« Les nouveaux appareils… » de Vald’Es : corps de femme et rires d’hommes
Jérémy Champagne et Philippe Lambert
« Les nouveaux appareils… » est un dessin humoristique de Vald’Es – l’un des nombreux pseudonymes utilisés par les deux peintres et illustrateurs Louis Denis-Valvérane et Georges d’Espagnat – publié dans l’hebdomadaire Le Sourire en 1932. Le ressort comique principal qui s’y déploie est l’anticipation : on y projette le lecteur vingt ans après la date de parution, dans une utopie morale où les femmes sont mises à disposition du désir masculin grâce à des machines distributrices qui automatisent le rapport commercial client/prostituée. Magazine humoristique pour hommes, Le Sourire est aujourd’hui considéré1, pour ses nombreuses illustrations de femmes nues ou presque nues, comme l’un des inspirateurs de la figure de la « Pin-Up » américaine, cette femme-affiche que les hommes épinglent à leur mur. L’année de publication (1932) n’est, bien sûr, pas insignifiante : en pleine Grande Dépression en France, on s’imagine bien que l’humour joue un rôle moral autant que divertissant ; en outre, la loi Marthe-Richard du 13 avril 1946, légiférant sur le proxénétisme et sur les maisons closes, n’est pas encore à l’horizon.
Le dessin en question représente une prostituée. En effet, la femme n’est pas, ici, simplement exposée derrière une vitrine : cet appareil est d’abord une porte que l’homme doit ouvrir (après paiement), pour ensuite tirer la chaînette et délivrer, ou prendre, dans tous les sens du terme, la femme. La nudité, bien sûr, mais aussi le lieu où est située la machine – dans un hôtel, comme le dit la légende qui accompagne le dessin –, achèvent de dissiper les doutes quant à la nature de la profession. Cette femme – ou, devrions-nous plutôt dire, ces femmes, puisqu’elles sont deux et qu’on peut aisément imaginer que d’autres encore se trouvent hors-cadre – ne sont pas seulement mises en spectacle : elles sont distribuées à l’autre.
Care et corps en série2
La prostitution est un service : comme l’affirment Sandra Laugier et al., parce que « la sexualité fait partie des besoins et [que la prostitution y répond, elle] relève bien du domaine du care3 ». L’image de Vald’Es nous permet cependant de nuancer cette affirmation en ayant recours à la distinction faite par Joan Tronto, dans son séminal Moral Boundaries, entre caring et caring well, distinction qui, d’ailleurs, trace une ligne entre le care comme simple service rendu ou réponse à un besoin quelconque, et le care comme exercice d’une éthique personnelle fondée sur l’affirmation de sa voix propre – la notion de voix, bien sûr, remontant aux travaux de Gilligan4. Pour Tronto, en effet, ce qui peut fonder une « pratique du care » consiste en un continuum moral entre la pensée, ou les convictions de celle ou celui qui prodigue le care, et ses actions5. Or, la prostituée de Vald’Es est mise dans une situation qui l’annule comme sujet éthique. Son assujettissement complet au choix du client, mais aussi son exposition comme objet de consommation (nudité, coquetterie, vitrine), résultats d’une exacerbation du rapport commercial caractéristique de la prostitution (ici pris en charge par le dispositif de la « machine »), la réduisent à un objet du désir. En outre, la prostituée telle que représentée ici est victime d’une sérialisation corporelle qui achève sa désindividuation, ou son objectivation. En effet, loin d’être « une » femme, la prostituée est ici « la » femme, c’est-à-dire qu’elle devient exclusivement corps ; elle devient les marques – ou stigmates – d’un idéal féminin qui, depuis des siècles, règne dans l’histoire occidentale des représentations picturales : rousseur, blancheur, jeunesse et nudité/réserve du corps – couple paradoxal – portent tous les échos de la Vénus de Botticelli. La fleur qui cache les organes génitaux, symbole par excellence de la virginité6, vient achever le portrait : ici, la prostituée renvoie à un archétype de femme que Jessica Valenti, dans son article sur le culte de la virginité, désigne comme la « vierge désirable7 », à la fois objet du désir sexuel et objet de pureté qui n’a jamais connu le sexe. Pour Valenti, cette pureté associée à la virginité est ce qui extrait la femme du rapport pratique aux valeurs morales : « equating [the] inaction [of staying “pure”] with morality is problematic because it continues to tie women’s ethics to our bodies, but also is downright insulting because it suggests that women can’t be moral actors8 ». Déjà neutralisée dans sa capacité d’action par la machine qui l’enferme et qui la distribue aux hommes, la « prostituée vierge » de Vald’Es voit ses qualités morales réduites à une hypothétique « pureté » du corps. Désirable par sa nudité, pure car vierge ou se projetant comme telle, la femme n’est ici rien d’autre qu’un corps idéel, un corps imaginé, pur produit de fabrication. La femme est donc plutôt une « fille », ici, au sens remarqué par Martine Delvaux dans Les filles en série lorsqu’elle critique cet archétype (ou produit sériel, « catégorie », pour utiliser sa terminologie) qui « [joue] à la fois de la virginité (au sens de “pucelle”) et de la sexualité exacerbée (au XIXe siècle, par exemple, les “filles” étaient celles qui travaillaient au bordel)9 ». L’homme en avant-plan, quant à lui – dans le rôle de l’acheteur ou du client –, peut aussi être perçu comme une figure du care, quoique de care-receiver10 plutôt que de care-giver ; pour nuancer, on pourrait même le désigner comme un care-buyer, car c’est lui qui, dans un rapport de consommation, met à sa disposition le care (et le corps) de l’autre, l’accapare mais non sans honte. Son corps à lui, en effet, est effacé : il a droit aux vêtements (de la tête aux pieds), vêtements qui, du même coup, l’invisibilisent dans la composition (le quadrillé de ses pantalons et la couleur de son manteau le fondent dans le décor), et le disculpent de son désir : outre la portée potentiellement métaphorique de la canne, rigide mais dissimulée au regard de la femme, l’homme n’est, ici, que regard et mouvement de l’achat, et son sexe est remplacé par une main tendue vers la chaînette qui doit ouvrir la porte et « libérer » la femme. Dans cette image de transaction, qui représente l’achat du service sexuel, s’opère aussi une transaction plus fondamentale, mais sur un autre plan, celui de la représentation du désir : de manière insidieuse, toutes les marques du désir masculin sont transférées au corps de la femme, et si la force dominante du dessin est celle du désir de l’homme, celui-ci n’apparaît qu’en négative, comme en réaction implicite, voilée, au corps de la femme. Mais ce corps est bien le terrain où se déploie, voire devient visible (s’érige ?) le désir masculin, qui le transforme en corps idéel, en corps de désir ; le désir de la femme, suivant la logique de ce que Delvaux appelle la « désappartenance perpétuelle [des filles]11 », est, lui, complètement effacé, sinon travesti en un simple sourire, que nous voyons plutôt comme le signe bête d’un consentement à être choisie.
Ainsi, loin d’une pratique éthique qui témoignerait d’une certaine agentivité de l’être moral, se déploie ici un care en série fondé sur deux asymétries fondamentales entre des acheteurs et un produit, l’asymétrie du choix, d’une part, et celle du corps, d’autre part : chez l’une, ce corps est la marque exclusive de l’identité, soumission à un idéal extrinsèque qui le façonne et le met en forme ; chez l’un, c’est un corps désirant mais invisible, un corps de pouvoir qui contraint (spatialement, sexuellement et métaphoriquement) l’autre par le « service ».
Un care « mâlicieux »
L’enfermement de la femme dicté par le désir des hommes est double : elle est enfermée littéralement dans l’appareil, et, symboliquement, dans un corps idéel. De façon moins évidente, Le Sourire, ce magazine dont le titre est repris sur le visage de la femme représentée, qu’on veut coquette dans sa soumission, agit aussi comme un dispositif d’enfermement. En effet, ce magazine dont le lectorat est, en principe, essentiellement masculin, est par conséquent le lieu d’un certain rire masculin, où les femmes, les « pin-up », sont « épinglées » par les ressorts d’un humour masculin, proprement sacrifiées par une machine de l’humour dont le seul objectif est de générer le rire ou le sourire – et ce rire tient aussi, par ailleurs, d’un certain care prodigué à l’endroit du lectorat, surtout pendant la Grande Dépression, période de crise autant économique que morale. Dans cette machine de l’humour, la femme en est réduite à un rouage, et ne peut, par conséquent, manifester aucune opposition ; plutôt, cet encouragement silencieux par le sourire est rendu obligatoire, par l’économie du dessin, si l’on veut faire « sourire », en retour, l’homme qui lit. Car l’homme ne doit être ni froissé dans son désir ni culpabilisé dans son rire : comme l’homme-acheteur voit son désir effacé par ses vêtements, l’homme-lecteur, complice de l’achat, s’efface aussi, ou se déresponsabilise, dans le mouvement même de son rire, et ce, grâce au sourire de l’objet. Ici, le soin moral prodigué au lecteur par le rire est donc consubstantiel à un anéantissement de la volonté (donc de la possibilité du refus) chez la femme représentée. Celle-ci s’en trouve donc doublement réifiée : objet du désir de l’homme, elle est aussi rouage, instrument dans une mécanique du rire.
Transparaît alors, à la fois à l’intérieur du rapport représenté, et à l’extérieur, c’est-à-dire dans ce nouveau rapport qui se constitue entre la représentation et ses spectateurs, un care « mâlicieux », néologisme qui nous sert à désigner un care prodigué au « mâle », en tant que corps désirant, aux dépens (ou par la voie de la tromperie) de la femme en tant que corps désiré. Dans le dessin de Vald’Es, l’homme se joue de la femme en la réduisant à une figure du désir (de son désir à lui), transfert insidieux qui détruit l’unicité du sujet-femme représenté. Mais ce care malicieux semble trouver un autre lieu de déploiement privilégié dans la presse satirique, qui permet à l’homme-spectateur de « rire aux dépens » de la femme, donc de se prodiguer, dans un contexte de crise, un self-care par la moquerie. Ainsi, le rapport du lecteur-moqueur vient imiter le rapport de l’acheteur à la femme-marchandise, à cette exception près que, pour lui, la femme est une marchandise du rire : c’est le pendant moral du service, qui tantôt était sexuel.
Références bibliographiques
Delvaux, Martine, Les filles en série, Montréal, Remue-Ménage, 2018 [2013].
Gilligan, Carol, Une voix différente : la morale a-t-elle un sexe ?, Paris, Flammarion, 2019 [1982].
Hanson, Dian, The History of Men’s Magazines, vol. 1, 1900 to Post-WWII, Cologne, Taschen, 2004.
Laugier, Sandra, Pascale Molinier, Frédéric Bisson et Anne Querrien, « Prenons soin des putes », Multitudes, no 48, 2012, p. 32-37.
Tronto, Joan, Moral Boundaries : A Political Argument for an Ethic of Care, New York, Routledge, 1993.
Valenti, Jessica, « The Cult of Virginity », dans Susan M. Shaw et Janet Lee (dir.), Women’s Voices, Feminist Visions : Classic and Contemporary Readings, New York, McGraw-Hill, coll. « Humanities/Social Sciences/Languages », 2001, p. 181-185.
Voir, à ce propos, Dian Hanson, The History of Men’s Magazines, vol. 1, 1900 to Post-WWII, Cologne, Taschen, 2004.↩︎
Le syntagme « en série » est emprunté à Martine Delvaux : Les filles en série, Montréal, Remue-ménage, 2018 [2013].↩︎
Sandra Laugier, Pascale Molinier, Frédéric Bisson et Anne Querrien, « Prenons soin des putes », Multitudes, no 48, 2012, p. 34.↩︎
Voir Carol Gilligan, Une voix différente : la morale a-t-elle un sexe ?, Paris, Flammarion, 2019 [1982].↩︎
« To call care a practice implies that it involves both thought and action, that thought and action are interrelated, and that they are directed toward some end. » Joan Tronto, Moral Boundaries : A Political Argument for an Ethic of Care, New York, Routledge, 1993, p. 108.↩︎
Pensons, par exemple, à l’expression française « perdre sa fleur ».↩︎
Jessica Valenti, « The Cult of Virginity », dans Susan M. Shaw et Janet Lee (dir.), Women’s Voices, Feminist Visions : Classic and Contemporary Readings, New York, McGraw-Hill, coll. « Humanities/Social Sciences/Languages », 2001, p. 185.↩︎
Ibid., p. 184.↩︎
Martine Delvaux, op. cit., p. 36.↩︎
Cette terminologie est empruntée à Joan Tronto, op. cit., p. 107-108.↩︎
Martine Delvaux, op. cit., p. 36.↩︎