Prendre soin des artistes et des œuvres : le travail de curatrice
Entretien avec Isabelle de Mévius, mené par Catherine Mavrikakis et Andrea Oberhuber le 5 décembre 2021 au 1700 La Poste, centre d’art privé situé à Montréal.
L’entretien qui suit s’inscrit dans le cadre du projet de recherche CRSH « À votre service » qui rassemble trois chercheur.e.s, une coordonnatrice et des étudiant.e.s de l’Université de Montréal, dont plusieurs étaient présent.e.s.
Andrea Oberhuber : Bonjour à toutes et à tous, merci Isabelle de Mévius de nous accueillir ici dans ce beau lieu. Originaire de Belgique, vous avez traversé l’Atlantique, comme d’autres, pour vous installer à Montréal et participer activement à la vie culturelle et artistique du Québec, tout en conservant un lien fort avec votre pays d’origine.
Catherine et moi, par nos activités au sein de la revue MuseMedusa et de l’équipe « À votre service », nous avons voulu nous entretenir avec vous à propos de ce que signifie justement exposer des œuvres d’art et prendre soin des artistes, à moins que ce ne soit l’inverse, exposer des artistes et prendre soin des œuvres d’art. L’un ou l’autre, ce n’est pas tout à fait la même chose. Nous avons prévu une heure de dialogue avec vous, puis nous donnerons la parole à la salle pour que les jeunes et moins jeunes puissent aussi vous poser des questions.
Vous avez créé en 2013 ce lieu, 1700 La Poste, qui est un centre d’exposition privé et de diffusion de l’art contemporain, à Montréal. L’entrée est gratuite ce qui est une rareté de ce côté de l’Atlantique. Comment vous est venue l’idée de créer un centre pour être au service des artistes montréalais et québécois ? Comment avez-vous conçu ce centre qui est dans un lieu particulier, dans un ancien bureau de poste, quelles ont été les discussions avec l’architecte que vous avez connu, Luc Laporte ?
Isabelle de Mévius : D’abord, je viens de Belgique. J’ai travaillé huit ans chez moi, je faisais des expositions dans ma maison en privé. J’ai été artiste peintre, j’ai fait de la sculpture et donc j’ai une connaissance de l’art qui est plutôt du faire que d’avoir fait des études en histoire de l’art… J’ai donc dû m’adapter un peu à ce que je désirais faire. J’ai créé La Poste parce que j’étais dans une école de psychanalyse, une école lacanienne, et j’étais entourée de philosophes et d’artistes qui gravitaient autour de ce groupement-là. En allant voir l’atelier d’un de ces artistes, je me suis rendu compte que toute son œuvre était là et il ne se passait rien. Il travaillait, travaillait, travaillait puis il engrangeait son œuvre. Alors, je me suis dit qu’il fallait faire quelque chose et comme j’avais déjà animé un peu une galerie à Bruxelles, je m’y suis mise petit à petit. J’ai fait un livre pour lui, pour qu’il puisse aller se présenter dans des centres culturels et qu’il puisse valoriser son art. De fil en aiguille d’autres artistes sont venus vers moi. J’ai acquis une collection et à un moment je n’avais plus de place chez moi. J’ai acheté la Poste me disant que j’allais faire des expositions pour ces artistes. Alors c’est ainsi que tout a commencé ici.
A. O. : Ça a l’air tout simple, vous avez manqué d’espace et vous avez décidé d’ouvrir un centre d’exposition…
I. D. M. : (rires) Oui, c’est ça. J’avais trop d’œuvres…
A. O. : Et, apparemment, vous aviez envie de partager les œuvres.
I. D. M. : C’est assez naturel la façon dont ça s’est passé… J’ai suivi mon feeling et je suis finalement arrivée à faire La Poste. J’ai acheté ce bâtiment en 2008. Il a fallu quatre ans pour le mettre bien aux normes selon les exigences d’un lieu d’exposition, puis on a commencé. Je pense que ce qui s’est passé ici, ça ne se passerait pas en Belgique. Il est assez rare de trouver des ateliers pleins d’œuvres quand un artiste a 60 ans. Au fond, j’ai remarqué qu’ici, les artistes plus âgés sont un peu laissés-pour-compte parce qu’on a beaucoup valorisé leur venue au monde ; on valorise beaucoup l’art des jeunes et quand un artiste atteint l’âge de 60 ans…
Je prends l’exemple de Gilles Mihalcean qui avait beaucoup de sculptures chez lui. J’ai discuté avec lui, car je veux rendre service à des artistes comme lui et en même temps, c’est passionnant parce qu’on se rend compte de la portée de l’œuvre. Ça a donné une deuxième vie à des artistes qui ont pu, grâce aux livres, aller se présenter dans des centres culturels et relancer leur carrière. Ça peut aussi aider des artistes à la mi-carrière qui sont moins connus. J’ai vu une nécessité de faire ce travail avec des artistes. En Belgique, je dois dire que ça ne serait pas passé du tout de cette manière, parce que les artistes sont mieux suivis là-bas. Un artiste qui a 70 ans qui est un bon artiste est assez courtisé quand il fait une exposition dans une galerie… J’ai souvent remarqué qu’il vendait tout parce qu’on savait qu’il allait mourir un jour et qu’on aurait alors une œuvre qui allait valoir cher… Je vous assure c’est comme ça (rires). Bref, 1700 La Poste, c’est un peu comme ça que tout a commencé.
A. O. : Le rapport avec l’architecte, la transformation des lieux, est-ce qu’il y a eu beaucoup d’échanges et de discussions ? C’est vous qui aviez des idées précises et claires ou ça s’est fait sous forme de dialogue ?
I. D. M. : Il m’a fallu un peu de temps. Le bâtiment ici est classé patrimonial à l’extérieur, je ne pouvais pas changer les fenêtres… J’ai donc fait une restauration de l’extérieur, de la façade, comme elle était. Et je devais faire attention, vous savez, en tant qu’Européenne, on fait très attention à changer un lieu, à conserver ce qui est ancien, à ne pas bousculer et j’avais peur de changer La Poste parce que c’était quand même un ancien bureau de poste et je me disais à tout moment « est-ce qu’on peut enlever ce mur-là ? » Mais Luc Laporte m’a poussée un peu, il avait une autre vision, il pensait qu’il fallait profiter de l’espace. On a dû abattre un mur dans le fond de la pièce au rez-de chaussée, ce qui a fait que la pièce est devenue carrée. Ça a finalement avantagé les expositions parce qu’on se retrouve dans un lieu où ça tourne autour de soi. Ce n’est pas rectangulaire, donc ça ne file pas, ça tourne autour d’un centre, d’un cœur, ça peut faire comme un cabinet de curiosités et ça entoure bien l’œuvre. On a ouvert le mur du fond, un mur avec plein de portes blindées. Car, dans l’ancienne poste, ils arrivaient par le fond et déposaient tout ; il y avait toute la salle au milieu où les gens travaillaient et devant, entre les colonnes, vous aviez des comptoirs en marbre où les gens venaient s’appuyer pour acheter leurs timbres. C’est un bâtiment qui est super intéressant, le postier en chef habitait au-dessus avec sa famille et puis il descendait par un escalier qui menait à un couloir d’investigation. C’est indiqué comme ça dans les plans, où il y avait des petites fenêtres où il pouvait regarder ce que son personnel faisait dans la salle.
A. O. : C’est pratique ça, c’est très foucaldien… (rires).
I. D. M. : On a gardé deux de ces portes dans la salle et il y avait le couloir qu’on a dû enlever car on a ouvert la salle dans le fond. Luc Laporte était quelqu’un qui a très bien trouvé ce qu’il fallait faire ici. J’ai hésité un peu car je me demandais si je pouvais faire ci, enlever ça… Il a fallu faire le lien entre le sous-sol et le rez-de-chaussée ; un architecte m’a proposé de trouer le plancher pour y faire un escalier. Mais chaque fois qu’il y avait des gens nouveaux, des architectes nouveaux qui arrivaient, ils me donnaient des idées. Quelqu’un m’a dit : Ah, si vous voulez faire de l’art contemporain ici, il faut tout enlever, enlever la mezzanine. Et j’ai presque tout enlevé. Quelqu’un m’a dit, vous savez, il faudrait faire un escalier qui mène en bas et j’ai trouvé ça très bien. Au fond, chaque personne me donnait un conseil.
A. O. : Vous étiez toujours à l’écoute, en tout cas, de tous ces conseils qu’on vous donnait. Catherine, tu voulais intervenir ?
Catherine Mavrikakis : Je me permets, Isabelle, de vous remercier encore d’avoir accepté cette invitation. Je vous ai déjà expliqué un peu notre intérêt de vous rencontrer. Nous sommes à cheval entre deux projets. C’est-à-dire qu’il y a la revue MuseMedusa fondée par Andrea qui travaille sur les arts visuels et le projet À votre service que porte Andrea avec Simon et moi, sur les figures du soin. C’est dans ce contexte qu’on a eu l’idée de nous entretenir avec vous parce que vous êtes une figure du soin, de ce soin porté aux œuvres d’art et aux artistes. La curatrice ou commissaire d’exposition qui n’est pas tellement présente dans nos imaginaires. Elle est là, mais on ne la voit pas beaucoup. C’est pour ça qu’on a tenu à vous parler. Je suis allée voir le mot « commissaire » qui est important et j’ai vu qu’en anglais, et on m’a appris que c’était aussi en français, on utilise le mot curator qui veut dire « prendre soin des œuvres ». On pourrait discuter de ces mots gardiens : conservateur, commissaire, curator/curateur. J’ai envie de discuter avec vous de cette place que l’on occupe quand on s’occupe des œuvres. Je suis allée voir justement un livre qui s’appelle Talking to a Portrait : Tales of an Art Curator. Rosalind Pepall y parle d’un souci presque maternel envers les œuvres ; on peut être d’accord ou pas d’accord, mais c’est ça qui m’intéressait. Quel type de bienveillance doit-on exercer quand on est, comme vous, dans cet endroit où vous prenez soin des œuvres d’art et des artistes que vous accueillez et que vous exposez ? Puis, de façon concrète, comment choisissez-vous les artistes et quel type d’hospitalité tenez-vous à leur offrir ?
I. D. M. : C’est assez vaste. En fait, être commissaire d’exposition ou curator, c’est la même chose. Le métier de conservateur, lui, est différent. Le conservateur est gardien d’une quantité d’œuvres appartenant à une plus large collection, souvent institutionnelle, alors que le commissaire s’occupe des personnes, des artistes et de les exposer.
C. M. : Et vous, vous vous reconnaîtriez dans quel mot ?
I. D. M. : Le mot curator est surtout employé en Europe car ils adorent les mots anglais (rires) et ici, on emploie le mot français « commissaire ». Mon métier n’est pas d’être conservatrice comme dans un musée car je ne fais pas ceci pour faire une collection. A fortiori, il y a une collection qui va se faire, je reçois et j’achète des œuvres des artistes qui viennent exposer ici. Alors, s’il y a une collection, elle sera assez éclectique selon les artistes que je choisis pour exposer et ceux de qui j’achète. Je suis commissaire et au fond, cela veut dire que je suis une organisatrice de tout : concevoir une exposition et en organiser la réalisation. D’abord, je vais voir un artiste, je le rencontre, je prends connaissance du travail et on discute longuement. Puis on se dit comment on veut faire le livre pour accompagner l’exposition. C’est parfois un catalogue d’exposition, plus souvent une monographie mais jamais un catalogue raisonné. On va présenter les œuvres de l’exposition et d’autres œuvres importantes pour montrer la démarche de l’artiste sur plusieurs années. Il y a trois écrits par publication : je fais une préface et j’introduis l’artiste en quelques pages et je demande à un historien de l’art d’écrire pour que l’artiste puisse être encadré et mis dans un contexte historique, pour qu’il y ait un discours développé sur son art par un spécialiste. Moi, j’introspecte en fait, puisque j’aime bien l’aspect psychanalytique de l’œuvre, alors que l’historien est moins enclin à entrer là-dedans. C’est davantage quelqu’un qui cherche à situer l’œuvre par rapport à l’histoire de l’art au Québec. Je demande surtout aux artistes ce qu’ils veulent comme écrits et comme auteurs, et c’est souvent eux qui choisissent un historien de l’art. Pour le troisième texte, on donne la parole à l’artiste ou bien on va chercher une vision complémentaire avec un philosophe ou un poète qui connaît très bien le travail de l’artiste. Je me dis qu’à trois personnes, il n’y a pas de pensée unique, il n’y a pas que l’historien de l’art qui écrit ; il y a plusieurs subjectivités en présence les unes des autres et il y a une histoire qui se raconte sur l’artiste. Enfin voilà, il y a moi, il y a l’historien de l’art c’est comme si on diversifiait un peu les gens qui s’occupent intellectuellement de l’artiste. Ce qui est important, c’est que ce soit une recherche au niveau de la compréhension de l’œuvre. C’est un livre que l’artiste peut envoyer à différents endroits pour proposer d’être exposé. Ils peuvent aussi envoyer les livres dans des musées pour appuyer une exposition.
C. M. : Est-ce que je peux me permettre de revenir sur le maternel car vous n’avez pas tout à fait répondu à cette question. On en avait déjà parlé un peu, je vous disais que cette conservatrice disait qu’elle avait un rapport presque maternel avec les artistes et les œuvres ; vous avez dit que c’était plus complexe, mais j’aimerais quand même vous entendre là-dessus puisque la psychanalyse vous intéresse. Quelles figures se jouent avec les artistes, ou est-ce qu’il y en a tellement que c’est indicible ?
I. D. M. : Bon… Disons que quand on organise quelque chose comme ça – je n’arrive pas à me mettre dans la peau de la maman qui s’occupe des artistes (rires). C’est vrai que quelque part, on prend tout en main et on va à fond dans les questions que l’on pose à l’artiste et dans le fait de s’occuper de lui en faisant un livre, un film, une exposition ; au fond, on a le rôle de faire connaître son œuvre, c’est presque un rôle de professeur qui fait une sorte d’enseignement. Mais je ne me sens pas maternelle… C’est vrai que je m’en occupe comme des parents qui font tout pour leurs enfants et je me suis parfois dit que parce que je n’ai pas beaucoup d’enfants, je m’occupe de beaucoup d’artistes. Donc, je ne me sens pas maternelle dans le sens où à partir du moment où je travaille, où j’ai quelque chose à dire, quelque chose à passer, je suis dans un travail de rassemblement de données. Le commissariat est un travail très important car on passe le savoir, on propose un savoir, on donne une idée de ce qu’est un artiste et on entre très fortement dans l’histoire de l’artiste et dans ce qu’il a à dire. On essaie de comprendre où ça s’en va, quel est le nœud de la situation et comment ça se noue dans une histoire.
A. O. : J’entends dans ce que vous venez d’expliquer que c’est moins une posture de don, posture traditionnelle des femmes qui donnent, etc. Vous êtes davantage dans une posture d’accueil, dans un mode d’hospitalité, d’échange, et cela rejoint un peu ce que vous disiez à propos du travail que vous avez fait avec l’architecte : vous êtes à l’écoute des autres, vous accueillez leurs conseils et ensuite vous exécutez.
Je vais vous amener sur un autre terrain parce que vous êtes engagée dans une démarche de collectionneuse. C’est tout à fait important et intéressant puisqu’il n’y en a pas beaucoup dans l’histoire, des femmes qui ont collectionné des œuvres d’art. Quand on collectionne des œuvres d’art, il faut avoir des critères de sélection. Vous avez dit d’entrée de jeu que vous aviez collectionné des œuvres chez vous d’abord, à la maison, et quand l’espace est devenu trop petit, vous avez acheté La Poste. Quand vous achetez des œuvres d’art aujourd’hui, pour agrandir votre collection, comment est-ce que ça fonctionne très concrètement ? Qu’est-ce qui vous attire et selon quels critères choisissez-vous ? Le critère de célébrité, des critères esthétiques ? Comment est-ce que vous agissez et réagissez aux œuvres d’art ?
I. D. M. : Pour moi, ce n’est absolument pas ça. C’est à dire qu’acheter une œuvre d’art pour moi, c’est d’abord aimer une œuvre. C’est être ému par une œuvre. D’ailleurs, chez les artistes, je n’aime pas toujours tout leur travail, je n’aime que certaines œuvres qui me disent quelque chose à moi. Je n’ai pas une idée préconçue pour constituer une collection, je ne suis pas dans l’idée d’aller trouver des œuvres qui valent la peine parce que soi-disant, elles se revendront cher, elles vont se rendre quelque part, ou alors que c’est ce qu’il faut acheter à un moment donné. Bref, je me laisse guider par mon goût.
A. O. : Vous n’êtes pas restée Belge à ce niveau-là, puisque vous nous avez dit aussi qu’en Belgique, on achète ce qui est exposé car on sait que ça va valoir cher plus tard.
I. D. M. : Notez que l’artiste que j’ai vu qui avait ces trois étages à la galerie, je me suis précipitée sur une œuvre que j’avais envie d’avoir parce que je me suis dit que je voulais quand même avoir une œuvre de cet artiste, mais c’était une œuvre que j’aimais bien. Je n’achète jamais quand on me dit que je dois acheter, ou parce qu’on me dit que c’est bien. J’achète selon des coups de cœur. J’ai commencé par une collection d’œuvres sur papier. J’achetais à la Foire Papier à Montréal, des sérigraphies et, par hasard un petit Picasso par-là. Mais je ne désire pas faire une collection, ce que j’aime bien, c’est que la collection se fait au fur et à mesure que les artistes exposent et que j’achète des œuvres. Ma collection est éclectique et constituée de coups de cœur ce qui fait que je me reconnais dans chaque œuvre que j’achète et je sais pourquoi je l’achète, parce que c’est une partie de moi qu’il y a là-dedans. Quelque part je n’ai même pas envie de les vendre, ni de les donner à qui que ce soit, ni pour des encans, ni de les prêter. C’est vraiment très personnel en fait, c’est davantage l’artiste qui m’intéresse et son travail et son œuvre, que de collectionner pour collectionner.
A. O. : Ce n’est donc pas du tout pour des raisons pragmatiques que vous voulez acquérir une œuvre mais pour le lien que vous établissez entre l’œuvre et vos goûts. Dans le prolongement de l’idée de collection, les grands collectionneurs ont, à un moment donné, exposé leur collection. Est-ce que vous avez déjà eu envie de le faire ?
I. D. M. : Ça c’est sûr que c’est très engageant, d’exposer sa collection personnelle. J’y pense mais je n’en suis pas arrivée là. Je n’ai pas encore assez de choses à montrer. C’est vrai que ces derniers temps, je me suis dit que quand j’aime bien un artiste pourquoi ne pas avoir plusieurs œuvres de lui pour justement avoir une certaine collection de cet artiste-là, pour que ça ait plus de valeur et plus de poids dans ma collection plutôt pour lui aussi. Parfois, je continue à acheter chez un artiste parce que je veux l’aider et au fond c’est bien car j’accumule plusieurs œuvres du même artiste.
A. O. : Juste une petite question par rapport à la collection, parce que ça m’intéresse beaucoup. Il y a un grand colloque qui aura lieu d’ailleurs en Belgique sur les collectionneurs et les collectionneuses l’année prochaine. Est-ce qu’on est capable quand on est collectionneur soi-même, de voir les lignes qui nous conduisent ? Vous avez parlé de coup de cœur, vous dites que vous achetez aux artistes que vous exposez à La Poste, mais est-ce que vous achetez aussi ailleurs, quand vous allez visiter une galerie ou quand vous retournez en Europe ? Voyez-vous des lignes de conduite ou des coups de cœur qui se poursuivent dans votre collection ?
I. D. M. : C’est-à-dire que tout le monde a son goût et achète selon son goût. Je ne cherche pas à acheter et à voir des expositions pour acheter, mais j’aime bien découvrir des œuvres d’art et acheter quand j’ai un coup de cœur. Je ne suis pas portée par l’idée de devoir avoir une grande collection. Comme Peggy Guggenheim, elle aimait les artistes, elle aidait les artistes, c’est quelqu’un qui chaque fois s’est trouvée devant des artistes extraordinaires et qui les a exposés. Ça c’est une mentalité que j’aime mieux que celle du collectionneur qui achète pour être sûr d’avoir et d’accumuler des œuvres d’art.
A. O. : Peggy Guggenheim, justement, elle aimait acheter et elle avait le flair. Elle avait l’amour de ces artistes et de l’art aussi et ça a rapporté gros finalement parce qu’elle faisait les bons choix.
I. D. M. : Elle a bien senti quels étaient les artistes qui étaient bons, c’est quelqu’un qui a beaucoup aidé les milieux artistiques de son époque.
A. O. : Tout à fait.
C. M. : Isabelle, je crois que ce serait intéressant de vous entendre sur l’accompagnement des artistes. Comment vous vous y prenez pour les choisir, quand vous les avez choisis qu’est-ce que vous leur offrez ? Comment se passe votre travail avec les artistes de façon concrète ? Bon, il y a aussi l’idée du livre mais on va attendre après. Comment vous choisissez et comment vous accompagnez les artistes ?
I. D. M. : Alors moi, j’ai fait de l’art expressionniste mi abstrait, mi figuratif et c’est ce que j’aime à priori. Donc les premières expositions que j’ai faites, ce sont des artistes que je trouvais par rapport à ce goût. Ensuite, quelque chose s’est développé, un savoir, une compréhension de ce qui se passe, des artistes qui sont bons autour de moi. De plus en plus, on en rencontre et chaque exposition amène d’autres artistes, qui sont parfois les amis de celui qui expose. Alors, je m’intéresse à eux, à ce qu’ils font et au fond ça fait boule de neige. Je n’ai pas toujours une vision à l’avance de ce que je vais exposer et je n’ai pas un créneau précis, vous savez, il y a des gens qui sont plutôt dans le minimalisme qui cherchent des artistes minimalistes et s’en tiennent à ça. Je me donne beaucoup de liberté dans mes choix et dans les artistes que je présente. Les seules lignes directrices que l’on peut voir sont un attrait pour le dessin, souvent expressionniste, souvent à partir du corps humain, et ce rapport personnel à la matière. Car je n’y arrive pas dans le conceptuel trop pur et dur, j’aime bien quand c’est bien vivant, quand il y a du dessin, quand il y a de la peinture, qu’on sent qu’il y a quelque chose qui se passe, que je rentre dans l’œuvre.
Lorsque j’approche un artiste, je vais le voir dans son atelier, je veux voir ce qu’il a comme travail, je lui parle et puis ensemble, on décide de faire une exposition. Tout ce travail se fait en partenariat avec l’artiste. À partir des premières discussions que l’on a ensemble, j’identifie une première sélection d’œuvres, puis je reviens avec une équipe de travail, et l’artiste donne son avis et ses intentions. On l’écoute et puis si ça convient, on commence à penser la sélection pour la mise en salle. On travaille avec deux architectes qui s’occupent de la scénographie et on établit un projet d’expo. On choisit quelle période on veut montrer et comment, à la lumière de ce que l’artiste veut présenter. On discute de ça avec lui et comme La Poste est grande, c’est sûr que sur trois étages, montrer un seul artiste, il faut qu’il ait du coffre. Il faudrait que je prenne un exemple d’artiste chaque fois, pour personnifier mon discours. Par exemple, Gilles Mihalcean, puisqu’il est actuellement exposé ici, quand on est arrivé chez lui, on a vu toutes les œuvres dans son atelier. Quand il nous a dit qu’il n’avait pas eu d’exposition rétrospective depuis l’exposition de 1995 au Musée d’art contemporain, nous nous sommes dit que nous devions reprendre l’œuvre à partir de 1995 jusqu’à maintenant et que l’on montrerait ainsi l’évolution de sa pratique. Comme on a trois étages, on a la place de le faire. On décide de l’exposition et on commence le travail où tout le monde se met en route. Tout le long du processus, on continue de consulter l’artiste : par exemple, on fait une proposition de scénographie puis on invite l’artiste à voir si ça lui convient ; on intègre ses commentaires et c’est ce que je trouve très bien dans le travail que l’on fait, c’est qu’on le fait de concert avec les artistes. L’artiste se sent entouré, il sent que l’on s’intéresse fondamentalement à son travail et que l’on cherche à comprendre vraiment ce qui se passe. Il est avec nous dans les démarches et il donne son avis, il est partie prenante du projet. Je ne pourrais pas faire quelque chose si l’artiste n’était pas heureux ou s’il n’était pas d’accord. Je ne veux pas lui imposer, je veux que ce soit un travail collaboratif et c’est pour ça que c’est passionnant. L’artiste s’occupe de ça avec nous et évidemment lui aussi ça l’intéresse. L’exposition est souvent un moment important dans leur carrière.
Un film sur un artiste, c’est le présenter de façon plus sensible car il peut parler et le public peut entendre son discours et sa vision. Les gens qui viennent aux expositions qui regardent le film, ils sont plus en phase avec ce qu’ils voient dans la salle après et ça jette un éclairage nouveau sur les œuvres. On comprend mieux l’œuvre quand on comprend la personne derrière. Nous parlons beaucoup avec l’artiste, on se rend donc compte de ce qui se passe mais les spectateurs qui arrivent, eux, ne savent pas très bien, il faut les introduire à l’œuvre. Nous faisons beaucoup de visites guidées, le personnel de l’accueil passe du temps avec l’équipe et avec l’artiste qui explique les œuvres et les choix de l’exposition. Ce savoir général sur l’œuvre et l’artiste est partagé aux visiteurs. L’artiste vient également tous les samedis pour rencontrer le public, il est partie prenante du projet, il fait aussi son travail quelque part.
C. M. : Pendant que vous parliez, j’ai pensé qu’à la fois l’artiste vous dit quelque chose sur son travail, mais aussi que vous lui tendez quand même un miroir… C’est-à-dire qu’il y a des choses peut-être qu’il n’avait pas vues avant que vous ne vous y intéressiez ; il y a quelque chose dans le processus qui vient donner à l’artiste une vision qu’il n’avait pas nécessairement de son art. [I. D. M. : On découvre ça ensemble] Si vous concevez les choses comme ça, il y a une démarche, il y a un élément de surprise pour l’artiste qui va se dire « je ne vais pas seulement exposer mon atelier mais je comprends quelque chose à travers le regard de l’autre » votre regard et celui de votre équipe. Est-ce qu’il y a des regards – ce n’est pas que je veuille des histoires – mais parfois les regards s’entrechoquent est-ce que parfois c’est impossible ou ça prend du temps cet ajustement entre le regard de l’artiste sur son œuvre et le regard de votre équipe sur l’œuvre de l’artiste ou est-ce que ça s’accommode toujours bien ?
I. D. M. : Bon, c’est un peu osé parce que moi, j’aime bien expliquer les œuvres. Parfois, j’arrive avec des explications, je vais prendre un exemple pour vous dire ça. Gilles, quand on lui parle de ses œuvres, il laisse tout ouvert. L’interprétation est ouverte. C’est quelqu’un d’extrêmement humble et pudique qui ne va pas donner le rébus et l’explication du rébus, c’est assez passionnant. D’une personne à l’autre, on voit autre chose dans une œuvre et peut-être que parfois, c’est comme si je voulais que ce soit absolument ce que je dis ou ce que je pense, mais il y a toujours une échappée. C’est comme un rêve, on ne peut pas donner une explication complète d’un rêve. Il y a toujours plusieurs sens, je compare souvent une œuvre à un rêve ou un rébus dont on voudrait comprendre le sens mais, ultimement, il nous échappe. L’énigme d’une œuvre, c’est assez passionnant. C’est sûr que ça surprend un peu l’artiste parfois, ça lui permet d’entendre un autre point de vue sur son travail dont il ne se serait pas rendu compte sans les conversations que nous avons eues. Il y a des artistes que ça intéresse intellectuellement qu’on arrive avec des explications, mais il y a des artistes qui ne s’intéressent pas du tout à ça, qui n’ont pas du tout envie de l’entendre. Chaque fois, on est devant quelqu’un de différent avec qui on sait jusqu’où aller, ou s’il n’y a peut-être pas à aller plus loin. Ça dépend de ce qu’on trouve et ce qu’on voit.
A. O. : C’est ce qui nous permet d’avancer. Vous semblez vous engager la plupart du temps, Isabelle, dans un véritable travail de collaboration, d’accompagnement, d’échanges, de discussion et d’écoute. En fait, toute cette démarche rejoint la pensée et la terminologie des éthiques du care. Mais au-delà de ces mots et des idées derrière, il y a aussi votre travail d’édition de livres ; je n’ai pas envie de dire que ce sont des catalogues d’exposition, ce sont des livres d’art issus du travail d’accompagnement et de collaboration que vous faites. Quelle est l’importance que vous accordez à ces publications ? Les faites-vous pour la postérité, tout comme les films que vous avez évoqués, ceux que vous faites avec les artistes et également les capsules disponibles sur le site web de La Poste ? Tout ce travail, il se fait dans le moment présent mais il s’adresse aussi à plus tard, forcément, n’est-ce pas ? En tout cas, quand je regarde, parce que je suis très sensible à la qualité de reproduction des œuvres d’art, il est plutôt rare de constater une telle attention aux artistes à ce niveau-là. Comment ça fonctionne et quelle est la place qu’occupe le livre dans votre travail ?
I. D. M. : Grâce au fait que l’on peut écrire et demander à des historiens d’art d’écrire sur le travail d’un artiste, on lui donne un sens, un poids, une signification à celui-ci, afin qu’on puisse le situer dans l’histoire et dans le temps. Je pense que ces publications seront importantes plus tard car, au Québec, on ne fait pas beaucoup de livres sur les artistes. On en fait quand ils sont très âgés, les musées le font, mais les galeristes ne font pas des très gros livres, ils le font après le décès de l’artiste en général. Je trouve que pour une promotion artistique, en Europe, il y a beaucoup de livres : les galeries produisent des livres, ça fait partie de la promotion, c’est comme une carte de visite. Moi ce qui m’intéresse et voilà pourquoi je continue c’est qu’au niveau intellectuel, c’est enrichissant. C’est super d’entrer dans le travail de l’artiste de cette façon. En trouvant différents écrivains, c’est un apport à la carrière de l’artiste pour qu’il puisse, plus tard, être répertorié avec un discours qui existera sous forme d’un livre de référence. Vous savez, je ne cherche pas à faire un livre de littérature très élaboré du point de vue stylistique ; ce qui m’attire dans ça, c’est qu’on puisse s’exprimer sur le travail de l’artiste et que cette subjectivité sorte, car d’une personne à l’autre, c’est différent et qu’ensemble, on puisse dire quelque chose.
A. O. : Mais vous faites un cadeau énorme aux artistes avec ces publications. J’imagine que les artistes doivent être très reconnaissants de s’engager avec vous et avec des historiens et historiennes de l’art dans un travail d’écriture et de réflexion. Est-ce que vous avez un exemple, car vous avez dit que pour les artistes, c’est comme une carte de visite ? À mon avis, un livre est plus qu’une carte de visite. Auriez-vous l’exemple d’un ou d’une artiste pour qui le fait d’avoir un livre a joué un rôle important dans sa carrière ?
I. D. M. : Louis-Pierre Bougie. Ça a pu relancer sa carrière.
A. O. : C’est important, relancer une carrière.
I. D. M. : Jean-Pierre Larocque, par exemple, avait étudié et surtout travaillé aux États-Unis. Son exposition l’a pratiquement fait découvrir au Québec. Il n’avait jamais rien eu, seulement un tout petit livre, avant qu’on produise et envoie sa monographie dans des musées. Il a 65 ans et c’est vraiment l’âge où tu peux dire que pour 20 ans encore tu peux être sur la scène artistique… Les livres impressionnent aussi les centres culturels parce qu’ils s’y retrouvent, ils regardent, ils lisent, ça leur permet de comprendre l’artiste et ça signifie qu’il existe quelque part sur la scène artistique. C’est un document de référence pour le comprendre.
A. O. : Oui, une preuve qu’il a existé et qu’il est reconnu.
I. D. M. : Je vous assure que pour les gens, ce n’est pas facile d’entrer dans l’œuvre d’un artiste et ce n’est pas évident pour le spectateur et le public de se rendre compte de ce qui se passe dans l’œuvre d’un artiste. C’est la raison pour laquelle on fait ces livres et ces films. Personnellement, quand je visite une exposition, il faut que je puisse étudier, voir un livre ou avoir un texte pour mieux comprendre ce qui se passe dans ce que je vois parce que sinon, je ne peux pas apprécier tellement en profondeur.
A. O. : Merci beaucoup pour cette première partie de l’entretien. Nous allons ouvrir vers les questions pour poursuivre le dialoguer avec vous, Madame de Mévius.
Question (François Maltais-Tremblay) : Je vous remercie d’abord de nous accueillir aujourd’hui. Puisque vous avez parlé de Louis-Pierre Bougie, je me rappelle d’une très belle exposition de ses œuvres à Baie-Saint-Paul. C’était un artiste discret, avec peu d’activités dans le milieu artistique, et dans votre publication, qui est très belle, il me semble qu’il y ait un lien entre le travail d’écriture de l’historien et l’atelier de l’artiste, comme vous venez de le mentionner. Pour la circulation postérieure, pour parler de postérité, les monographies sont un aussi un point de référence pour revoir, relire et reprendre contact avec l’œuvre d’un artiste, par exemple, de Louis-Pierre Bougie. Est-ce que cette expérience avec Bougie, qui était votre première exposition, a été pour vous particulièrement importante ? Comment se trace le rapport entre l’atelier de Louis-Pierre Bougie et par la suite, lorsque son œuvre a commencé à circuler ?
I. D. M. : En fait son œuvre a été commentée par Michael La Chance, un philosophe qui a une écriture plutôt énigmatique ; ce n’était pas le texte d’un historien de l’art qui raconte qui est Louis-Pierre, c’était plus philosophique et donc, il était plus difficile d’entrer dans ce livre mais malgré tout, il y avait un livre avec de belles photos qui avait un impact. Il fallait le lire et ce’était pas évident comme écriture mais c’est un beau livre parce que ça présente l’artiste et le situe intellectuellement.
Question (FrançoisMaltais-Tremblay) : Le rapport à l’atelier est fascinant parce que vous ouvrez finalement l’atelier au public en faisant migrer l’atelier dans un espace comme celui de La Poste. Pourriez-vous nous parler davantage de ce lien avec l’atelier de l’artiste et comment cette expérience avec Louis-Pierre était plus marquante pour vous ?
I. D. M. : En fait, on a un coffre-fort où l’artiste peut faire une mise en abyme de son atelier et donc chaque fois, on lui demande ce qu’il veut faire, s’il veut présenter une œuvre, s’il veut faire une œuvre pour cet espace, et on a souvent fait une sorte de reconstitution de l’atelier avec des photos du lieu et des objets du quotidien de la création.
Question (François Maltais-Tremblay) : Vous avez particulièrement parlé de l’atelier d’artiste qui regorge d’œuvres et vous disiez qu’en Europe, les ateliers n’étaient pas si plein d’œuvres.
I. D. M. : C’est vrai que Louis-Pierre avait plein d’œuvres mais il les vendait bien. Il savait très bien ce qu’il fallait faire et c’est quelqu’un qui a vécu de son travail toute sa vie. Il organisait des ventes d’atelier, des ventes de Noël et comme il travaille des gravures, il arrivait bien à en vendre. Mais quand même, c’est grâce au livre qu’il a pu aller à Baie-Saint-Paul et il a fait plusieurs expositions dans des centres culturels. Ça l’a incité à se remontrer, ça a redonné un sens à sa carrière et il a pu se montrer un peu partout dans les 10 dernières années, suite à son expo à La Poste.
A. O. : Si je peux prolonger la discussion, Isabelle, l’idée de l’atelier d’artiste est particulièrement intéressante chez vous à La Poste. Je crois que c’est la première fois que je vois ce genre de dispositif spatial : face à l’entrée principale, il y a au fond l’ancien coffre-fort de la poste et comme Isabelle vient de le dire, la mise en abyme de l’atelier de l’artiste se trouve là-dedans. C’est une idée absolument ingénieuse de permettre de réaliser ce petit bijou, un petit cabinet qui s’installe doublement dans l’espace d’exposition.
I. D. M. : C’est tout à fait personnel, c’est charmant parce qu’on toutes les petites choses du quotidien qu’il y a dans un atelier et l’artiste amène ce qu’il veut, c’est lui qui le fait. L’atelier d’un artiste est passionnant, il y a plein de choses à voir, à analyser. Par exemple, Jean-Pierre Morin avait toutes ses sculptures en petit sur trois ou quatre étagères, ce sont toutes les maquettes des grandes sculptures. C’était très beau et touchant, nous les avons intégrées à l’exposition ce qui a personnalisé vraiment l’exposition.
Question (Pascale Joubi) : J’entendais beaucoup de mots du discours du care dans vos réponses et en fait, j’ai aussi entendu un soin du spectateur. Avec le livre, vous l’amenez plus loin à comprendre, avec l’accès à l’atelier aussi, pour les amateurs d’art, c’est tout à fait extraordinaire, on n’a pas tous la chance d’aller dans l’atelier de grands artistes. Je me demande donc à quel point le souci du spectateur, si je peux le dire ainsi, fait partie de la conception du projet ?
I. D. M. : C’est dans le projet artistique, c’est à dire que l’on fait une exposition pour le spectateur. On se soucie de ce qu’il devrait comprendre, de ce qu’on veut faire et de notre vision de l’œuvre à exposer. Nos scénographes sont extraordinaires à cet égard. Anne Marie Matteau me dit « qu’est-ce qu’on cherche à faire ? Qu’est-ce qu’on veut montrer ? Quelle est l’idée directrice ? » Il faut que le spectateur soit introduit dans un monde et qu’il puisse comprendre ce qu’on cherche à lui montrer. Le fait de faire un livre et un film, ce sont en effet des manières de prendre soin du spectateur.
A. O. : Ça va jusqu’à l’accueil en bas, chacun est accueilli personnellement avec une brochure que l’on reçoit, ce n’est pas partout que ça se passe ainsi et mérite d’être souligné.
I. D. M. : Il est vrai qu’il y a un côté didactique auquel on tient parce que, quelque part, on a aussi envie que l’artiste s’y retrouve. J’aime bien que les artistes vendent. Je ne veux pas qu’ils soient là et qu’on profite d’eux, qu’on regarde leurs belles œuvres mais qu’ils ne peuvent les vendre parce qu’on n’est pas une galerie marchande. Alors, on fait les deux, il y a à la fois l’aspect muséal et le côté galerie. Nous acceptons de vendre et nous avons tout un arrangement avec les galeristes car j’essaie de faire en sorte que ce soit comme un prix que l’artiste reçoit.
C. M. : Est-ce qu’il y a un souci du collectif dans votre travail ? Est-ce que vous pensez le travail comme s’occuper d’un artiste, s’occuper du public ou est-ce que, c’était la question que je voulais poser par rapport à Montréal, vous avez dit: « Je n’aurais pas pu faire ce genre de travail en Belgique ». À Montréal, il n’y a pas beaucoup de livres ; il y a des choses bien et des choses pas bien à Montréal, c’est évident, mais par rapport au travail de soin, est-ce qu’il y a un soin de Montréal ou du Québec dans votre démarche ? Vous voyez ce que je veux dire ? Vous avez le droit de pas vouloir le théoriser aussi, mais je pensais aussi à votre intérêt pour l’art brut, est-ce que vous voyez un rôle qui n’est pas seulement auprès de chaque artiste, mais qui est peut-être plus grand dans ce que vous faites ?
I. D. M. : Non, mais par rapport à l’art brut qu’est-ce que vous voulez dire ?
C. M. : Parce que l’art brut est un art qui est souvent moins lié à un nom ou à un ego, à une personne. Je vois un lien entre ce qu’il pourrait y avoir avec l’idée de s’occuper des anonymes et peut-être de dire : je m’occupe des artistes mais en même temps je travaille sur des choses qui sont de l’infiniment petit.
I. D. M. : En fait, j’ai essayé mais ça n’a pas marché. (C. M. : Ça n’a pas marché ?) Je voulais exposer une artiste d’art singulier et le fait qu’elle allait devoir parler aux journalistes, qu’elle allait se retrouver dans une capsule vidéo (pour le site Internet), qu’elle allait devoir être impliquée de cette façon, elle a trouvé ça trop fatiguant, trop engageant et elle a eu très peur. Il faut être très délicat… Pourtant, elle a un très bon travail, qui est chez elle, qu’elle n’a jamais montré. Mais elle a eu peur de toute l’infrastructure et de ce que ça lui demanderait comme effort de répondre à des questions sur son travail. C’est ainsi que j’ai commencé, je suis allée la voir car je voulais comprendre et dévoiler son œuvre au public. Je me suis rendu compte que choisir un artiste, c’est aussi développer un rapport personnel et ça doit nous parler au niveau de la personne. Tous les artistes ne sont pas nécessairement adaptés et intéressés par le processus dans lequel on est engagés à La Poste. Je voudrais toujours faire quelque chose pour l’art brut à Montréal, mais je n’ai pas réussi à le faire à l’époque.
C. M. : De manière générale, il n’y a pas beaucoup de choses qui sont faites à Montréal pour l’art brut.
I. D. M. : Justement, mais il y a des galeries qui s’en occupent tout de même. Robert Poulin expose des artistes d’art brut et puis il y a Patrick Cady qui a fait son musée d’art singulier en Estrie.
J’ai l’impression que ce que je fais est plutôt très organisé … C’est un peu comme si je voulais absolument tout comprendre. Je m’intéresse à l’artiste, à ce qu’il a à dire et à toute l’aventure intellectuelle que ça comporte.
Question : Vous avez acheté en 2007-2008 et depuis le quartier a beaucoup changé... On parlait du spectateur et puis de l’atelier, donc de cet aller-retour entre l’atelier puis votre espace. Il y a ici – ce que j’appellerais l’espace du quartier – et la gentrification qui a été très rapide : est-ce qu’il y a des gens du quartier qui viennent à La Poste ? est-ce qu’il y a une dimension, je ne voudrais pas dire communautaire, mais est-ce que vous avez pu étendre d’une certaine manière, excusez cette formulation, les tentacules de La Poste de manière à ce que des gens du quartiers viennent et profitent du lieu ? Comment ça s’est fait au fil des années ?
I. D. M. : En fait, je remarque qu’il y a beaucoup de gens qui habitent dans le quartier qui viennent, qui sont des artistes, des écrivains… Donc, oui, ça existe. Ce qui se passe en revanche, c’est que, comme les constructions sont très récentes, on ne sait pas comment le quartier va évoluer. Derrière ici, c’est tout reconstruit, beaucoup d’appartements mais c’est plus impersonnel, alors que le quartier, à l’origine, est authentiquement montréalais. Mais oui, il y a tout un tissu urbain autour qui vient aux expositions.
Question (Hugo Gladu) : Justement, dans cette idée du local, je m’intéresse beaucoup à tout ce qui est forme urbaine, à quelle trace on peut laisser sur l’urbain, et je me demande quelle trace vous concevez que La Poste peut laisser sur le milieu urbain, artistique et muséal de Montréal ? On parlait tout à l’heure aussi d’un souci de didactique, d’apprentissage qui est important qui semble s’éclipser ou se mélanger un peu avec un souci d’interactivité et d’immersion de certaines autres institutions muséales, dont votre voisin, qui prend quand même beaucoup de place, L’Arsenal. Je me demande comment vous concevez la place de La Poste sur la scène montréalaise ?
I. D. M. : C’est vrai qu’il y a l’Arsenal à côté et puis la Fonderie un peu plus loin. Nous sommes dans cet axe-là et nous sommes répertoriés dans plusieurs circuits de galerie et de centre d’expositions à Montréal. Les gens qui vont à l’Arsenal viennent après chez nous et puis au moment de la Foire Papier, quand elle y était, il y avait beaucoup de gens qui passaient chez nous après. Il y a quand même une interaction entre tout ce segment-là de la rue Notre-Dame. Mais j’estime que La Poste est très différente de L’Arsenal.
Question : Je me demande comment on défend une vision plus didactique de l’art, pour en apprendre, accompagner et exposer un artiste plutôt que d’être dans le désir commercial d’interactivité qui est de plus en plus présent dans les musées nord-américains. Je ne sais pas si c’est comme ça en Europe aussi.
I. D. M. : Comment est-ce que je me situe par rapport à ça ? Ce que je fais comme type de travail est un peu plus classique : je m’intéresse plus aux artistes québécois sans chercher cet aspect d’exposition-spectacle plus commercial.
Question : Le travail que vous faites est plus complet aussi, avec le livre et le film sur chaque artiste, on a une meilleure vision de la place de l’artiste.
I. D. M. : Nous travaillons les uns avec les autres et avec les idées de chacun, ça forme une espèce de groupe, ou alors untel dit : « tiens on pourrait faire un film » ce qui déclenche une émulation de groupe. On travaille ensemble depuis huit ans avec certaines personnes, donc c’est assez fort comme lien… Le côté commercial disparaît un peu, bien qu’il soit quand même présent parce qu’il y a de la vente. Nous voulons montrer la recherche derrière l’œuvre, ce qu’un artiste a à dire Je voudrais aussi travailler avec des artistes à mi-carrière, ce serait dynamique parce qu’ils ont besoin, vers 45 ans, d’un coup de pouce. J’ai remarqué que ça marchait bien. On a eu Julie Ouellet qui a fait une exposition assez touchante et on a mis en scène son œuvre depuis le début de sa carrière, jusqu’à ses 45 ans justement. Nous avons essayé de faire vraiment un travail de fond. J’étais étonnée de voir le succès que cette exposition a eu parce que c’était tous des nœuds, très complexes, des emberlificotements et puis finalement, je cherche les nœuds aussi… (rires).
A. O. : Et à les défaire, non ?
I. D. M. : Je dis toujours que quand ça se noue, ça fonctionne. Ça doit se nouer pour qu’une œuvre existe. Je ne sais pas comment le dire, ça doit se nouer quelque part. Il faut qu’il y ait une forme de présence qui… qui se noue. Bon, c’est plus compliqué que ce que je suis en train de dire, parce qu’on entre dans la psychanalyse mais le symbolique, le réel, l’imaginaire, ça doit se nouer. Dans une œuvre d’art, c’est assez explicite. On sent quand une œuvre se noue et quand elle ne s’est pas nouée par rapport à sa signification. On le sent quand ça va dans tous les sens et qu’il n’y a rien qui se noue et donc qu’il n’y a rien qui se passe. Pour moi, quand ça se noue, ça se passe.
Question (Simon Harel) : Ça se noue aussi parce que vous faites lien, c’est votre travail et vous êtes très modeste dans la façon de présenter votre travail qui est à la fois ambitieux et totalement dévoué. Ça fait lien parce que vous le faites, parce que vous l’êtes : parce que le nœud, il ne se fait pas sans vous.
I. D. M. : Oui, d’accord.
A. O. : Restons peut-être sur ce joli mot de la fin : vous créez des nœuds, vous les rendez visibles et, surtout, vous les rendez disponibles dans cet espace qui est le vôtre, en présentant des artistes, en leur donnant du temps, de l’espace, un livre. J’ai envie de vous applaudir (applaudissements), Un grand merci, Isabelle, pour votre temps et pour ce partage d’idées.
I. D. M. : Je suis très contente que vous soyez venus discuter avec moi parce que j’aime bien parler aussi de tout ce travail, parce que ce n’est quand même pas si facile et puis on est un peu toujours pris dans le concret d’une exposition qu’il faut monter, etc. En tout cas, merci beaucoup à vous également.