parisienne. Les femmes qui travaillent sur la scĂšne ou Ă  la table deviennent des sujets Ă  la mode1.

La composition du tableau de Manet se centre sur la serveuse : droite et positionnĂ©e de maniĂšre frontale, elle est l’attrait principal du tableau. Elle se trouve entre les lignes horizontales d’un bar en marbre et du cadre d’un miroir. Deux triangles, formĂ©s par les bras ouverts de la serveuse et par le dĂ©colletĂ© de son habillement sobre, culminent vers sa poitrine. Suzon avoisine des fruits, des bouteilles d’alcool et de champagne, et elle agit comme un autre objet de beautĂ©, de dĂ©sir et de consommation. Son corps est une nature morte en lui-mĂȘme, figĂ© dans l’espace. Il se situe en quelque sorte dans un tableau oĂč l’inertie des objets le contamine. D’ailleurs, le corps de la serveuse est un peu sculptĂ© comme un vase, ce rĂ©ceptacle Ă  la fois esthĂ©tique et utilitaire, conforme aux normes socioĂ©conomiques bourgeoises de l’époque2.

DerriĂšre le comptoir, Suzon paraĂźt imposante et invisible. Son langage corporel est invitant, mais son regard absent dĂ©tonne avec l’ambiance joyeuse du cafĂ©-concert. Elle semble pensive, voire rĂȘveuse, mais elle est en position de servitude, comme piĂ©gĂ©e derriĂšre le bar. Dans son dos, un grand miroir est accrochĂ© au mur dans lequel se reflĂšte une foule de personnes habillĂ©es Ă©lĂ©gamment, assises dans la galerie. Dans la salle enfumĂ©e, sous les grands lustres et la lumiĂšre Ă©lectrique, leurs corps sont Ă  peine esquissĂ©s. La touche rapide et morcelĂ©e du peintre crĂ©e une illusion de mouvement. PlacĂ©e devant ce dĂ©cor vivant, Suzon est statique. Pour ses clients, elle conserve un rĂŽle fixe, une attitude prĂ©visible. Elle observe de loin le plaisir des autres auquel elle ne peut participer ; elle y porte un regard distant. L’objet de ce regard a Ă©tĂ© interprĂ©tĂ© de diffĂ©rentes maniĂšres3. La serveuse est-elle mĂ©lancolique ? Lasse ? En service dans cet espace bruyant et surpeuplĂ© par la gent bourgeoise, peut-ĂȘtre se sent-elle aliĂ©nĂ©e. Peut-ĂȘtre encore, revĂȘt-elle un masque professionnel4 pour ne pas trahir ses vĂ©ritables Ă©motions vĂ©cues au travail. À l’avant-plan du tableau, elle semble maitriser ou rĂ©primer ses Ă©motions, alors que dans le reflet du miroir, on la devine plus rĂ©ceptive et chaleureuse.

L’Ɠuvre de Manet a donnĂ© lieu Ă  une trĂšs abondante critique artistique, notamment en ce qui concerne le reflet dans le miroir qui ne renvoie pas de maniĂšre rĂ©aliste Ă  la scĂšne reprĂ©sentĂ©e. Ce qui est le plus frappant, c’est la posture plus inclinĂ©e de la serveuse dans le reflet, ainsi que le client qui se trouve devant elle, contrairement Ă  ce que le tableau nous donne Ă  voir au premier plan. Deux aspects de l’expĂ©rience de cette serveuse sont donc simultanĂ©ment observables dans la toile. Dans le reflet, Suzon est en train de servir un homme portant un chapeau haut de forme. LĂ©gĂšrement penchĂ©e, elle a une posture et une attitude d’écoute. Elle semble discuter et potentiellement flirter avec le client5. Comme certains critiques l’ont suggĂ©rĂ©, il est possible que l’homme devant elle ne commande pas simplement de l’alcool, mais qu’il nĂ©gocie Ă©galement d’éventuels services sexuels6.

Le corps de Suzon a une double utilitĂ© de servitude : il sert le peintre ainsi que les nombreux clients des Folies-BergĂšre. Il est toujours limitĂ© Ă  un espace, que ce soit celui du cadre de la reprĂ©sentation ou celui du bar en tant que tel. MalgrĂ© que la serveuse soit le sujet de la toile et qu’elle soit bien centrale, elle se fond Ă©galement dans le dĂ©cor. Parmi les fruits, les fleurs et les bouteilles d’alcool, son rĂŽle est dĂ©coratif7, en plus d’ĂȘtre utile. Son mĂ©tier de serveuse implique d’attirer les clients en soignant sa prĂ©sentation. C’est ce que l’on peut observer en deux temps dans le tableau. À l’avant-plan, Suzon fait le commerce d’un Ă©talage de produits et est elle-mĂȘme attrayante. Son corps est instrumentalisĂ© pour inciter Ă  la vente. À l’arriĂšre-plan, sa posture change, elle est engagĂ©e dans une relation de service. Dans son analyse de l’Ɠuvre de Manet, Elda Pappada pose l’hypothĂšse qu’il existe une vĂ©ritable dualitĂ© entre la reprĂ©sentation de la serveuse comme « objet sexuel Â» et celle de son reflet qui sert un client. Selon elle, Manet fait davantage le portrait d’une « vendeuse Â» que d’une care giver8.

En fin de compte, la vente rĂ©pond Ă  un besoin fondĂ© sur un mode de consommation capitaliste. En dehors d’un tel modĂšle de sociĂ©tĂ©, la serveuse ou la vendeuse n’existe pas, ou elle existe diffĂ©remment. Dans ce cas, elle est nĂ©gligeable et, par consĂ©quent, illusoire quant Ă  la nĂ©cessitĂ© de son soin, qui ne participe plus d’une Ă©thique du care9.

Références bibliographiques

Beaudoin-Ross, Jacqueline et Cynthia Cooper, adaptation par Karine Rousseau, « Formes et modes Â», MusĂ©e McCord, http://collections.musee-mccord.qc.ca/scripts/printtour.php?tourID=VQ_P2_17_FR&Lang=2> (page consultĂ©e le 8 juin 2021).

Boime, Albert, « Manet’s “Un Bar aux Folies-BergĂšre” as an Allegory of Nostalgia Â», Zeitschrift fĂŒr Kunstgeschichte, no 56, 1993, p. 234-248.

Brown, Kathryn, Compte rendu de Ruth Iskin, Modern Women and Parisian Consumer Culture in Impressionist Painting, RACAR : Revue d’art canadienne, 2008, vol. 33, no 1-2, p.140-142.

Clark, Timothy James, The Painting of Modern Life : Paris in the Art of Manet and His Followers, New Jersey, Princeton University Press.

Collins, Bradford (dir.), Twelve Views of Manet’s Bar, New Jersey, Princeton University Press, 1996.

Iskin, Ruth E., « Selling, Seduction, and Soliciting the Eye : Manet’s Bar at the Folies-BergĂšre Â», Art Bulletin, vol. 77, no 1, 1995, p. 25-44.

Noddings, Nel, Caring. A Feminine Approach to Ethics and Moral Education, Berkeley, University of California Press, 1984.

Pappada, Elda, « Manet : a fictitious account of the woman in Bar of the Folies-BergĂšre Â», CUJAH, https://cujahtemp.files.wordpress.com/2016/11/8-manet-a-fictitious-account-of-the-woman-in-bar-of-the-folies-bergc3a8re-e28093-cujah.pdf> (page consultĂ©e le 2 juin 2021).


  1. Voir Kathryn Brown, Compte rendu de Ruth Iskin, Modern Women and Parisian Consumer Culture in Impressionist Painting, RACAR : Revue d’art canadienne, 2008, vol. 33, no 1-2, p. 141.↩

  2. Voir Jacqueline Beaudoin-Ross et Cynthia Cooper, adaptation par Karine Rousseau, « Formes et modes », MusĂ©e McCord, <http://collections.musee-mccord.qc.ca/scripts/printtour.php?tourID=VQ_P2_17_FR&Lang=2> (page consultĂ©e le 8 juin 2021).↩

  3. Voir Bradford Collins (dir.), Twelve Views of Manet’s Bar, New Jersey, Princeton University Press, 1996.↩

  4. Voir Albert Boime, « Manet’s “Un Bar aux Folies-BergĂšre” as an Allegory of Nostalgia », Zeitschrif fĂŒr Kunstgeschichte, no 56, 1993, p. 242.↩

  5. Voir Timothy James Clark, The Painting of Modern Life : Paris in the Art of Manet and his followers, New Jersey, Princeton University Press, 1984, p. 244.↩

  6. Ibid.↩

  7. Voir Ruth E. Iskin, « Selling, Seduction, and Soliciting the Eye : Manet’s Bar at the Folies-BergĂšre », Art Bulletin, vol. 77, no 1, 1995, p. 29.↩

  8. Voir Elda Pappada, « Manet : a fictitious account of the woman in Bar of the Folies-BergĂšre », CUJAH, <https://cujahtemp.files.wordpress.com/2016/11/8-manet-a-fictitious-account-of-the-woman-in-bar-of-the-folies-bergc3a8re-e28093-cujah.pdf> (page consultĂ©e le 2 juin 2021).↩

  9. Voir Nel Noddings, Caring. A Feminine Approach to Ethics and Moral Education, Berkeley, University of California Press, 1984, p. 82.↩

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